Chateaubriand comparait la société de 1789 et 1790 « à l’architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique », et il l’assimilait « à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans le cloître des Petits-Augustins » en évoquant quelques tableaux curieux, parmi lesquels celui-ci : « Auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. » Cohabitent ainsi non seulement deux époques mais avec eux les deux mondes que sépare « le gouffre des révolutions » ; bientôt « le frac anglais » imposera sa coupe étroite et ses sombres couleurs à toute la société française du XIXe siècle, dont il deviendra l’uniforme et le symbole par excellence.
Si le port du noir a d’abord été mis à l’honneur en France, des siècles plus tôt, par le roi Charles le Bon, dont il manifestait la puissance et l’humilité tout ensemble, parce que les étoffes teintes à la noix de galle était luxueuses quoique dépourvues d’éclat, et accommodé en Angleterre au retour de Charles II, l’habit a traversé la Manche dans le sens inverse. Le mot « frac » qu’utilise Chateaubriand est l’altération de « frock », qui désignait la veste des ouvriers anglais, adaptée dans les années 1730 par les aristocrates amateurs de chasse et de promenades à cheval. Ces loisirs se généralisant, se généralisa aussi l’usage d’un vêtement muni de basques élégantes (le mot tailcoat, que traduit habit en français, est la réduction de swallowtail-coat et renvoie à la queue d’hirondelle) mais coupé court à l’avant pour libérer les cuisses : c’était affaire de confort et donc d’utilité, notions introduites d’Angleterre en France au même moment que la pièce de vêtement dont il s’agit. De la campagne, le tailcoat gagna la ville et la cour, où le roi Georges III mit à la mode le style du country gentleman, et il fut complété par le pantalon des sans-culottes.
La toilette du gentilhomme anglais connut son parachèvement sous l’influence de George Brummell, favori et mentor du futur Georges IV, aux yeux de qui l’élégance masculine devait résider dans la plus grande sobriété et qui mettait en avant la perfection de la coupe et le jeu des nuances au lieu du faste de la couleur et des ornements. Cet esprit s’accordait avec l’état nouveau d’une société apparemment plus égalitaire que naguère, qui en venait à donner le pas à l’aristocratie de manières sur l’aristocratie de sang – ce qui se réserve dans le mot gentleman. Barbey d’Aurevilly écrivait en 1844, dans Du dandysme et de George Brummell, qu’« il éteignit la couleur de ses vêtements, en simplifia la coupe et les porta sans y penser » et Théophile Gautier, tout en déplorant, dans De la mode (1858), l’effet d’« un costume si triste, si éteint, si monotone », définissait « la distinction » par « la finesse du drap, la perfection de la coupe, le fini de la façon et surtout le bien-porté de tout cela »,. La même idée se retrouve sous la plume de Stendhal, quand il souligne les progrès de Julien Sorel en matière de paraître : « Julien était devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espèce ; une fois sa toilette arrangée, il n’y songeait plus ». Une savante négligence est la règle moderne du « bien porter » mais elle rappelle l’une des catégories majeures présentées dans Le Courtisan, la « sprezzatura » ; ce vieux néologisme (qui se rencontre, du reste, dans le roman de Stendhal) désigne une attitude de souplesse et de légèreté, étroitement liée à la grâce, que Castiglione caractérisait en ces termes : « il faut fuir autant qu'il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l'affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d'une certaine désinvolture, qui cache l'art et qui montre que ce que l'on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser » ; le comble de l’art, en matière d’élégance, est de se dissimuler.
