Le Fumisme est à l’esprit ce que l’opérette est à l’opéra-bouffe, la charge à la caricature, le pruneau à l’eau d’Hunyadi-Janos1. Celui qui signe ces lignes est particulièrement fier de cette dernière comparaison. Qu’y a-t-il en somme de plus particulièrement fumiste que le pruneau qui se présentant sous les dehors les plus bénévoles renferme dans ses entrailles des révoltes inattendues ? L’homme d’esprit a vis-à-vis du fumiste une double infériorité […]. L’esprit demande à être payé sur-le-champ par des bravos ou de discrets sourires, le fumisme porte en lui-même sa propre récompense : il fait de l’art pour l’art. Afin de passer pour homme d’esprit, il suffit parfois d’être un âne couvert de la peau du lion ; pour être bon fumiste il est souvent indispensable d’être un lion couvert d’une peau d’âne. Dans le premier cas l’effet est direct, dans le second, il est une fois, deux fois, souvent dix fois réflexe.
Georges Fragerolle, « Le Fumisme », L’Hydropathe, 12 mai 1880.
La tâche s’annonçait rude pour les jeunes gens qui, entrés dans la carrière littéraire pour l’amour de Flaubert, serrèrent les rangs autour de Zola au lendemain de la publication de L’Assommoir. Après le maître à qui il dédiait son volume, Zola avait poursuivi, dans ce qui devait porter d’abord le titre de Simple Vie de Gervaise Macquart, le rêve d’un « livre sur rien », dont l’intrigue dessinât une ligne aussi pure que celle de l’horizon2, même si, l’influence de Germinie Lacerteux se croisant avec celle de Madame Bovary, il avait déplacé sa rêveuse héroïne dans le quartier de la Goutte-d’Or, entre l’hôpital et l’abattoir. La recherche stylistique se montrait dans son scandaleux usage de l’argot, débordant les dialogues pour envahir la description et le récit, et une même tonalité mélancolique y était sensible, ainsi dans l’évocation d’une mare d’eau colorée par les teintures ou celle d’un panier de linge peu à peu couvert de pissenlits. L’épisode de la noce, courant effarée à travers le Louvre, était même un pastiche de la célèbre scène du fiacre3.
Comment écrire comme Flaubert ? En composant la petite « élucubration antipatriotique »4 des Soirées de Médan, ils dénonçaient à sa manière la trahison de Sedan ; Boule-de-Suif et Sac au dos atteignaient à des cimes d’ironie glaçante. Lorsque Zola les engagea à composer chacun un roman afin d’établir solidement le naturalisme, ils s’évertuèrent à recommencer Madame Bovary : on pense à Une vie, bien sûr, mais Alexis, Hennique, Huysmans et Céard s’y exercèrent aussi. Si Madame Meuriot et L’Accident de Monsieur Hébert ne sont pas d’une ironie bien féroce, contrairement à En ménage et au très subtil Une belle journée, tous illustrent la thèse qu’on retrouve « dans l’adultère toutes les platitudes du mariage »…
Les plus avisés lecteurs du roman étaient bien conscients que recommencer Madame Bovary était une double gageure. Selon Baudelaire, Flaubert s’était lancé un défi en s’attachant, pour contrarier le lecteur, à une histoire nulle et elle-même parodique, à une terrible descente dans les profondeurs du lieu commun. Il imaginait même cette prosopopée du père présumé des jeunes naturalistes, occupé à exploiter les formidables ressources de la blague en élevant le réalisme à la puissance, contre le Réalisme. Exposé comme lui à la nullité d’une « société absolument usée, – pire qu’usée, – abrutie et goulue », son confrère avait « dû se dire » :
[…] comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d'école puérils, comme nous avons entendu parler d'un certain procédé littéraire appelé réalisme, – injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, – nous profiterons de la confusion des esprits et de l'ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l'aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s'échapperont des bouches les plus sottes5.
Voilà qui définit Madame Bovary comme une œuvre destinée à mettre à mal l’école dont elle paraît la fleur et dont la note principale serait burlesque6 : le principe consistant à imposer un tel style sur un canevas non seulement « banal » mais « trivial », en marquant l’ensemble d’une tension entre une forme de noblesse formelle et un contenu ignoble, relève du travestissement. Baudelaire poursuit, du reste, en appelant Emma une « bizarre Pasiphaé, reléguée dans l'étroite enceinte d'un village, [qui] poursuit l'idéal à travers les bastringues et les estaminets de la préfecture ». Un principe d’inversion serait donc à l’œuvre, dès le roman tenu pour fondateur.
