Dans les plis rose-d’amour d’un pantalon merdoie

Il s’agit du Bossu Bitor. « C’est le grand jour », il se prépare : « bas de laine, un sac de sous… Son pantalon à mettre et : – La terre est à nous ! – » Suivent quelques détails quant à cette pièce de vêtement :

… Un pantalon jadis cuisse-de-nymphe-émue,

Couleur tendre à mourir !... et trop tôt devenue

Merdoie… excepté dans les plis rose-d’amour,

Gardiens de la couleur, gardiens du pur contour…

S’est-on jamais avisé que ces vers forment une merveilleuse explication du titre des Amours jaunes ? Ainsi du rose, de la tendresse et de l’amour, avec l’émoi d’une nymphe au bord de défaillir : tout cela est attendu, appartient à la tradition – mais le pantalon a pris au fil du temps la couleur équivoque du caca d’oie, et les Amours d’Ovide et de Ronsard aussi. Les plis de ce haillon retiennent cependant quelque chose de la couleur et de la forme qui furent, ils en sont même les « gardiens » et les concentrent d’une manière invisible : le rose-d’amour est plus vif que le pâle cuisse-de-nymphe-émue et le « pur contour » confine à l’idée. Si le jaune affecte les Amours, quand il est question qu’on « flue » des vers, qu’on « parle sous [s]oi » et que même on croise des « Rois pouilleux […] Clyso-pompant l’azur », non seulement leur couleur native ne disparaît pas tout à fait mais elle se réserve peut-être, concentrée, là où la lumière ne donne pas et où les mouvements du corps laissent des marques – dans leur usure.

​ Des amours bleues auraient été célestes. On pouvait les espérer aussi roses et tendres, rouges et passionnées, noires et fatales, blanches et pures ; n’étaient même pas exclus a priori le mauve, qui les auraient teintées de perversité, ou le vert enfantin. Le jaune seul du cocuage, de la prostitution, de la bile et de la fiente semblait à proscrire parmi toutes les couleurs possibles mais Corbière l’a choisi pour l’associer à un mot qui non seulement renvoyait au grand thème de la poésie lyrique mais, faisant résonner d’anciens titres, était devenu presque le nom d’un genre, celui par excellence auquel s’attache l’idée de lyrisme.

​ Il y aurait de la mauvaise foi à ne pas reconnaître d’entrée que c’est sur le terrain du lyrisme que s’installe Tristan Corbière et que l’ensemble se rapporte bien visiblement à une tradition. La division de l’ensemble en livres s’est déjà rencontrée dans Les Contemplations et Les Fleurs du mal qui, comme Les Amours jaunes, donnait son titre général à l’une de ses parties. D’évidence aussi nous lisons des vers, des alexandrins et beaucoup d’octosyllabes, des décasyllabes césurés 5 – 5 comme des chansons ; le poète respecte la rime jusque dans les alternances de genre habituelles et il manie le sonnet avec virtuosité. Certes il arrive qu’il l’inverse, ainsi dans « Le crapaud », mais l’inversion suppose une maîtrise et forme un hommage. De même, il se conforme si ordinairement à la règle de la césure qu’un vers comme « Qu’il vivait en concubinage avec des Muses !… », où l’accent principal porte sur la syllabe cu pour diviser concubinage en deux*,* doit faire délicieusement frémir un lecteur avisé ; mais la révolution n’est pas à la porte, on ironise seulement. Du reste, quand un alexandrin est régulièrement divisé en deux hémistiches d’égale longueur, c’est la possibilité que la syntaxe de la phrase ne coïncide pas avec la mesure qui constitue le vers et produit l’effet recherché : la logique propre à la contrainte du mètre veut que celle-ci s’exerce à mesure des infractions qu’elle permet – en l’occurrence, aussi longtemps qu’un alexandrin demeure identifiable. Le vers de Corbière n’est certes pas celui de Racine mais il n’a rien d’extravagant à son heure ; fortement accentué, parfois brisé, riche d’enjambements, surponctué, enclin à accueillir tous les jargons, il est d’inspiration hugolienne – si « heurté » soit-il, il ne tend jamais vers le dodécasyllabe et moins encore le vers libre.

​ Le volume porte son « humble nom d’auteur », dès sa première édition il est orné d’un autoportrait surprenant mais qui ne l’en représente pas moins et il s’y exprime très souvent à la première personne, à moins qu’il ne se présente de manière oblique à travers un personnage : « Pauvre garçon », « Déclin », « Le Poète contumace », « Un jeune qui s’en va »… Poésie lyrique donc, organisée autour d’un sujet qui se considère soi-même et qui s’exprime tantôt sur le mode de la plainte, tantôt sur celui de la colère ou du sarcasme, en invoquant parfois sa muse (dès le seuil du recueil) et la lyre qu’il n’a pas (« lavée » ou remplacée par un crayon). « Sérénade des sérénades » montre que le sort lui est visiblement contraire mais il rêve d’amours idéales, qui font l’objet de « Rapsodie du sourd » et du « Poète contumace » ; il lui arrive d’aspirer à entendre la « musique céleste » et s’il en vient à se confondre avec un crapaud, celui-ci est appelé « rossignol de la boue » – rossignol quand même… Enfin il convoque, poème après poème, toute une lignée dans laquelle, dès lors, il se situe même au titre de « renégat » : de Millevoye à Baudelaire, de Madame de Staël à Hugo. Tout cela l’assigne à un territoire connu, celui d’une poésie qu’on appellera post-romantique et sans doute plus exactement post-baudelairienne où croisent aussi Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, plus modestement Cros et Nouveau puis, quelques années plus tard, Laforgue.