L’habit noir des Anglais s’est transporté en France dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, le comte d’Artois (futur Charles X) le portait déjà mais son exemple était encore isolé ; il s’imposa rapidement, en revanche, comme l’uniforme moderne du citoyen, à la suite de la Révolution, parce que s’exprimaient à travers lui à la fois un imaginaire et des idées sur le présent. Cet imaginaire est d’abord celui du deuil, qui semblait de mise au lendemain de la Terreur et dont le thème envahit les écrits relatifs à la société nouvelle. L’un des premiers, Balzac, dans le Traité de la vie élégante (1830), a identifié le passage d’une mode vestimentaire à une autre comme un événement considérable : « Du moment que la finesse et la grâce des tissus ont remplacé, dans le costume européen, la lourdeur des draps d’or et les cottes armoriées du Moyen Age, une révolution immense a eu lieu dans les choses de la vie » – où il n’est pas anodin que figure le mot « révolution ». Musset l’a énoncé avec plus de force au seuil de la Confession d’un enfant du siècle, en 1836 : « Qu’on ne s’y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible ; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions ; mais elle en porte elle-même le deuil, afin qu’on la console » et l’on connaît aussi une célèbre page de Baudelaire, datée de 1846 et relative à l’idée paradoxale d’« héroïsme de la vie moderne », où on lit que « cet habit tant victimé » est « l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel », « l’âme publique » s’exprimant dans « une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. » Pour les Goncourt aussi, en 1857, cette « livrée uniforme de désolation » signifie les funérailles de certaine « douceur de vivre » généralement associée à la pensée de l’Ancien Régime : « Exposition aux commissaires-priseurs d'une collection d'habits du XVIIIe siècle: habits pluie de roses, fleur de soufre, gorge de pigeon, et couleur désespoir d'opale et ventre de puce en fièvre de lait ; tous ces habits avec un tas de reflets agréables à l'œil, chantants, coquets, égrillards. Il avait inventé cela, le XVIIIe siècle, de s'habiller de printemps et de toutes les nuances riantes et de toutes les gaietés de ce monde. De loin l'habit souriait avant l'homme... C'est un grand symptôme que le monde, tel qu'on le voit aujourd'hui, s'est fait bien vieux et bien triste, et que beaucoup d'aimables choses sont enterrées ! » Une tristesse moderne s’exprimerait doublement par l’habit noir, tout ensemble fatalité nouvelle et symbole de cette fatalité.
A cette déploration s’en superpose une autre, par laquelle les modernes expriment l’idée d’un exil des dieux, d’un éloignement définitif de l’Arcadie ou de l’Eden originels où l’homme déployait heureusement sa nudité à l’heure sans ombre, sous le soleil de midi. L’habit noir serait l’étroite enveloppe obligée des « races maladives » d’aujourd’hui ; c’est lui qu’évoque encore Baudelaire quand il lance cette apostrophe : « O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques, / Que le dieu de l’Utile, implacable et serein, / Enfants, emmaillota dans ses linges d’airain » – on se souvient que l’utilité, au XIXe siècle, est d’abord une notion anglaise. C’est au nu antique que Gautier, dans l’article de 1858, compare lui aussi l’homme en habit, obligé de serrer son corps de batracien dans l’étoffe noire du siècle. Rimbaud se souviendra des vers de Baudelaire dans le grand poème ironiquement dédié à Banville*,* « Soleil et chair » : « Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste, / Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste, / Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,/ Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu, / Son corps olympien aux turpitudes sales. » Zola encore conçoit le naturalisme, en élaborant l’idée que « le premier homme qui passe est un héros suffisant », sur une telle base : « J’ai quitté Athènes, la patrie des dieux morts, et me voici dans Paris, la cité moderne, fiévreuse et savante. Sous le ciel gris et pâle, l’immense cité frissonne. Un peuple inquiet emplit les rues, muet, grelottant, pressé », lit-on sous sa plume dès 1866, dans Deux définitions du roman. Le moderne endeuillé pleure aussi les dieux, l’habit est le costume qui sied à l’homme abandonné à sa solitude terrestre.