La publication de L’Education sentimentale devait aggraver encore les choses : en inventant Frédéric Moreau et ses piètres camarades, Flaubert explorait l’envers de la bohème et continuait de railler le bourgeois au nom de cet axiome que « tout notaire porte en soi les débris d’un poète » que l’existence contrarie. Il ouvrait ainsi aux jeunes romanciers la désolante contrée des misères du célibataire mâle, cette sensitive exposée aux impitoyables hideurs du monde contemporain, et la surenchère ne se ferait pas attendre longtemps : tout admirateur de Flaubert, s’il était moins éclairé que Baudelaire, risquait d’être pris au piège d’une machine savamment agencée à son encontre par le romancier lui-même.
Quelques-uns pousseront très loin, après lui, l’exercice qui consiste à « raconter pompeusement des choses comiques », suivant un mot de Baudelaire, ainsi en exploitant avec gravité les gisements les plus ignorés des littératures académiques – il est vrai que Flaubert avait ménagé une discrète entrée à la colique dans Madame Bovary (« Tes coliques sont-elles passées, mon ange ? »)… Dès 1877, Huysmans donnait une note aiguë dans Sac au dos, réjouissante histoire d’une débâcle intestinale qui réfléchit celle de Sedan ; Monsieur Folantin, que son odyssée7 mène de charcuterie en marchand de vin, pour satisfaire le désir de manger une viande convenable, n’est pas épargné non plus par d’effrayants maux d’entrailles. Hennique contribua à l’opération, qui consacrait Benjamin Rozes au combat épique d’un bourgeois de province, aux prises avec un dragon intime appelé bothriocéphale – un ver solitaire. A la même époque, Alexis publiait « Une ruine », consacré à l’idylle d’une limonadière incontinente et d’un marchand de fromage. Si les deux derniers persévérèrent peu dans cette voie8, il est bien certain que Huysmans y trouva pour longtemps matière à jubilation : la lecture de sa correspondance avec Hannon et avec Céard convainc que les « divertissements naturalistes »9 n’avaient rien de marginal ; ils avaient du reste un expert en la personne de Gabriel Thyébaut, l’un des plus proches amis de Huysmans et Céard, qui s’illustra dans le milieu par la composition d’un irrésistible pastiche du dialogue du Sphinx et de la Chimère, intitulé Le Vin en bouteilles, et dont Gourmont lui-même crut longtemps qu’il était le chef d’orchestre inconnu de la symphonie naturaliste10.
Si les habitués de Médan s’amusaient et perpétuaient à leur manière l’esprit de « saint Paphnuce », il n’est pas bien certain que les plus jeunes de cette génération aient saisi la plaisanterie ; la colonisation des terres les plus obscures se poursuivit donc imperturbablement dans les années 1880 et donna lieu à quelques monstruosités, bien connues des amis de Zola : Maupassant fut appelé par Jules Guérin à préfacer Fille de fille, où l’on s’essayait à épuiser un thème déjà rebattu ; Céard céda, de même, à la demande de Bonnetain qui, dans Charlot s’amuse…, racontait avec componction l’aventure navrante d’un onaniste auquel n’est épargné aucun malheur ; de même, Alexis préfaça Chair molle en exprimant quelques réserves quant à un style chantourné, candidement posé sur le « canevas » d’une histoire de fille syphilitique dont le corps débordant finit sur une table d’autopsie (Marthe l’avait peut-être « inspiré »). A bon droit, Huysmans pouvait donc juger atteintes les limites d’une formule consistant à « fouill[er] des dessous de nombril » ; il se trouvait comme Durtal « au pied du mur » et l’expliquait par l’opacité de l’ombre que portait Flaubert sur les jeunes naturalistes. On le lit dans la préface d’A rebours où, après avoir présenté le roman moderne comme une « peinture de l’existence commune » dont l’auteur s’efforçait généralement, « sous prétexte de faire vivant, de créer des êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne moyenne des gens »11, il précisait :
Cet idéal s’était, en son genre, réalisé dans un chef-d’œuvre qui a été beaucoup plus que L’Assommoir le parangon du naturalisme, L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ; ce roman était, pour nous tous, « des Soirées de Médan », une véritable bible ; mais il ne comportait que peu de moutures. Il était parachevé, irrecommençable pour Flaubert même ; nous en étions donc, tous, réduits, en ce temps-là, à louvoyer, à rôder par des voies plus ou moins explorées, tout autour12.
Ces lignes tardives sont une variation sur une idée émise bien plus tôt à propos de des Hermies, en qui se rencontrent dans Là-bas des traits empruntés à Henry Céard et à Gabriel Thyébaut, « le type de l’écrivain qui n’écrit pas »13. Au reproche de cacher ses œuvres, le personnage répond mélancoliquement : « je me suis châtré l’âme à temps d’un bas instinct, celui du plagiat. J’aurais pu faire du Flaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui le débitent ; mais à quoi bon ? »14.