​ Post-romantique est une position difficile et, pour Corbière, une condition qui définit tout un programme. Rarement poète se sera acharné, à ce degré, à définir sa tentative – dès le seuil d’un recueil adressé à sa voisine « la cigale », où il confesse qu’après avoir déjà « rimé, imprimé » il a trouvé sa Muse affamée : « Pas le plus petit morceau De vers… ou de vermisseau » en perspective. A la fin du recueil, au moment où il apporte à la même voisine son « honteux monstre de livre », les choses ne se sont pas arrangées puisque celle-ci lui lance : « Si vous chantiez, maintenant ! » comme si rien n’avait eu lieu, comme si l’écriture des Amours jaunes avait été nulle. Dans l’intervalle se seront succédé des pièces de formes et de tonalités variées qui présentent dans leur majorité la rare particularité de porter des titres qui ne renvoient pas à ce qu’elles évoquent mais à ce qu’elles sont elles-mêmes, au petit genre qu’elles illustrent – du sonnet à la litanie, de la chanson au rondel, de la lettre à la rhapsodie ou à l’idylle – comme pour attester que les parcourt une interrogation constante quant à leur nature.

Sitôt que, ayant cessé de parcourir le volume en désordre, on en commence la lecture, frappe le titre inattendu d’une première section porte un titre inattendu, « Ça », que reprend la première pièce en lui ajoutant un point d’interrogation. Une scène est supposée s’y dérouler à la préfecture de police, où le poète est sommé d’identifier l’objet que nous tenons entre les mains : « Des essais ? », « Etude ? », « Volume ? », « De la copie ? ». Pas davantage ; « Un poëme ? », « Un livre ? », « Des papiers ? », « Album ? » Pas davantage : il n’a jamais « essayé » ni « pillé », il a « lavé [s]a lyre », c’est à la fois « cousu » et « trop décousu ». « Bouts-rimés ? », « Un ouvrage ? », « Chansons ? », « Passe-temps ? » : non plus, ce n’est « pas joli », pas « poli », pas drôle… Quant à avoir « flué des vers… – Non, c’est heurté ». Ce qui n’empêche pas que ce soit peut-être « un chef-d’œuvre » : « Il se peut, je n’en ai jamais fait », répond-il au commissaire après avoir défini l’ensemble par une formule sibylline : « C’est, ou ce n’est pas, ça ». Existe-t-il au monde un objet qu’on ne puisse pas désigner comme « ça » ? A moins que cette déclaration ne renvoie simplement à l’idée que l’ensemble est, dans le meilleur des cas, identique à lui-même, accordé à des règles tacites qui ne valent que pour lui – ce qui se retrouve confusément dans sa désignation finale comme « monstre ». « Ça » n’aurait ni valeur anaphorique, contrairement à l’usage, ni même tout à fait cataphorique (ce qui serait du reste incorrect) malgré les apparences : nous nous trouvons face à l’une de ces formules tautologiques qui établissent la pure quiddité de l’objet, son identité à lui-même, sa conformité (sans référence : conformité absolue). Un peu plus loin, dans « Paris », c’est le mot « chose » qui apparaît dans une construction comparable sur le plan de sa signification : « POÈTE. – Après ?... Il faut la chose ». Où l’on doit probablement comprendre que ce n’est pas tout que de s’intituler poète ou d’être appelé tel ; encore faut-il que le mot soit exactement approprié, c’est-à-dire qu’il se rapporte à un poète – on n’en saura pas beaucoup plus sinon que cela ne va pas de soi.

Les Amours jaunes se consacre à l’exploration de ce problème, voire à son épuisement. Dans les conditions qu’on vient d’évoquer, il va presque de soi que les règles du discours ordinaire ne s’appliquent pas, ou guère, et que même la contradiction semble maîtresse du jeu. Elle conduit le mouvement paradoxal de cette première pièce et se déchaîne, un tout petit peu plus loin, dans « Epitaphe » où se déroule une longue liste d’attributs contraires du poète défunt. La restriction appliquée à chaque assertion y paraît vider immédiatement celle-ci de sa substance : qu’est-ce qu’être « Poète, en dépit de ses vers ; Artiste sans art. – à l’envers », ou même « Un drôle sérieux, – pas drôle » ? Ce dernier exemple suggère que Corbière manie la syllepse, qu’il heurte la signification du substantif drôle, qui désigne un mauvais sujet, à celle de l’adjectif associé à celui qui fait rire : pour le lecteur, une petite opération critique, consistant à dissocier ces deux acceptions, permet de réduire la contradiction apparente.

Il est un peu plus compliqué d’appliquer ce raisonnement aux deux précédents exemples à moins de poser que des vers ne suffisent pas nécessairement à identifier dans leur auteur un poète, ou bien qu’on peut être poète sans être l’auteur de vers a priori dignes de ce nom ; de poser d’autre part qu’un artiste, susceptible de produire de belles œuvres, ne se reconnaît pas forcément à son art, ce dernier mot entendu au sens de technique plutôt que connoté par l’idée de beauté – dissociation, encore. D’une manière implicite, au moins très elliptique, Corbière suggère la nécessité de redéfinir les termes de son métier. Il poursuit : la phrase « Ses vers faux furent ses seuls vrais » frotte l’une à l’autre deux significations de faux, renvoyant selon les cas à l’idée de dissonance ou à celle de contre-vérité tandis que vrai renvoie à ce qui est conforme à la réalité ou bien à ce qui est sincère – d’où comprendre que les vers boiteux du poète furent les seuls authentiques, ce qui éclaire rétrospectivement « Poète, en dépit de ses vers » et « Artiste sans art ». Le critère obliquement invoqué serait en effet celui de l’authenticité, opposée à la facticité que le poète déduit du respect des règles. De même, chanter « juste faux » n’est contradictoire qu’en apparence quoiqu’on y entende simultanément deux discours (ce qui est une marque de l’ironie) : chanter juste, c’est faire entendre des notes exactes, au contraire de chanter faux ; mais quand juste vient modaliser le sens de faux, on doit saisir que le poète ne fait que chanter faux, qu’il chante seulement faux, sans plus, ou qu’il s’en contente.