Ces propos rejoignent une rêverie qui alimentait dès le XVIIe siècle la querelle des Anciens et des Modernes, relative non seulement à la prose et au vers mais aussi au dessin et à la couleur. Swift en avait rendu compte, dans The Battle of Books, en opposant à l’abeille ancienne, qui fait son miel de toutes les fleurs de la création, suivant le modèle de l’harmonie, la mélodique et moderne araignée, associée à la nuit et qui puise dans ses entrailles la matière vénéneuse et noire d’une œuvre répugnante, géométrique et maléfique, exempte de grâce. L’assimilation, par Du Bos, de la poésie en prose au dessin, par opposition au vers coloré, prenait sens suivant cette perspective générale dont se souvient Baudelaire quand il célèbre la « manière noire » de l’eau-forte, de la caricature et bientôt de la poésie en prose (abstraite au lieu de « pittoresque » comme celle de Louis Bertrand) : comme si, depuis plusieurs siècles, la modernité s’éprouvait comme le milieu d’un art consubstantiellement et étymologiquement mélancolique, qui trouve désormais son symbole dans l’habit noir.
Les récents bouleversements politiques portaient de plus à renouveler cet imaginaire du noir par une réflexion sur les enjeux démocratiques : Baudelaire y voit « l’expression de l’égalité universelle » et on lit dans Les Français peints par eux-mêmes, dans un chapitre signé B. Maurice et intitulé « La Misère en habit noir », que, « si on achète pour s’en vêtir les redingotes et les habits de couleur, on n’achète l’habit noir que pour s’habiller », il « tombe à l’état de simple vêtement », utile et par conséquent universel. L’habit noir est d’un bien moindre coût que les anciens brocards, ce qui le rend accessible à chacun ; son confort permet de le porter en toutes circonstances ; son austérité convient à l’âme bourgeoise soucieuse d’exhiber son sérieux et son honnêteté ; « par sa coupe simple et sa teinte neutre, relève Gautier, il donne beaucoup de valeur à la tête, siège de l’intelligence, et aux mains, outils de la pensée ou signe de la race » ; susceptible de s’user rapidement, il doit être périodiquement renouvelé par l’homme riche (c’est là que Balzac perçoit une « révolution » dans l’histoire du costume) mais son usure dénonce le « pauvre diable »… B. Maurice écrit : « L’habit noir, c’est l’habit le plus essentiellement français depuis qu’on ne porte plus en France l’habit à la française. L’habit noir, c’est celui que nous revêtons pour le mariage, le baptême et l’enterrement ; pour la présentation aux parents de la demoiselle, comme pour la visite de condoléance à la veuve. L’habit noir, c’est l’habit du solliciteur, comme celui du sollicité : c’est l’habit de tenue, l’habit habillé. L’habit noir, c’est l’habit de ceux qui en ont tant qu’ils en veulent comme de ceux qui n’en ont qu’un. L’habit noir, c’est aujourd’hui chez nous l’habit de luxe et l’habit de misère. » On saisit, ce qui renvoie assez exactement à l’état de la société française issue de la Révolution, que « l’expression de l’égalité universelle » n’exclut pas les distinctions et les nuances mais que l’utilitarisme anglais et par conséquent la tristesse (à en croire Musset et Stendhal, en particulier), se sont abattus sur tous.