Quant à l’intéressé, il avait accueilli avec certaine perplexité, en 1879, un roman où il retrouvait quelque chose de sa propre manière : « Il manque aux Sœurs Vatard comme à L’Education sentimentale la fausseté de la perspective. Il n’y a pas de progression d’effet. Le lecteur, à la fin du livre, garde l’impression qu’il avait dès le début ». Il poursuivait par une mise en garde contre une tendance à retourner la rhétorique classique, au lieu de l’abandonner, qui avait trait au parti naturaliste du burlesque :
Ni les giroflées, ni les roses, ne sont intéressantes par elles-mêmes, il n’y a d’intéressant que la manière de les peindre. Le Gange n’est pas plus poétique que la Bièvre, mais la Bièvre ne l’est pas plus que le Gange. Prenez garde, nous allons retomber, comme au temps de la tragédie classique, dans l’aristocratie des sujets et la préciosité des mots. On trouvera que les expressions canailles font bon effet dans le style, tout comme autrefois on vous l’enjolivait avec des termes choisis15.
Où Flaubert semble reconnaître avec chagrin l’existence d’une « école Flaubert »16, dans laquelle s’observerait une manière d’anamorphose naïve de Madame Bovary et de L’Education sentimentale. Sans doute s’en ouvrit-il à Goncourt qui, répondant à Huysmans alors qu’il concevait la préface des Frères Zemganno, lui adressait un conseil voisin : « je crois que Germinie Lacerteux, L’Assommoir, Les Sœurs Vatard ont à l’heure épuisé ce que j’appellerais le canaille littéraire, et je vous engage à choisir pour milieu de votre prochain livre, une sphère autre, une sphère supérieure »17. Il est remarquable que l’expression de ces craintes, quant à l’exténuation de la formule actuelle, soit antérieure à 1880, annus mirabilis qui vit paraître Le Roman expérimental, Les Soirées de Médan et Nana.
Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtres médiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons et de champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète, si l’on était honnête et clairvoyant et, dans le cas contraire, aux plus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantes des redites18,
se dit Durtal, au début de Là-bas. Or, en 1882, Huysmans éprouvait pour lui-même la menace de la stérilité et du ressassement : des courses du peintre Cyprien Tibaille lancé, dans Les Sœurs Vatard, à la recherche de sites dartreux et pelés, il avait tiré la matière de Croquis parisiens, son recueil de poèmes en prose, qu’il raccordait bientôt dans En ménage, où le même Tibaille entend soigner son ami Jayant de la mélancolie en l’initiant aux beautés les plus lépreuses de Paris. D’En ménage, il avait tiré ensuite tiré A vau-l’eau dont il reconnaissait, en réponse à une remarque de Zola :
Votre observation sur la répétition de certains coins d’En ménage est juste – et je le sentais car j’ai renoncé à cause de cela, à étendre cette nouvelle que je voulais d’abord faire bien plus longue. Mais fatalement le sujet m’amenait à des situations déjà explorées dans mon roman. J’étais pourtant forcé de refaire le côté bonne, le côté ennui solitaire, dans Folantin – mais je crois que j’ai vraiment eu raison de mesurer parcimonieusement mes lignes et d’être le plus bref possible19.
Or c’est en écrivant « un pendant d’A vau-l’eau transféré dans un autre monde », soit en reproduisant encore « la répétition de certains coins d’En ménage, que Huysmans entend, semble-t-il, entrer dans les à rebours du naturalisme… A vau-l’eau s’organisait autour d’un personnage unique et relevait à ce titre du tour de force ; employé de bureau, ce raffiné dyspeptique luttait pour savourer des mets plus délicats que les filandreux biftecks et les roqueforts avariés qu’on lui présentait, et il collectionnait livres et tableaux dans la mesure de ses modestes capacités financières. De même, des Esseintes subit le délabrement d’une névrose et la ruine de son estomac l’éloigne durablement des nourritures consistantes. A s’en tenir à l’organisation générale, la nouvelle et le roman sont la même histoire mais d’évidence ils ne sont pas le même livre : en extrayant Folantin du livre dont il est le héros pour le transporter dans un autre où il a changé de nom et de condition sociale, sans avoir perdu aucun aspect de son tempérament, et où il peut aller au bout de sa névrose, Huysmans s’applique à lui-même le principe du « roman expérimental ».
« Pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne20 », qui fait ressembler certains écrivains « à ces malheureux des légendes allemandes qui sont condamnés à vivre pour toujours attachés au battant d'une cloche », Proust recommandait « la vertu purgative, exorcisante, du pastiche » ; il précisait : « un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire », suivant une formule dont il est savoureux qu’elle se rencontre pour la première fois dans le contexte d’une réflexion « à propos du style de Flaubert »21. Retenant du pastiche le jeu lucide qu’il instaure et qui se trouve aussi dans la parodie, burlesque ou non, on peut penser à la lecture de l’Autobiographie de 1885 que Huysmans a choisi un remède apparenté à celui-là dans A rebours (à sa date, le texte s’apparente à une réclame) : il y est en effet question d’une « pincée d’humour noir et de comique rêche anglais »22, double oxymore qui renouvelle les anciennes représentations de la mélancolie, après les « joyeusetés navrantes » rêvées pour Marthe et Sac au dos et dans le sillage du « grotesque triste » aimé de Flaubert. Techniquement, l’humour noir consiste dans l’imposition saugrenue d’une forme impassible, empreinte de dignité, sur un fond désolant et, de préférence, indigne ; il atteint de la sorte au comble du burlesque parce que, sans évoquer un texte antérieur qu’il travestirait de manière comique, il réalise au présent la réversibilité du ridicule et du sublime – alors que la parodie ordinaire tend à briser l’effet poétique, celle-ci au contraire pourrait le fonder.