Se déclarer « un défaut sans défauts », où dissone l’emploi du même mot au singulier et au pluriel, revient à prétendre réaliser si parfaitement (« sans défauts ») un défaut qu’on se définit comme tel. Le dernier vers du poème, « Trop réussi – comme raté », renouvelle cette déclaration : réussi ne s’oppose pas à raté, en dépit des apparences, mais en précise l’extension, affirme que le ratage est complet et même plus que cela (trop). Mais qu’on ne s’y fie pas trop ! Quand Corbière ouvre « Décourageux par ce vers, « Ce fut un vrai poète : Il n’avait pas de chant », faut-il entendre que le « vrai poète » se définit par l’absence de chant ou bien, guidé par l’emploi souvent sarcastique de vrai, identifier dans la formule une antiphrase ironique ? Le vers 3 du même poème, « Peintre : il aimait son art – Il oublia de peindre », engagerait à opter pour la seconde hypothèse sans que se dissipe tout à fait la première : il peut se produire que l’ironie laisse un reste, comme un pli du pantalon de Bitor, où se réserverait quelque chose de la couleur perdue. Laisse un reste, au sens où sa formulation permet de tourner en dérision une proposition (ici : « c’était un poète ») tout en en maintenant quelque chose, ce qui contrevient aux règles de la logique formelle suivant laquelle il n’y a pas d’alternative au choix d’une assertion ou de sa négation. En multipliant ainsi les contradictions au moins apparentes, plus ou moins réductibles au terme d’analyses un peu serrées, Corbière exhibe le parti, conforme au vœu de singularité radicale qu’il exprimait par « C’est, ou ce n’est pas ça », de se soustraire au principe d’identité. Il paraît viser, non l’exclusion du tiers qui en découle, mais son inclusion ; il semble, en d’autres termes, s’être lancé à la poursuite de ce qu’on pourrait appeler un « principe différentiel » que l’exemple de la syllepse permet de préciser. Il s’agirait de glisser, à l’intérieur d’un mot ou même d’une proposition, voire d’un poème tout entier, comme une fine lame qui le dissocie de lui-même et fasse entendre simultanément son autre. Alors, comme l’écrivait Mallarmé dans Le Mystère dans les Lettres en réponse à Proust qui l’accusait d’obscurité, les mots se perçoivent « indépendamment de la suite ordinaire […], étant ce qui ne se dit pas du discours »1. S’applique une règle singulière suivant laquelle « un balbutiement, que semble la phrase » au premier regard, dans un second temps qui est celui d’une lecture appropriée, poétique, « se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions »2.

Rien là, par conséquent, qui contrevienne à des pratiques mais une concentration extraordinaire de procédés qui appartiennent au système de la poésie, voire à sa définition. En régime lyrique, les jeux rythmiques associés au découpage d’unités métriques (ici les syllabes, ailleurs les pieds ; au-delà les vers, les paires liées par des retours sonores, les strophes), à l’alternance ou la répétition (ainsi, les rimes) et au bouclage final (que signifie par exemple la couronne du sonnet) entrent en concurrence avec la syntaxe de phrase, la doublent, la détournent, de telle sorte que se réalise un sens qui ne se résorbe pas dans les significations locales : un sens qui ne s’épuise pas dans la logique du discours. Ce n’est pas seulement que les mots, comme l’écrivait Jakobson dans un article fameux, valent pour eux-mêmes autant qu’ils réfèrent à des objets du monde et que par conséquent le poème fasse coexister A et non-A. L’« hésitation prolongée entre le son et le sens » par laquelle Valéry définissait la poésie installe le lecteur ou l’auditeur de vers en Cratylie, pays qui n’existe pas : ce que Mallarmé appelait « rémunérer le défaut des langues » consiste à retourner l’arbitraire du signe en nécessité, c’est-à-dire à confondre les plans distincts du discours et de l’existant – ce qui est, suivant les principes de la logique formelle, la source de tous les sophismes.

Il s’ajoute que les figures de style empruntées par la poésie à la rhétorique et justement appelées tropes sont autant d’invitations à se détourner de la littéralité d’un propos, voire les bases d’un contrat de lecture imposant de se transporter dans un autre univers que celui où l’on échange ordinairement des paroles. La métaphore doit être prise au second degré comme l’oxymore, la détection de la syllepse permet d’écarter les contradictions apparentes, celle de l’anacoluthe oblige à un réglage de la lecture, l’impression d’absurdité a priori inscrite dans la prétérition doit être surmontée, la métalepse et l’énallage admis comme des jeux… L’amateur de poésie est si bien accoutumé à ces mystères nombreux qu’il en a perdu conscience depuis bien longtemps, à moins que le poète ne surenchérisse et que la perplexité ne s’installe alors durablement. La surenchère peut être d’ordre divers, s’établir sur des plans multiples dont l’un serait celui de la quantité : Corbière multiplie ainsi les antiphrases, certes réductibles par l’identification de syllepses, au point que l’apparence d’entorses au principe de non-contradiction contamine la lecture et finit par dominer.

On peut s’accorder aussi sur l’idée qu’une forme contrainte engage à un ensemble non seulement de complications mais aussi d’infractions à des règles souvent tacites puisque le principe en est, et c’est pourquoi elle contraint, d’arrêter le cours habituel du discours afin de libérer de nouvelles virtualités de la langue qui, dissociant le sens de la signification, contreviennent à la loi du tiers exclu. Une autre forme de surenchère porte sur la pratique et l’adaptation d’usages si bien établis que, malgré leur dissidence par rapport aux normes du discours, ils ont fini par imposer leur logique parallèle. Mais, une fois établi que le sonnet est une forme convenue mettant en jeu d’autres ressources que celles du discours ordinaire, que dire d’un sonnet inversé ? A quel titre s’agit-il d’un sonnet ? d’un non-sonnet ? et qu’est-ce que serait un non-sonnet ? à partir de quand un ensemble de mots qui ne se présente pas comme la succession de deux quatrains et un sixain n’entretient-il plus aucun rapport avec le sonnet ?