Même Pierrot en viendra à troquer sa souquenille immaculée contre l’habit noir, comme il se vêtirait de chagrin ; aux courbes harmonieuses des gestes d’antan, se substitue du même coup une pantomime anguleuse et saccadée qu’incarneront Tombre et les bien nommés Happy Zigzags, dans le roman Braves gens de Jean Richepin (1886). Dès 1856, à la représentation de Pierrot bureaucrate, Gautier appréciera avec parcimonie le jeu de Paul Legrand dans ce costume : « Pierrot ! n'osant plus porter sa blouse blanche et ses larges pantalons ! Pierrot dans un habit noir ! Et quel habit noir ! élimé, serré, fripé par l'âge aux poignets, ses coutures noircies à l'encre : un parfait poème de misère respectable ! – Quand il s'assied, quel angle pitoyable font ses genoux ! Comme ses coudes sont pointus ! Quel regard noir est dans ce visage pâle et couvert de farine ! Voilà ce qu'est devenu le joyeux Pierrot de la pantomime. Pierrot a une profession ; Pierrot est employé. On lui a fait comprendre qu'un siècle aussi sérieux que le nôtre ne souffrira pas l'oisif ». C’est bien sûr l’habit noir râpé, le costume de misère que porte le nouveau Pierrot, qui hantera longtemps la scène des Funambules et d’autres : comme on se plaisait à le rappeler du temps de Deburau, Pierrot n’est-il pas tout le monde, et tout le monde n’est-il pas affligé du même deuil, non seulement pitoyable mais inquiétant ? Car une autre figure que Pierrot, plus mythique encore, endosse aussi l’habit : c’est Satan, afin d’attester comme l’écrivait Baudelaire que rôde partout dans la grande ville, moderne et abstraite, ce qu’il nomme « un Lucifer latent ». Félicien Rops donnera ses lettres de noblesse à ce nouveau Satan et Huysmans, lui-même l’inventeur d’un Pierrot noir, dans Pierrot sceptique, saluera de la sorte cette innovation : non plus « cavalier noir » ou « bouc », « son Satan, à lui, est bien moderne; il est un gentleman, en habit noir, un paysan, un Prudhomme immonde, et alors qu’il lui conserve sa forme hiératique, il l’emprunte, le plus souvent, aux Priapes et aux Termes, aux Satyres et aux Faunes, qui, de l’avis de tous les docteurs en diabologie, les Lancre et les Bodin, les Sinistrari et les Del Rio, les Sprenger et les Gorres, n’étaient autres que des troupes de démons ou de malins esprits. » Satan aussi est « tout le monde », la livrée de l’homme moderne lui sied bien.
Des résistances à l’empire du noir se sont donc naturellement fait jour, ne serait-ce que dans les milieux aristocratiques où l’habit bleu fut un temps préféré au noir : on en trouve trace dans Le Rouge et le noir, où le présent à Julien d’un tel habit par le marquis de La Mole est le signe indiscutable d’une élection. La révolte s’est exprimée chez les artistes, dans la bohème, avec un éclat particulier. Baudelaire fait état, dans le Salon de 1846, d’une époque où « les rapins s’habillaient en mamamouchis et fumaient dans des canardières » (les mêmes rapins ou poètes qui partagent toutefois à quatre, dans les Scènes de la vie de bohème de Mürger, le fatal habit noir…). Gautier, dans un des articles qu’il consacre au même Baudelaire en 1868, fait état du « genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée ». Des années plus tard, dans un entretien où il évoquera ses jeunes années, il tendra même à définir le romantisme par le rejet de l’habit noir et la revendication de la couleur (on pense à son gilet cerise de 1830, ainsi qu’au gilet vert qu’arborait Dumas à la première d’Antony), en comparant ses contemporains à des « hannetons trempés dans l’encre » : « il semble que, depuis la Révolution, le deuil soit de rigueur pour les Européens. Nos efforts sur ce point, en 1830, ont été vains, et l’habit noir a triomphé du romantisme ».