La conversion de Huysmans a jeté rétrospectivement un voile opaque sur cette intention23 mais celle-ci se dégage avec netteté pour peu qu’on examine le roman comme un point d’aboutissement au lieu d’y voir, comme y invite surtout la « Préface » de 1903, l’origine de l’œuvre à venir. Son titre, du reste, y invite parce que, contrairement à A vau-l’eau, Là-bas ou En route, il ne paraît célébrer ce que Bloy appelait « l’épiphanie de l’adverbe » que faute d’un complément : à rebours est avant tout une locution prépositionnelle, en attente d’une expansion, qui peut prendre une signification spéciale si on la confronte au précédent à vau-l’eau sous lequel Huysmans déroulait une histoire inscrite dans le flux qui l’emportait au moins depuis l’invention de Cyprien Tibaille – c’est avant tout le courant naturaliste que remonte Huysmans lorsqu’il oppose à Folantin son « pendant ».
On se souvient qu’il se réjouissait rétrospectivement d’avoir dû prendre le parti de la brièveté dans A vau-l’eau ; il prit la même décision concernant A rebours, conçu d’abord comme « une assez singulière nouvelle », une « terrible nouvelle »24, « une fantaisie brève, sous la forme d’une nouvelle bizarre »25 qui devint bientôt « une sorte de roman-fantaisie bizarre »26, propre à faire « demander [son] internement immédiat à Charenton » – deux ans plus tôt, Flaubert évoquait la composition de Bouvard et Pécuchet dans des termes voisins : « Si je connaissais quelqu’un qui voulût faire un livre dans des données pareilles, je réclamerais pour lui Charenton27 ! ». Le chapitre XIV du roman faisant écho à bien des considérations littéraires qui se rencontrent dans sa correspondance de l’époque, on peut réciproquement se fonder sur lui pour essayer de saisir ce que le romancier entend par « nouvelle », en s’attachant aux œuvres de ce genre choisies par des Esseintes. Ce sont d’abord les Histoires moroses de Villiers puis ses Contes cruels, où il isolait une tonalité spéciale : « un coin de plaisanterie noire », « un bafouage d’un comique lugubre », la « poignante ironie » d’une « fumisterie grave et acerbe »28 qu’il retrouvait dans une petite œuvre de Cros, étonnante par « son humour pincé, ses observations froidement bouffonnes » ; une lettre adressée à Hannon au printemps 1883 désigne les Contes cruels comme « un précieux recueil, d’une fumisterie noire, souvent exquise ». On peut penser que la brièveté favorise aux yeux de Huysmans l’exercice d’un esprit grinçant : les nouvelles de Villiers aimées de des Esseintes relèveraient de l’art infiniment subtil de « désagréer au lecteur » ordinaire afin de réserver à quelques élus, ayant traversé la « couche suffisante d’intelligibilité » du texte, le privilège de goûter les délices du second degré. Il semble que Huysmans appréhende ce jeu comme poétique puisque, quelques pages plus loin, il installe « Vox populi », tiré des Contes cruels, dans le selectae de poèmes en prose de son personnage ; peut-être l’expression même « poème en prose », tendue comme « humour noir » dans deux directions opposées, est-elle pour lui la plus idoine à isoler un « principe poétique » de nature tout à fait singulière, qui consiste dans le tracé d’une ligne ironique, inscrivant dans le texte une différence intime : ce serait « le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague »29. On sait d’autre part qu’il s’enchante d’y trouver « à l’état d’of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives »30, ce qui suggère qu’il privilégie la forme narrative du poème en prose, peu distincte de la nouvelle :
Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures éparses dans l’univers, une délectation offerte aux délicats, accessible à eux seuls31.
Or une lettre adressée par Huysmans à Mallarmé, en novembre 1882, engage à penser que sa visée, dans l’écriture de sa « terrible nouvelle », était de cet ordre :
Je suis pour l’instant plongé jusqu’au col dans ma terrible nouvelle qui me donne un terrible mal et de recherches et surtout de vocables un peu rares. Comme consolation ça sera compris par dix personnes et ça fera un four égal à celui des Croquis parisiens, ce qui est un summum dans le genre ! – Car il a fallu pour que ce sacré livre fût épuisé le vendre avec un rabais, tant les acheteurs étaient d’abord peu pressés de tirer de jolies pièces d’or de leurs poches, pour se le procurer. Il est vrai que, plus que la poésie peut-être, le poème en prose terrifie les Homais qui composent la majeure partie du public32.