Une réponse provisoire à cette question peut se fonder sur l’existence discrète d’une tradition du sonnet inversé, qui rend identifiable à la fois l’anomalie du « Crapaud » et son appartenance à ce genre très marginal que Verlaine illustrait en 1866 par la composition de « Résignation ». Si l’on accepte l’idée qu’un sonnet s’écarte des normes du discours ordinaire, le sonnet inversé constitue quant à lui un écart par rapport à un autre, un écart porté à la puissance, et il est moins aisément identifiable. Les choses peuvent encore se compliquer*.* Un sonnet dont le second quatrain est déporté à sa fin, après les tercets, porte le nom de « sonnet polaire » : Baudelaire en a composé un, « L’Avertisseur ». Mais qu’est-ce qu’une variation sur la forme du sonnet polaire, dont la forme est encore plus confuse que celle du sonnet inversé ? « La Pipe au poète », qui se trouve en outre faire écho à un sonnet des Fleurs du mal, se présente comme la succession d’un distique, d’un quatrain, de trois tercets et d’un quatrain. Le distique initial a une fonction d’introduction et le troisième tercet s’inscrit dans le fil des rimes marotiques qui scandent les six vers précédents ; mais qu’est-ce qu’un sonnet polaire rendu à peu près méconnaissable ? un « sonnet-auquel-il-serait-arrivé-malheur » ? On conviendra que ce genre est mal défini, non parce que le poète serait négligent mais au contraire à mesure de la virtuosité qu’il exerce. « La forme, en devenant habile, s’atténue » : c’est tout le paradoxe d’une telle virtuosité, relevé par Flaubert dans une lettre à Louise Colet, que l’évanouissement des marques de l’écart ou de la contrainte quand un autre écart ou une autre contrainte s’y ajoute, et puis une autre, et encore une autre… La visibilité d’une contrainte est inversement proportionnelle à sa rigueur ; Perec a rapporté, après la publication de La Vie mode d’emploi, qu’il était lui-même incapable d’identifier, sans consulter son « cahier des charges », les règles innombrables et incongrues auxquelles il s’était soumis. Il en irait alors du texte comme d’une solution homéopathique où l’agent actif a été si abondamment dilué qu’il ne demeure pas même à l’état de trace mais seulement de mémoire (structurante). On peut y voir aussi, retour au pantalon du bossu, comme une étoffe passée à l’état de « déjeuner de soleil » et « devenue merdoie », qui conserverait la couleur dans ses plis.

En faisant dire, au personnage qui « tient la corde » dans Les Amours jaunes, « j’ai mis là mon humble nom d’auteur », après qu’il a prié la cigale de prêter à sa Muse la rime en « elle » de Marcelle, son prénom, le poète s’est établi sur les terres de la poésie lyrique c’est-à-dire « subjective », telle qu’on l’entendait au XIXe siècle. Cependant il ne cesse de faire varier non seulement son moi mais des figures du poète, dans un tournoiement énonciatif vertigineux : à la première personne, à la deuxième, à la troisième, il convie des épithètes qui se font écho, comme pour attester qu’il est chargé de « trop de noms pour avoir un nom » ; aussi bien, déclare-t-il dans « Elizir d’amore » : « Répèterai tous mes rôles », ce à quoi il s’exerce dans « Grand opéra » par exemple.

Voilà qui s’accorde avec un paradoxe déjà exprimé dans « Ça ? », « ÇA c’est naïvement une impudente pose », et que reprend « Epitaphe » (« Son naturel était la pose ») en adoptant des italiques qui aggravent la pose en question au moment même où celle-ci est déclarée naturelle ou naïve. Dans le contexte métapoétique où s’inscrivent ces déclarations, il est difficile de conclure au défaut de spontanéité d’un individu exagérément timide : une manière de répondre à la question « What ? » pour un poète lyrique peut en passer, et en passe ici, par une manière de se présenter ; en l’occurrence, comme n’étant peut-être personne. On relisait ce vers un peu plus haut : « POÈTE. – Après ?... Il faut la chose ». Le long poème intitulé « Paris », qui suit immédiatement « Ça ? » et précède « Epigraphe » pour composer la première section de l’ensemble, se consacre à l’examen de quelques postures. « Nature ! – On est essayeur, pédicure, Ou quelque autre chose dans l’art ! » : l’interjection initiale est ironique puisque l’essai et le soin des « pieds » excluent la nature au profit d’attitudes clichées. « Le Parnasse en escalier » déploie sa longue théorie : « Les Dégouteux, et la Chlorose, les Bedeaux, les Fous à lier… L’Incompris qui couche avec sa pose », enfin « Le Naïf » qui « voudrait que la rose, Dondé ! fût encore au rosier », suivant le principe d’une naïveté complexe puisque dans la chanson la rose détachée de son rosier allégorise la perte de l’innocence. Baudelaire compte peut-être au nombre des « Dégouteux », le religieux Lamartine est certainement un « bedeau », Petrus Borel et les frénétiques ont ouvert la poésie à tous les « Fous à lier ». Quant à l’Incompris qui « couche avec sa pose », il peut être Corbière lui-même, comme « le Naïf » dont il s’agirait de rectifier l’erreur enfantine.

Le sonnet suivant, quatrième de la série, développe un dialogue qui rappelle les leçons de Lousteau à Lucien de Rubempré dans Illusions perdues :

J’aimais… — Oh, ça n’est plus de vente !

Même il faut payer : dans le tas,

Pioche la femme ! — Mon amante

M’avait dit : « Je n’oublierai pas… »

… J’avais une amante là-bas

Et son ombre pâle me hante

Parmi des senteurs de lilas…

Peut-être Elle pleure… — Eh bien : chante,

Pour toi tout seul, ta nostalgie,

Tes nuits blanches sans bougie…

Tristes vers, tristes au matin !…

Mais ici : fouette-toi d’orgie !

Charge ta paupière rougie,

Et sors ton grand air de catin !

Les quatrains du sonnet suivant s’enchaînent :

C’est la bohème, enfant : Renie

Ta lande et ton clocher à jour,

Les mornes de ta colonie

Et les bamboulas au tambour.

Chanson usée et bien finie,

Ta jeunesse… Eh, c’est bon un jour !...

Tiens : — C’est toujours neuf — calomnie

Tes pauvres amours… et l’amour.