Le romantisme a assurément lancé la mode de ce que Mérimée le premier appela « la couleur locale », dont il importait bien qu’elle fût couleur, et les genres historiques, romans et drames, permettent d’échapper à l’empire de l’habit noir. Ironiquement Dumas, dans Antony qui fut le premier « drame en habit noir », énonçait un motif de ce choix par la voix du poète Eugène : « L'histoire nous lègue des faits, ils nous appartiennent par droit d'héritage, ils sont incontestables, ils sont au poète : il exhume les hommes d'autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions, qu'il augmente ou diminue selon le point où il veut porter le dramatique. Mais, que nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l'homme, on ne le reconnaîtra pas... La ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l'analogie trop intime ; le spectateur qui suivra chez l'acteur le développement de la passion voudra l'arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir ou d'exprimer à lui, il ne la comprendra plus, il dira : ‘C'est faux ; moi, je n'éprouve pas ainsi ; quand la femme que j'aime me trompe, je souffre sans doute... oui... quelque temps... mais je ne la poignarde ni ne meurs, et la preuve, c'est que me voilà.’ Puis les cris à l'exagération, au mélodrame, couvrant les applaudissements de ces quelques hommes qui, plus heureusement ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent que les passions sont les mêmes au XVe qu'au XIXe siècle, et que le cœur bat d'un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d'acier... » Musset portait plus loin la satire dans les Lettres de Dupuis et Cotonet, en célébrant ainsi le règne actuel des costumiers : « Que le costume soit juste surtout ! sans quoi c'est le tailleur qu'on siffle et ne taille pas qui veut de ces habits-là. Malepeste ! où en serions-nous si les tailleurs allaient se fâcher ? Car ces tailleurs ont la tête chaude. Que deviendraient nos après-dînées si on ne-taillait plus? Comment diriger ? Que dire de la reine Berthe, ou de la reine Blanche, ou de Charles IX ? Ah ! le pauvre homme ! si son pourpoint allait lui manquer! Qu'il ait son pourpoint, et qu'il soit de velours noir, et que les crevés y soient, et en satin, et les bottes, et la fraise, et la chaîne au cou, et l'épée du temps, et qu'il jure, et qu'on l'entende, ou rendez-moi l'argent! Je suis venu pour qu'on m’intéresse, et je n'entends pas qu'on me plaisante avec du velours de coton. Mais quelle jouissance quand tout s'y trouve ! Nous avons bien à faire du style, ou des passions, ou des caractères ! Affaire de bottes nous avons, affaire de fraises, et c'est le sublime. » Au drame romantique il oppose par conséquent la comédie en habit noir, suivant une préférence exprimée par Stendhal dans Racine et Shakespeare, dans les années où Gautier lui-même invente « le fantastique en habit noir », illustré par Arria Marcella et Jettatura.
Les écrivains libéraux, refusant de célébrer l’ancienne royauté, prennent ordinairement dans leurs œuvres, ainsi Stendhal ou Musset, le parti du contemporain et par conséquent de l’habit noir, dont une particularité peut séduire tout dandy : qu’il soit par définition assez étroitement serré, de sorte que Baudelaire le désigne comme une « pelure » et que Raphaël de Valentin, dans le roman de Balzac, l’identifie à sa peau, signifie certes le principe d’égalité mais marque aussi une forme de clôture de l’individu sur lui-même, une réserve, un quant-à-soi. Le port élégant de l’habit noir par Julien Sorel, Valentin (dans Il ne faut jurer de rien) ou le héros d’Arria Marcella est d’une élégance travaillée ; il constitue une revanche minuscule, une manière à la Brummell, suivant les fines analyses de Barbey d’Aurevilly, de manifester une « toute-puissance individuelle », de se placer « au-dessus des groupes sociaux », de se montrer « un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps » – bref, d’apparaître cette créature ô combien singulière quoique quasi indiscernable : un chevalier du dérisoire, un « héros de la vie moderne » retournant l’infortune contemporaine en titre de gloire.