Huysmans pense donc, une fois de plus, à Flaubert quand il distingue le poème en prose de « la poésie », au nom de la terreur qu’il est susceptible de semer parmi les bourgeois : il s’agit que le prosaïque libère avec éclat sa « bizarre », sa « terrible », sa singulière charge poétique.
On saisit qu’il a donc ambitionné d’écrire A rebours comme un de ces poèmes en prose qu’il aime, soit le concentré ou l’of meat, le « suc cohobé » d’un roman destiné à quelques-uns. C’est du reste en ces termes qu’il en évoque les chapitres, vingt ans plus tard :
[…] chaque chapitre devenait le coulis d’une spécialité, le sublimé d’un art différent ; il se condensait en un of meat de pierreries, de parfums, de fleurs, de littérature religieuse et laïque, de musique profane et de plain-chant33.
Ces lignes s’accordent avec la description donnée du poème en prose au chapitre XIV, elles établissent qu’A rebours s’y apparente. L’image de l’extrait de viande avait cours dans le milieu où évoluait Huysmans puisque Henry Céard accueillait la publication de Bouvard et Pécuchet, en 1881, comme un exemplaire de « littérature Liebig34 » : curieuse alliance des nourritures matérielles avec les nourritures spirituelles, qui doit rendre compte à la fois de la « superbe et retentissante simplicité de l’œuvre » et du jeu qu’elle instaure avec les canons du roman – « pas de drame, pas d’intrigue », disait Flaubert. De fait A rebours s’apparente à Bouvard et Pécuchet, comme si une sournoise fatalité devait conduire Huysmans, alors qu’il s’éloignait du modèle de L’Education sentimentale, à pasticher involontairement le dernier roman de Flaubert, celui conçu à la façon du Dictionnaire des idées reçues, de sorte que le lecteur ne sache pas « si on se fout de lui, oui ou non »35 : un personnel pour le moins raréfié, une ruisselante érudition, une structure épisodique, l’absence d’intrigue à proprement parler, une navigation immobile de savoir en savoir, une tonalité burlesque36. C’est du reste ainsi que le lut Adrien Remacle : « Si c’est (comme je le crois pour la partie littéraire et artistique) votre Bouvard et Pécuchet, vous êtes plus dément et plus pourri que je n’imaginais37 ».
Or le choix de l’extraordinaire patronyme de Jean Floressas des Esseintes, dont la redondance sémantique et sonore produit un effet quelque peu comique, inscrit le thème chimique, et même alchimique, au centre de l’œuvre : la sublimation que tente Huysmans en composant A rebours a pour répondant, à l’intérieur de la mince histoire qu’il imagine, une comparable opération menée par son personnage, ce qui signifie que l’intrigue qu’il file se rapporte à ce qu’il réalise lui-même en la filant. En l’occurrence, et contrairement à l’auteur de Bouvard et Pécuchet, c’est avant tout le bouillon naturaliste que concentre l’auteur de cet « osmazôme ». A bien des reprises, Huysmans a souligné combien il relevait un défi formel en organisant son récit autour d’un personnage unique, qui lui-même fait l’expérience d’une solitude extrême. Le rétrécissement de l’espace aux quelques pièces d’une maison où déambule et geint cet être maladif, empêché d’entreprendre quoi que ce soit et qui écarte jusqu’à ses livres, est conforme à un rêve d’inspiration flaubertienne, que Zola exprimait dans sa recension des Sœurs Vatard :
On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement, l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées38.
A rebours se présente en effet comme l’étude d’une névrose où « rien n’arrive »39 que la succession de jours moroses, pendant une période réduite à quelques mois, et qui prend souvent la forme d’un recueil d’observations soigneusement documentées : a priori, donc, un roman d’extrême-naturalisme, tel que Zola lui-même, ni personne, n’en conçut jamais. Quelques lignes relatives au Satiricon valent pour une description de l’œuvre en cours et même pour une revendication d’appartenance au mouvement contemporain ; à la lecture de « ce roman réaliste, cette tranche coupée dans le vif de la vie romaine […] ; cette histoire sans intrigue, sans action », des Esseintes « entrevoyait dans le raffinement du style, dans l’acuité de l’observation, dans la fermeté de la méthode, de singuliers rapprochements, de curieuses analogies, avec les quelques romans français modernes qu’il supportait » 40.