Voilà donc un portrait du « Naïf », de l’amoureux nostalgique attaché à la fleur bleue appelée ne m’oubliez-pas. Le bohème lui fait la leçon, lui recommande des poses plus ou moins méphistophéliques après avoir convoqué trois gros oiseaux poétiques, le vautour de Prométhée, le pélican de Musset et le cygne de tout le monde, pour finalement lui donner le conseil de se tuer (« Fais de toi ton œuvre posthume ») ou de se survivre péniblement. La forme dialoguée semble rendre compte d’une division intime, mettre en regard deux postulations qui se combattraient en Corbière lui-même. Plus loin, « Gente dame » accorde une maîtresse à chacun des rôles du poète : celle qui paraît dans le titre aime un « galant » Renaissance, Frisette la grisette a son bohème, la marquise a son bravo, plus loin l’Ange joue à la misère avec son pauvre hère, une Béatrice caresse le front de son Dante, une « bonne fille » marche « au bras de son drille » et un « muguet » des plus coquets, certainement, supplie sa Bradamante. Bien sûr, on s’amuse.

​ Un rôle se précise dans « Un jeune qui s’en va », celui du poète romantique. Encore un personnage, à en croire la tournure indéfinie du titre, mais qui prend la parole du premier au dernier vers. Le poète va mourir ; il est d’abord question du printemps, d’une fenêtre, d’une pipe, d’une esquisse accrochée à la muraille, d’une petite Muse et de rêves pour demain, « quand j’aurai revu mes épreuves » : c’est la bohème de Murger, experte dans l’art de faire, contre mauvaise fortune, bon cœur… Soudain le jeune homme s’interrompt , annonce que « rien ne va plus », que les jeux sont faits : « A moi le pompon d’immortelle Des grands poètes que j’ai lus ! », s’exclame-t-il – grands poètes qu’il a « lus mourir » et qu’il va bientôt rejoindre, sous sa couronne funéraire. Se présentent Musset sous couvert de Rolla suicidé, Murger et « Beaudelaire » à l’hôpital, Lamartine pleurant sa fille, Hégésippe Moreau, Escousse et Gilbert phtisiques, Lacenaire au « goût anti-poitrinaire », enfin Byron « cassé par son rire, Son rire noble de lépreux » ; ne reste debout que Hugo, « Il n’en reste qu’un, celui-là ! » et l’enviable Chénier arrive plus tard, cygne qui succombe « Sous le couteau du cuisinier »… « Métier de mourir » ? « Mais non, la poésie est : vivre », proteste-t-il enfin, non sans savoir dans le meilleur des cas que nous, ses lecteurs, nous le « lisons mourir » à son tour. Comme un romantique.

​ La poésie romantique s’en est allée de la poitrine, Corbière prend congé de « L’Eternel Madame » – où Madame, ce qui justifie le masculin d’éternel, doit être pris en mention et non en usage et il désigne implicitement le poème comme un art poétique respectueux du programme énoncé par le blasé de « Paris » : « Châtre tes amours… l’amour – longueur ! Ton poumon cicatrisé hume Des miasmes de gloire, ô vainqueur ! ». Où il paraît essentiel que le poumon soit « cicatrisé », signe que le poète est passé à autre chose, qu’il arrive après… N’était que le romantisme insiste, ne serait-ce que parce qu’il s’est pernicieusement logé dans les entreprises touristiques qui condamnent par exemple à croiser l’ombre de Mme de Staël à Naples (« Veder Napoli poi mori ») et celle de Lamartine « à l’île de Procide » ; à sa façon piquante mais peut-être bien douloureuse aussi, c’est bien lui, style Musset, qui nourrit par exemple l’esprit des ironiques Sérénade des sérénades.

Une façon de s’installer, à la façon d’un bernard l’hermite, dans des formes ou des tonalités condamnées comme fossiles consiste encore à déléguer des vers à un personnage chargé de pleurer comme Lamartine ; c’est ainsi la fonction du « pilotin » de « Steam-boat » que de déplorer ou « déchanter » à distance l’éloignement d’une belle. Une autre : manier la prétérition ou ce qui lui ressemble, s’abandonner à la poésie du cœur sans en avoir tout à fait l’air. C’est le sens de l’excuse finale de « Frère et sœur jumeaux » qui, sans elle, passerait pour avoir été commis par François Coppée, le poète dont les dizains propres et émus réjouissaient si fort Cros, Rimbaud et autres Zutistes : « « Et j’ai fait ces vieux vers en expiation », conclut-il. On se souvient qu’il était question dans « Paris » de renier sa lande et son clocher à jour, avec les doux sentiments qui s’y nichaient… C’est ici « la femme que j’aimais » qui tient lieu de « Lousteau ». Voilà paraître un pauvre couple de vieux jumeaux à la fois ridicule et touchant, chacun exemplaire de :

[…] l’humaine créature

Qui végète loin du vulgaire intelligent,

Et dont l’âme d’instinct, au trait de la figure,

Se lit… – N’avez-vous pas aimé de chien couchant ?

Voilà un exemple de naïveté véritable ; les deux vieillards sont proches de la nature et de l’enfance, au plus loin des sophistications ordinaires aux vulgaires citadins. Ils installent même, lui jouant de la musette, elle écoutant benoitement un grillon, une poésie d’un âge révolu depuis longtemps, la bucolique, au cœur de la cité moderne. Le poète « sentimental », désireux de se raccorder à la candeur des premiers âges que signifiaient ailleurs la lande et le clocher à jour, est touché mais la froideur de sa compagne lui inspire une moquerie ambiguë :

J’eus le cœur de crier au vieux duo : Tityre !...

Voilà paraître Virgile dans une version non pas « moralisée » mais pour le moins « prosaïsée », à travers une exclamation burlesque et mordante. En invoquant sa volonté d’expier sa cruauté par un poème qui a besoin d’une telle excuse, ce vers désigne l’ensemble comme une espèce de verrue sentimentale posée sur la face des Amours jaune, autant qu’il en forme, simultanément, la justification. Demeure que (puisque l’ironie laisse un reste) le frère et la sœur dessinent dans le paysage parisien les contours d’une idylle en creux, celle que le poète ne vit pas avec sa railleuse maîtresse mais à laquelle il aspire : « Et je les regardais en pensant à l’amour… ».