Ce n’est pas là toutefois l’extrémité du dandysme. B. Maurice évoque avec quelque émotion l’habit noir râpé, celui dont « le soyeux sedan a bien perdu déjà de son éclat et de son lustre » : voilà le costume, par excellence, du « pauvre diable », l’étudiant, le journaliste, le bohème, l’artiste ; Maurice conclut « La misère en habit noir » par cette signature, où il se désigne précisément comme « ce pauvre diable, enfin, qui vient présenter son habit noir râpé à Curmer [le directeur de publication des *Français peints par eux-*mêmes] pour savoir si messieurs du comité de lecture voudront bien lui permettre d’en changer. » Il ne s’agit encore que d’une revendication qui allie le pathétique et l’humour ; le dandy, quant à lui, peut imposer un pli supplémentaire à cette attitude en râpant lui-même son habit ainsi que, selon Théophile Gautier, le faisait Baudelaire dans « l’intention de se séparer du genre artiste » par une toilette méticuleuse, « avec un cachet voulu de simplicité anglaise » : « Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman. » Paradoxe de la distinction, quand elle se radicalise : au lieu de se séparer manifestement du bourgeois par l’exhibition de la couleur, Baudelaire aurait exploité, de l’habit noir, une bien singulière ressource, le luxe consistant ici à exhiber le dénuement, à tracer de la différence une ligne à peine perceptible qui est celle de l’ironie. Barbey consacre une note de Du dandysme et de George Brummel à cette excentricité : « Un jour même, le croirait-on ? les dandys ont eu la fantaisie de l’habit râpé. C’était précisément sous Brummell. Ils étaient à bout d’impertinence, ils n’en pouvaient plus. Ils trouvèrent celle-là, qui était si dandie (je ne sais pas un autre mot pour l’exprimer), de faire râper leurs habits avant de les mettre, dans toute l’étendue de l’étoffe, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une espèce de dentelle ― une nuée. Ils voulaient marcher dans leur nuée, ces dieux ! L’opération était très délicate et très longue, et on se servait, pour l’accomplir, d’un morceau de verre aiguisé. Eh bien ! voilà un véritable fait de dandysme. L’habit n’y est pour rien. Il n’est presque plus. » C’est encore d’invisibilité qu’il s’agit : non plus l’invisibilité, ici, de la différence mais celle de l’habit lui-même, qui manifeste sa divine splendeur en s’évanouissant et présente au malheureux philistin, curieux de comprendre mais évidemment moqué, une énigme insoluble et quelque peu féroce. L’affaire est d’interprétation, au moins d’appréciation de la beauté ou de la poésie qui se recueillerait dans l’absence évidente de poésie et de beauté : un enjeu esthétique n’apparaît alors qu’au « happy few » susceptible de reconnaître là, à défaut d’un objet à proprement parler, au moins un geste – un geste qui découpe l’air sans laisser de trace mais qui est la dernière expression d’une résistance. Ainsi Baudelaire et les dandies de sa sorte reculent-ils à l’extrême l’injonction paradoxale du Courtisan : quand l’art, à force d’art, s’avère strictement indécelable.
L’habit renvoie donc à l’œuvre. Dans tous les domaines il forme, pour les artistes qui refusent d’entretenir la nostalgie d’un âge révolu en affublant leurs personnages de pourpoints à crevés et de poulaines, un singulier défi. Les manières de le relever varient mais il s’agit ordinairement de se soumettre ironiquement à la loi malheureuse du siècle en la retournant et en exhibant, à l’adresse des êtres sensibles et de ceux-là seuls, une forme invisible et souverainement vaine de grandeur, désormais et définitivement détachée des valeurs aristocratiques que l’Ancien Régime associait à l’idée de beauté ; on évoque ordinairement à ce propos « le réalisme », sans nécessairement percevoir l’ironie qui s’y infiltre – aucun éclat ne retentit mais il est alors assuré que le scandale rôde. L’enjeu, en matière de peinture, est bien sûr considérable et les discours abondent qui ressassent l’incompatibilité de la « pelure » des contemporains et du beau ; le propre des représentants de la modernité est, conformément à l’esprit dandy, de revendiquer la possibilité et même la nécessité d’un accord entre l’habit noir et l’art – un art soumis à des contraintes comparables à celles de l’élégance actuelle. Baudelaire avance que l’habit a « sa beauté et son charme indigène » ; que, même, « le peuple des coloristes » n’a pas de quoi « se révolte[r] trop ; car, pour être plus difficile, la tâche n’en est que plus glorieuse. Les grands coloristes savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris », ce qui coïncide avec l’idée bientôt exprimée dans une lettre de Flaubert à Louise Colet, le 16 janvier 1852, que « la forme, en devenant habile, s’atténue » : principe de la distinction invisible oblige, et Barbey l’a abondamment glosé, on s’achemine vers le système d’une œuvre « sur rien ». A la suite de Baudelaire, les Goncourt feront de Chassagnol, dans Manette Salomon, en 1867, le porte-parole de ce parti du drap, en évoquant la figure de Rembrandt : « Je sais bien, le costume, l’habit noir… On nous jette toujours ça au nez, l’habit noir ! Mais s’il y avait un Bronzino dans notre école, je réponds qu’il trouverait un fier style dans un Elbeuf. Et si Rembrandt revenait… crois-tu qu’un habit noir peint par lui ne serait pas une belle chose ? Il y a eu des peintres de brocard, de soie, de velours, d’étoffes de luxe, d’habits de nuage… Eh bien ! il faut maintenant un peintre du drap : il viendra… et il fera des choses superbes, toutes neuves, tu verras, avec ce noir d’affaires de notre vie sociale… » (Elbeuf est mis pour drap d’Elbeuf). Gautier enchaîne, un an plus tard, dans le même esprit : « Supposez Rembrandt face à face avec un homme de nos jours, en habit noir ; il concentrera la lumière prise d’un peu haut sur le front, éclairera une joue, baignera l’autre d’une ombre chaude, fera pétiller quelques poils de la moustache et de la barbe, frottera l’habit d’un noir riche et sourd, plaquera sur le linge une large touche de blanc paillé, piquera deux ou trois points brillants sur la chaîne de montre, enlèvera le tout sur un fond grisâtre, glacé de bitume. Cela fait, vous trouverez le frac du Parisien aussi beau, aussi caractéristique que le justaucorps ou le pourpoint d’un bourgmestre hollandais. » Encore Rembrandt, adaptant les techniques du clair-obscur au vêtement contemporain.
On sait bien en réalité, à l’heure où écrivent Gautier et les Goncourt, que ce « peintre du drap » existe, et il fait évidemment scandale : c’est Manet dont La Musique aux Tuileries, dès 1862, présente justement Baudelaire parmi une foule d’hommes en habit noir, sans visages, neutres et coiffés d’un énigmatique « tuyau de poêle ». Le Déjeuner sur l’herbe, où la nudité d’une femme souvent jugée laide (c’est la sinistre loi des corps modernes, « tordus » et « rabougris »…) a pour répondant le vêtement noir des deux hommes, sans qu’aucune anecdote ne justifie ce rapprochement (parce que, suivant une formule de Zola dans L’Œuvre, « ça n’a besoin de rien dire », sinon peut-être un définitif exil des dieux), a continué de creuser ce sillon : peindre l’habit noir, alors, c’est peindre la peinture elle-même.
La question n’en est pas moins littéraire aussi, comme peut l’indiquer la présence de Baudelaire sur la toile de Manet, et elle a été exprimée furtivement par le retour d’un mot, prosaïque, dans quelques discours. Ainsi Balzac, dans le Traité de la vie élégante, oppose-t-il « les élégants et le commun des martyrs » comme « les poètes et les prosateurs » et Gautier propose cette hypothèse que le corps vit « sous son vêtement prosaïque comme celui d’une statue sous sa draperie ». Lorsque Stendhal s’interrogeait quant à la possibilité d’un théâtre moderne, d’un théâtre « en habit noir », c’est la même idée de prose qui apparaissait : la comédie selon lui doit être écrite en « prose et vile prose » et l’on peut penser que Musset visait un objet comparable lorsqu’il concluait, de l’universalité de l’habit noir : « mais je dis qu’aujourd’hui, en France, avec nos mœurs et nos idées, après ce que nous avons fait et détruit, avec notre horrible habit noir, il n’y a plus de possible que le simple, réduit à sa dernière expression. » Le vers, qui se rapporte au système symbolique de l’harmonie et de la perspective, se distingue par l’ornement ; la revendication moderne et dandy dont il s’agit invite à identifier dans le contemporain une source nouvelle et singulière de poésie, que défendait Baudelaire dans sa fameuse lettre à Arsène Houssaye en exprimant le désir « d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé [que Bertrand] avait appliqué à la peinture de la vie ancienne » : « C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant ». La poésie dont il s’agit, peu sensible au non initié et en vérité bien choquante dans son principe, parce qu’elle consiste en une forme irréductible de défense de l’indéfendable, une forme de résistance, n’est pas tant celle de la prose que du prosaïque – poésie de l’habit noir.