Le rétrécissement de l’espace romanesque est mis en évidence par un jeu, d’inspiration naturaliste lui aussi, de travestissement de l’épopée*.* Dans Deux définitions du roman, Zola opposait la manière antique et la manière moderne, que Huysmans radicalise encore : au lieu de déployer sa rayonnante nudité sous le soleil de midi et de parcourir les mers, le héros moderne se serre frileusement dans son habit noir et trouve refuge au coin de sa cheminée, suivant une loi de rétrécissement qui se réalise ici, de la façon la plus spectaculaire, dans l’épisode du voyage en Angleterre. Qu’il agence sa salle à manger à la façon d’une cabine de bateau, d’où contempler par le hublot un aquarium où évoluent des poissons mécaniques, donnait la note d’entrée et une antienne se dessinait : « Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et l'imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits », « A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? ». Voilà qui s’accorde avec d’innombrables assimilations des déconvenues de des Esseintes aux assauts d’un océan hostile : en procédant de la sorte à la déflation systématique de la référence à L’Odyssée, qu’il avait déjà pratiquée dans A vau-l’eau, le romancier exploite au moins, d’une manière voyante, les virtualités du burlesque ordinaire au naturalisme.
« Des notes logiquement classées », rêvait Zola, et des « documents » : assurément Huysmans a entendu et il va loin41. Non content de limiter le personnel d’A rebours au seul des Esseintes et de confiner celui-ci dans quatre pièces, ce qui lui permet d’éliminer le dialogue, il tend à préférer même la liste à la description. Conçu à l’image de la maison de Fontenay-aux-Roses, le roman se présente en effet comme un « casier », suivant un mot de la tardive préface, comme une « montre » composée de mot, comme un ensemble de « vitrines » c’est-à-dire à la fois un catalogue et un panorama, un « minuscule panorama, peint sur des feuilles de bloc-notes », écrivait-il. La lettre à Mallarmé de novembre 1882 mettait bien en évidence une inversion du rapport habituel au document car on y lisait que sa nouvelle lui donnait « un terrible mal et de recherches et surtout de vocables un peu rares » ; lorsque la description tend à se réduire à la liste, comme dans l’évocation des fleurs ou celle de la Bodega, alors les mots paraissent ne plus résonner que pour eux-mêmes, poétiquement, tandis que les objets auxquels ils sont supposés renvoyer s’effacent. Il arrive, certes, que se déploie une description dans le roman, ainsi celle de Salomé ou celle de la Grande Vérole, mais elle contrarie toujours l’attente : Huysmans s’étant approprié le principe naturaliste de délégation du point de vue au personnage et ayant en l’occurrence élu un personnage enclin à l’hallucination, les descriptions d’A rebours sont généralement marquées par une touche fantastique.
Huysmans pousse aussi très loin l’invitation naturaliste à composer un roman « sans péripéties ni dénouement », et il exhibe ce parti dès sa Notice. Dans la lettre Sur l’origine des romans, le père Huet définissait les romans comme « des histoires feintes d’aventures amoureuses »42 et, quelques décennies plus tard, l’abbé Beaugeant écrivait du merveilleux pays qu’il appelait Romancie : « tout ce que j’en ai pu apprendre depuis que j’habite le pays, c’est qu’on y entre, dit-on, par la porte d’amour, et qu’on en sort par celle de mariage43 ». Ce que recouvre généralement le mot intrigue, quand il est question de ce genre, est en effet relatif à l’amour et l’on peut penser que, lorsque Huysmans ouvre A rebours par l’évocation du banquet célébrant l’impuissance de des Esseintes, il affirme du même coup son refus du ressort le plus ordinaire des intrigues. C’était déjà le choix de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, que d’exclure l’amour :
Les femmes y tiennent peu de place et l’amour aucune […]. Je crois que le public n’y comprendra pas grand-chose. Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés, mais j’écris à l’intention de quelques raffinés44.
Huysmans se souvient sans doute de conversations à ce sujet quand il écrit dans sa Préface ne pas s’adresser au lecteur qui « continue à savourer les hésitations de la marquise, allant rejoindre son tentateur dans un petit entresol dont l’aspect change suivant la mode tapissière du temps. Tombera ? Tombera pas ? »45. Il est probable que la même marquise inspirera à Valéry, grand lecteur de Huysmans, la phrase célèbre dans laquelle se résume pour lui l’inanité des romans. Or le thème amoureux ne détermine pas seulement la tonalité mais aussi la structure des romans traditionnels, conçus sur le modèle d’une quête empêchée ou contrariée ; son abandon signifie celui de « la fausseté de la perspective ».