​ D’une manière comparable, « Idylle coupée » présente un ensemble de saynètes parisiennes et printanières saisies sur le vif et données pour de possibles sujets d’inspiration pour « le poète de charnier » et « le peintre chiffonnier » « fouillant la pâture De leur art… à coups de grouins ; Sûrs toujours de trouver l’ordure. – C’est le fonds qui manque le moins ». Voilà qui nous éloigne beaucoup de la poésie poitrinaire mais la rage de Corbière se déchaîne encore : les noms de Manet et de Courbet sont bientôt pris dans la masse honteuse qui rassemble les « essayeurs de sauces, Pour qui l’azur est un ragoût » et les « Grands empâteurs d’emplâtres fausses, Ne fesant rien, fesant partout ! ». Il file la métaphore scatologique pour dénoncer la prétention réaliste qu’on pouvait imaginer substituable à la romantique :

Savates et chapeau grotesque

Deviennent de l’antique pur […].

Il coule une divine flamme,

Sous la peau ; l’on se sent avoir

Je ne sais quoi qui fleure l’âme…

Je ne sais – mais ne veux pas savoir.

La Muse malade s’étire…

Avant de mettre en scène la mort brutale du peintre fauché par un omnibus vert, le poète conclut par une invitation à voler faite aux « mouches et demoiselles », assortie de considérations d’un genre nouveau :

Le gouapeur vole un peu

D’idéal… Tout n’a pas des ailes…

Et chacun vole comme il peut.

Exit le réalisme, qui aura cependant permis l’esquisse ironique d’une idylle moderne : il n’est pas une alternative possible à la poésie subjective. En revanche sa mention aura permis d’établir, contre lui, la maxime suivant laquelle les créatures aptères peuvent voler aussi, à leur façon. Cette affaire nous ramène à l’affaire des oiseaux : voler reste un enjeu pour Corbière ou son autre, même et surtout quand tout paraît l’empêcher, et cet enjeu est strictement poétique.

​ On peut sourire ! Mais la question des ailes, ou plutôt de l’absence d’ailes, est d’importance et même de très haute importance dans Les Amours jaunes. Elle est du reste posée dès « Ça ? », quand le commissaire demande : « Du haut vol ? Du haut mal ? – Pas de râle, ni d’ailes ! » On se souvient que quelques gros volatiles, plus poétiques les uns que les autres, se montrent dans le recueil : le vautour, le pélican, le cygne, l’albatros, et puis aussi le petit rossignol. Le premier est en carton, le deuxième se perce le flanc en écorchant le chant du troisième, le quatrième est la proie d’une chauve-souris. Quant au dernier, il a précisément perdu ses plumes et ses ailes, il s’est transformé en crapaud et se cache désormais sous une pierre : « Vois-le, poète tondu, sans aile, Rossignol de la boue ». Toutes les figures que Corbière oppose au poète de la tradition (romantisme compris) sont ainsi des oiseaux sans ailes qui volent comme ils peuvent, d’humbles personnages peu touchés par l’idéalité mais qui « ont leur poésie » comme les Matelots à la « grâce native », à la « façon naïve ». Le poète contumace a « du plomb dans l’aile » et le douanier est appelé « Vieux oiseau salé du bon Dieu Qui flânes dans la tempête, Sans auréole à ta tête, Sans aile à ton habit bleu ». Quant à « la rapsode foraine » : « – Ça chante comme ça respire, triste oiseau sans plume et sans nid » ; on se rappelle un vers du « Crapaud » : « – Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre ». Le titre presque commun à la première section et à son premier poème, Ça, ne résonne pas si loin car « ça » (du « Crapaud ») chante aussi « Un chant dans une nuit sans air », « Un chant ; comme un écho, tout vif Enterré, là, sous le massif… ». Même, la question de ce que c’est que « ça » détermine toute la composition de ce sonnet à rebours où, et la chose est tout à fait exceptionnelle dans le recueil, le poète conclut qu’il s’est dépeint lui-même, « ce crapaud-là, c’est moi ».

Qu’on y regarde de près. Le « ça » du premier poème désigne manifestement l’ensemble des Amours jaunes et celui du « Crapaud » se rapporte au chant du rossignol à l’envers, avec cette particularité commune que son objet est indéterminé, que toute l’affaire est de l’approcher peu à peu au risque de malmener la logique. Ce chant qui résonne « dans une nuit sans air » est perçu d’abord tel un « écho », comme si une autre voix s’éteignait en lui ; il est associé à la terre, il suscite l’horreur et l’« œil de lumière » du « poète tondu » dont il émane est invisible – or cet « œil de lumière » était probablement la preuve du poète. Le chant et le chanteur s’effacent dans le mouvement même de leur apparition, « sous le massif » d’abord puis en allés comme s’en va certain « jeune » (« il s’en va, froid, sous sa pierre ») : la pierre évoque la tombe. Se dessine ainsi une tentative de saisie, de dénomination, d’appréhension de « ça » qui par essence se dérobe, enfoui dans l’ombre, indistinct, privé de tout (« tondu »), voué à la plus radicale humilité (humilité fait résonner humus, la terre en latin soit ce qui est le plus bas), déjà en allé, « son œil de lumière » indécelable.

Cette pièce éclaire en tout cas le singulier usage que fait le poète, à quelques reprises, du verbe déchanter. Déchanter, c’était au Moyen Age pratiquer le déchant soit l’ajout, à la voix principale, des arabesques d’une voix plus aiguë qui donnera naissance au soprano ; Corbière garde la trace de cette signification dans « Le Fils de Lamartine et de Graziella » où le poète est supposé, « sopran’ », avoir beaucoup « déchanté » le « nom d’amour » de sa bien-aimée. Corbière sous-entend, quand il désigne en même temps Graziella comme une « Lesbienne Vierge », que le chanteur était plus précisément un castrat… Cette signification se mêle à celle, familière, que nous exploitons aujourd’hui qui apparaissait déjà dans L’Etourdi de Molière, en rabattre de ses illusions, mais l’usage qu’en fait Corbière est presque toujours transitif : ainsi dans « Steam-boat » où le pilotin « déchantait sa fortune », ce qui signifie manifestement qu’il chantait son infortune ; dans « A un Juvénal de lait », il est question de vers « déchantés » et « soufferts », où le tour passif signale encore une construction transitive. Dans « Le Fils de Lamartine et de Graziella », enfin, une trace de la signification médiévale est conservée mais c’est également le sème de la souffrance qui colore le mot.