La frêle histoire de des Esseintes est celle d’un homme qui subit le double déterminisme de la nature et du milieu. Aux premières pages du roman, il est présenté comme le dernier d’une lignée – non celle des Abencérages, quoique le souvenir de Chateaubriand flotte sur l’évocation d’une enfance « funèbre », ou celle des Mohicans mais celle d’« athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres » devenus, génération après génération, les compagnons équivoques du marquis d’O et du duc d’Epernon soit des mâles efféminés, continuant d’user « leur vigueur dans des unions consanguines »46. On peut naturellement raisonner en termes de décadence (le mot apparaît sur cette page) mais la décadence est d’abord, dans ce cas, une affaire d’hérédité malheureuse, de transmission d’une fêlure. Des Esseintes est un cas de ce que Zola appelle « hérédité en retour », puisqu’il présente le même aspect physique que son aïeul le mignon de Henri III. On apprendra plus loin qu’il souffre d’une névrose et même d’une diathèse, soit un ensemble de symptômes dont l’origine organique demeure mystérieuse ; en 1884, c’est généralement l’hystérie qu’on appelait de ce mot, ce qui suppose bien sûr, dans le cas d’un homme, une inversion qui est l’analogue de l’inversion du naturalisme à laquelle procède Huysmans – du reste, dans une lettre à Théo Hannon, il présentait A rebours comme un roman « pédéraste un peu »47, ce que confirme sa troublante aventure avec le tout jeune homme qui l’aborde près des Invalides. Bien sûr, l’héritage de des Esseintes vaut aussi pour celui de Huysmans qui, descendant de Flaubert et de Zola, tend à se portraire en « poète chétif »48 : l’impuissance sexuelle du personnage est l’analogue de l’impuissance littéraire éprouvée par son inventeur.
Des Esseintes se livre en outre à des expérimentations, ce qui permet d’inscrire à l’intérieur du roman l’« osmazôme » de quelques romans naturalistes. Ainsi encourage-t-il un ami à épouser sa fiancée parce que celle-ci a imaginé de s’installer dans un appartement conçu comme une rotonde, d’où l’obligation d’acheter des meubles courbes et la promesse, en l’absence d’une fortune, de désagréments ravageurs – voilà la réduction d’un roman comme Charles Demailly et Le Calvaire, consacrés aussi à « l’impitoyable puissance des petites misères »49 : on retrouve dans la formulation le principe de ce burlesque superlatif qui teinte A rebours. Dans le même esprit, pour se donner la joie de réaliser une terrible histoire qui atteste la puissance du « démon de la perversité », il entreprend d’éduquer, ou plutôt de contre-éduquer Auguste Langlois en le transportant d’un milieu dans un autre pour en faire un assassin et se réjouir, quelques années plus tard, de lire dans le journal l’annonce de son exécution : plaisir sadique, assurément, digne de l’auteur du Spleen de Paris, mais expérience naturaliste d’abord.
Surtout, des Esseintes agit sur lui-même quand il prend la décision liminaire de s’isoler, de s’arracher au milieu parisien qui l’oppresse pour élaborer un nouveau milieu où observer une heureuse évolution de sa maladie. Voilà donc une expérience dont il est à la fois le sujet et l’objet, ce qui présente le double avantage, comique, de la rendre à la fois radicale et impossible, parce que contradictoire dans son principe. Huysmans explore un paradoxe terminal du système (c’est encore l’un des sens de la locution à rebours), compliqué du fait que la disposition de lieu à laquelle se consacre le personnage, dans un mouvement d’inspiration à la fois jésuitique et naturaliste, ne soigne pas mais aggrave la névrose, jusqu’à l’obliger à fuir la thébaïde de Fontenay-aux-Roses. La cause en est facile à identifier : le remède qu’entend s’administrer des Esseintes n’est en réalité que le syndrome, l’expression symptomatique du mal dont il souffre, ce qui dessine un cercle vicieux.
La médecine expérimentale n’est pas le seul modèle scientifique cher aux naturalistes que Huysmans retourne dans le roman : tant sa fréquentation de Zola que sa proximité avec Odilon Redon, que la question passionnait, ont pu l’engager à s’intéresser aux théories de l’évolution et de la sélection naturelle de Darwin. Au chapitre XIII, dans un épisode démarqué du « Gâteau » de Baudelaire, lui-même démarqué d’une des Promenades de Rousseau, où il voit des enfants se battre, des Esseintes songe à « la cruelle et abominable loi de la lutte pour l’existence » et, dans un mouvement de compassion ambiguë, qu’« il eût mieux valu pour eux que leur mère n’eût point mis bas »50 ; se poursuit une réflexion sur l’étrange justice qu’établit cette loi entre les pauvres et les riches, au « corps plus débile et plus émacié ». Le roman est d’évidence consacré à un vaincu de la sélection naturelle dont la mort entraînera, impuissance et stérilité obligent, l’évanouissement de sa lignée : des Esseintes souffre de dégénérescence et c’est la logique de son mal qui le conduit à préférer à toutes des œuvres rares et spéciales, auxquelles la prémonition d’une mort prochaine donne un parfum exquis. Ses préférences littéraires le conduisent donc du côté des écrivains de l’Antiquité tardive :
L’intérêt que portait des Esseintes à la langue latine ne faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait, perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue51.