Ce n’est pas tout dans ce recueil où le poète non seulement multiplie les inversions mais use et abuse des préfixes privatifs que tantôt il trouve (dans dégoût, déformer, dédaigner, dédorer…) tantôt il invente (décourageux) : la dernière occurrence de déchanter, dans « La Cigale et le poète », le fait jouer avec chanter. Quand Corbière écrit « Le poète ayant chanté, Déchanté », il fait résonner les deux significations du mot précédemment examinées tout en leur ajoutant celle d’antonyme de chanter, employé sans complément*,* ce qui suggère aussi l’idée d’un écho. Le chant du rossignol inversé du sonnet inversé ne serait-il pas le produit de l’opération consistant, rigoureusement, à déchanter ? « Ça » est un écho, émanant d’un rossignol à l’envers bien caché sous les buissons, qui n’apparaît dans son « horreur » que pour disparaître sous sa pierre, tandis que l’« œil de lumière » qui le désignait comme poète demeure invisible ; et cet écho d’un chant qui serait peut-être véritable prend la forme d’un sonnet, forme stricte, ici mis cul par-dessus tête. Parfait accord, donc, figure parfaite où l’historia est doublée par la réalisation sensible de ce qu’elle narre, où le sujet et la forme également conçus à rebrousse-poil de la tradition lyrique, qu’ils conduisent à une limite, se motivent réciproquement.

​ Le retournement de la tradition lyrique que le romantisme avait confusément préservée s’avère la source des principaux motifs de la poésie de Corbière, à commencer par celui de l’oiseau dont la vertu, pour Banville comme pour Hugo, n’est pas seulement de chanter mais de voler, à moins que voler ne soit la transposition dans l’espace de chanter : la question est de s’élever vers le ciel, d’accéder par la voie poétique à un au-delà qui gorge l’espérance. Ce mouvement est aussi celui qui permettait au peintre de tracer, grâce à la perspective, un chemin de la terre où nous avons notre séjour à un ciel merveilleux qui l’ordonne en retour et au musicien, par le moyen de l’harmonie, de réduire les discordances apparentes. Dans ce vaste système symbolique qui, à l’heure de Corbière, est sur le point de disparaître, l’espérance est le principe poétique par excellence, de sorte qu’y renoncer marque l’aurore d’un nouvel âge qui balbutie encore. Baudelaire relevait ainsi que les tentatives héroïques de poésie en prose de Poe procédaient « d’un désespoir », Mallarmé clamait à l’oreille de Cazalis : « Je chanterai en désespéré », ce qui relève quasi de l’adunaton ; au seuil d’Une saison en enfer, Rimbaud écrivait : « Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine », dans l’idée qu’une telle opération pouvait être fondatrice. On aura bien compris que Tristan Corbière s’inscrit dans cette famille de « désespérés », ce qui détermine les formes poétiques auxquelles il recourt car « Chanter en désespéré » engage à porter atteinte à l’ordre, aux règles, au vers. Dans Les Amours jaunes, lui aussi énonce sa volonté, ou la nécessité pour lui, d’un pareil renoncement. « Laisser courre » contient ces vers où l’Espérance, élevée au rang d’allégorie comme chez Rimbaud, est malmenée :

J’ai laissé l’Espérance,

Vieillissant doucement,

Retomber en enfance,

Vierge folle sans dent.

J’ai laissé tous les Dieux,

J’ai laissé pire et mieux.

Il est plus irrespectueux encore, s’il se peut, dans Libertà : « Ho ! l’Espérance folle / – Ce crampon – est au clou. » Au clou, avec la lyre qu’il a « lavée » bien sûr… Court ici un souvenir de l’inscription placée par Dante au fronton de la porte de l’enfer : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » qui laisse une trace dans l’épigraphe de ce poème comme dans « Laisse courre » et « Veder Napoli, poi mori » (« […] ils sont là déclamant sur ma malle… Lasciate speranza, mes cigares dedans ! »).

On conçoit bien qu’il arrive quelque malheur aussi, dans ces conditions, à la couleur bleue ordinairement associée au ciel, au chant, à la poésie lyrique – Hugo, désignait Les Contemplations comme son « livre bleu » par opposition à Châtiments, « livre rouge ». Dans « Veder Napoli poi mori » sont déclinées et mises à mal toutes les nuances de cette couleur : « bleu perruquier », « indigo d’artiste », « Ne-m’oubliez-pas d’outremer », « bleu de l’éternel printemps », qui sert aussi à blanchir le linge ; on se souvient qu’il y est même question de « clyso-pomp[er] l’azur ». En même temps, le soleil est accusé de « ruolzer », c’est-à-dire de faire briller un or faux, ce qui forme aussi une explication du jaune adossé aux Amours du titre. Quelques mots de « Laisser courre » vont dans le même sens irrespectueux, qui font résonner en sourdine un art poétique nouveau : « J’ai laissé […] / Au ciel sa chose bleue. » Rimbaud exprimait à la même époque une préoccupation voisine dans « Alchimie du Verbe » : « J’écartais du ciel l’azur, qui est du noir » décrivait un travail subtil et précis, qui consiste à passer à travers le sème de ciel la fine lame, ironique, qui permet de le dissocier de sa version religieuse, quant à elle rapportée à l’obscurité et peut-être à la saleté.

On comprend bien que le vers, alors, s’inscrive dans un réseau métaphorique qui le relie au registre bas plutôt qu’au ciel, tout en s’y rapportant par défaut – à la terre, à la boue, à pire encore dans le contexte « merdoie » où mélancolique rime avec colique (dans « Paysage mauvais », qui convoque aussi le crapaud). Corbière ne néglige aucune ressource phonétique de ce mot, aucun calembour : « en vers » lui suggère immédiatement « et contre », ou bien il pense à la couleur de « vers trop verts » et encore au « ver solitaire » (« A un Juvénal de lait »). Il est aussi question des vers qui se tortillent sur les cadavres et dans les corps malsains ; dans Laisser courre on lit :

J’ai laissé toute chose

Me retirer du nez

Des vers, en vers, en prose…

Ou bien : des « vers Hexamètres faisaient les cent pas de travers dans la tête du « poète contumace ». D’une façon générale, composer des vers se ramène à une forme de diarrhée alexandrine ou octosyllabique exprimée, si j’ose dire, par l’image du flux. On se souvient que, soumis à l’interrogatoire du commissaire de police, le poète s’entendait dire « Vers ?... vous avez flué des vers » et répondait : « Non, c’est heurté ». Or le sens du mot s’infléchit et se précise à propos de Lamartine :

A l’île de Procide, où la mer de Sorrente

Scande un flot hexamètre à la fleur d’oranger,

Un Naturel se fait une petite rente

​ En graziellant l’Etranger…

L’Etrangère surtout, confite en Lamartine,

Qui paye pour fluer, vers à vers, sur les lieux…

– Du Cygne-de-Saint-Point l’Homme a si bien la mine,

Qu’on croirait qu’il va rendre un vers… harmonieux.

L’épigraphe du poème, où l’auteur de Graziella disait expier par « ces larmes écrites l’ingratitude et la dureté de [son] cœur de dix-huit ans » et implorait le pardon de ses lecteurs en leur nom oriente la lecture du « Fils de Lamartine et de Graziella » du côté d’une condamnation de la poésie du cœur, celle qui pleure. De fait les derniers vers confirment que c’est bien l’objet :

[…] on peut pleurer, à l’heure, avec des rimes pures,

Et… – pour cent sous, Signor – nommer Graziella !

Toutefois la démonstration de Corbière en passe par le recours à un réseau d’images, celui de l’écoulement, qui en appelle un autre… Fluer fait varier flot dans la proximité suspecte des « lieux » et la « mine » de l’homme qui semble devoir « rendre un vers… harmonieux » laisse penser à un dérangement intime. Alors le vers non pas « flué » mais « heurté », surponctué, constellé d’interjections et d’onomatopées, saturé de jargons, qui forme la signature de Corbière est un gage d’honnêteté (il ne marchande pas, lui !) autant qu’un remède à la poésie « poitrinaire » de qui on a « lu mourir ».

​ Il demeure pourtant quelque chose, et plus que cela, dans Les Amours jaunes, de la posture sentimentale, poitrinaire, de celui par exemple qui « s’en va » et même s’en est déjà allé : « Le Crapaud » définit un modèle paradoxal qui se retrouve, aux confins de la plainte du romantique et de la position de Rimbaud déclarant à Demeny, le 15 mai 1871, que « Je est un autre ». Ce modèle est celui de l’absent, examiné d’abord comme il est logique du point de vue de qui l’a vu disparaître, ainsi dans « Pauvre garçon » où c’est une femme qui prend la parole, une froide séductrice qui, au moins dans les tercets du sonnet, évoque une figure déjà rencontrée :

Est-il mort ?… Ah — c’était, du reste, un garçon drôle.

Aurait-il donc trop pris au sérieux son rôle,

Sans me le dire… au moins. — Car il est mort, de quoi ?…

Se serait-il laissé fluer de poésie…

Serait-il mort de chic, de boire, ou de phtisie,

Ou, peut-être, après tout : de rien…

On a déjà lu et constaté que le poète jouait tous les rôles, dont celui de qui se laisse « fluer de poésie » (par les yeux ou par le fondement ?), celui du « bohème de chic », celui de « l’Incompris » couchant « sous le zinc » pour oublier, d’où la mention du « mancenillier », celui surtout de celui qui « s’en va » de la poitrine et fait prendre la tuberculose « en grippe ». On peut se demander si la dame compose des vers, si elle s’est confiée à un poète ou si celui dont elle porte presque le deuil se serait relevé pour composer le sonnet.

Souvent, on est retenu par une interrogation de cette sorte. Le poète de « Laisser courre » écrit « Me suis laissé moi » ; celui de « Rapsodie du sourd » affirme : « Je suis là, mais absent ». Le cas le plus singulier est certainement celui du « Poète contumace », d’abord évoqué comme un personnage auquel est donnée la parole et qui paraît gloser sa propre absence, la disparition étant présentée bien paradoxalement du point de vue du disparu. Ce « poète contumace » compose une lettre destinée à celle qu’il aime, lettre qui semble posthume puisque l’aimée l’a déjà pleuré :

C’est à toi que je fis mes adieux à la vie,

A toi qui me pleuras, jusqu’à me faire envie

De rester me pleurer avec toi. Maintenant

C’est joué, je ne suis qu’un gâteux revenant,

En os et… (j’allais dire en chair). – La chose est sûre

C’est bien moi, je suis là – mais comme une rature.

Admettons que le poète soit un survivant ou bien même un fantôme – soit. Demeure une difficulté parce que, au terme de la longue lettre qu’il compose pour sa bien-aimée, la voix principale se lève pour évoquer cette petite scène :

Sa lampe se mourait. Il ouvrit la fenêtre.

Le soleil se levait. Il regarda sa lettre,

Rit et la déchira… Les petits morceaux blancs,

Dans la brume, semblaient un vol de goélands.

Comment pouvons-nous lire cette lettre que son auteur fait disparaître dans la brume avant que le poème ne se close ? Puisqu’aucune fiction ne soutient la possibilité qu’il pose le regard sur les strophes que pourtant il vient de lire, le lecteur bascule dans un autre monde, avec le poète : la métalepse, c’est-à-dire le franchissement du seuil du poème, en vient à contaminer l’univers dans lequel il évolue lui-même – disparition redoublée. Au moins le geste, consistant à déchirer la longue plainte déroulée dans la lettre du « poète contumace », n’aura-t-il pas empêché que celle-ci soit écrite, il aura peut-être même autorisé Corbière à s’abandonner à une sorte d’élégie : comme l’excuse qui referme « Frère et sœur jumeaux », cette dernière strophe installe dans le poème la logique subtile de la prétérition.


  1. Stéphane Mallarmé, Le Mystère dans les Lettres, La Revue blanche, 1er septembre 1896, Divagations, Charpentier & Fasquelle, 1897 ; Œuvres complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. II, 2003, p. 233.

  2. (#_ftnref2) Ibid.