Or une note sur Barbey d’Aurevilly, au chapitre XIV, précise ce dont il s’agit. On lit que ses œuvres « étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu’il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastiques des vieux âges »52, par l’effet de « cette évolution de la langue qu’a si justement révélée Darwin », tandis que les ecclésiastiques du temps usent d’une « langue immuable » comparable à celle « que les descendants des Français établis au Canada parlent et écrivent couramment encore, sans qu’aucune sélection de tournures ou de mots ait pu se produire dans leur idiome isolé de l’ancienne métropole et enveloppé, de tous les côtés, par la langue anglaise ». Les sélections artificielles pratiquées par des Esseintes, à la manière des jardiniers qu’il admire, lui font justement privilégier les victimes, comme lui, de la sélection naturelle, ce qui fait une fois de plus jouer la curieuse logique des à rebours. Le romancier pouvait tirer de là un plaisir supplémentaire : la description du corps de Camille étalé sur le marbre, dans Thérèse Raquin, avait entraîné une surenchère dans la description des décompositions ; or la référence naturaliste à Darwin devenait ici le prétexte d’un facétieux transfert de ces pourritures, de la morgue au livre, du champ de la physiologie à celui de la grammaire.
Il n’est jusqu’au thème central de l’artifice qui ne doive introduire encore un jeu méta-poétique : des Esseintes ne fait-il pas son occupation principale de jouir d’imitations ? En elle-même, si l’on s’en tient au cadre de la fiction, la démarche doit bien sûr être rapportée à la névrose du personnage : cela lui donne la couleur pathologique, et par conséquent naturaliste, nécessaire. Il est toutefois bien vraisemblable que le romancier engage le lecteur à sortir de ce cadre lorsqu’il montre des Esseintes en train d’aménager sa chambre en cellule monastique tout en essayant de conférer à l’inévitable laideur d’une telle pièce un caractère « d’élégance et de distinction ». Voici quel but il poursuit :
[…] renverser l’optique du théâtre dont les vils oripeaux jouent les tissus luxueux et chers ; obtenir l’effet absolument opposé, en se servant d’étoffes magnifiques pour donner l’impression d’une guenille ; disposer, en un mot, une loge de chartreux qui eût l’air d’être vraie et qui ne le fût, bien entendu, pas53.
Une soie safran « imite » donc « le badigeon de l’ocre » ; des lames de bois d’amarante doivent « traduire le soubassement couleur chocolat » ; une tapisserie « de blanc écru » vient « simuler le plâtre » et « un tapis dont le dessin représentait des carreaux rouges » réussit à « copier » le « froid pavage de la cellule » ; « des places blanchâtres dans la laine » peuvent « feindre l’usure des sandales et le frottement des bottes ». Imiter, traduire, simuler, copier et feindre forment d’évidence un réseau qui renvoie généralement à l’opération mimétique de l’écrivain réaliste ; que les moyens auxquels il recourt soient luxueux rappelle la « langue splendidement orfévrée » du Satiricon et au-delà la logique dégagée par Baudelaire à propos de Madame Bovary : le paradoxe ironique du réalisme « réflexe » réside dans l’imposition d’un style sur un « canevas banal » et même dans le recours à un art si savant qu’il se dissimule lui-même au profit de l’objet éventuellement médiocre qu’il représente. On atteint à une forme de réalisme extrême, pensé sur un modèle voisin de celui des « fleurs naturelles imitant des fleurs fausses », qui porte la marque presque invisible d’un pli ; à cet endroit se rejoignent l’humour et la poésie. Au-delà, c’est l’écriture de cette curieuse imitation d’un roman qui prétendrait imiter la réalité qui est visée, c’est d’A rebours même qu’il est question.
Une station dans un fauteuil aura mimé un voyage outre-Manche ; un orgue à bouche produit une musique silencieuse ; un bonbon équivaut une étreinte, la grâce de l’artifice permettant de conjoindre les données les moins compatibles et même les plus contradictoires. Le comble est atteint quand un lavement se substitue à l’absorption de nourriture, « un étrange palais » prenant la place de la « réelle bouche » de des Esseintes. C’est alors l’exultation :
L’opération réussit et des Esseintes ne put s’empêcher de s’adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l’existence qu’il s’était créée ; son penchant vers l’artificiel avait maintenant, et sans même qu’il l’eût voulu, atteint l’exaucement suprême ; on n’irait pas plus loin ; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu’on pût commettre54.
Ce passage plusieurs fois « réflexe », qui se donne pour un terme infranchissable puisqu’il glose le couronnement de l’existence de des Esseintes et par conséquent du roman, est en effet une cime. Le chapitre précédent s’ouvrait par un exposé sur le sustenteur, auquel des Esseintes recourt d’abord pour soigner sa dyspepsie : soit un pot d’étain dans lequel mijote un morceau de bœuf jusqu’au point où il libère ses sucs, sous la forme d’un « jus bourbeux et salé »55 qui est très précisément un extrait de viande. Au seuil du chapitre XV, des Esseintes doit renoncer à son sustenteur en faveur d’un « magistral instrument », le clystère56, par lequel lui est administrée de la peptone ; or la peptone est elle-même un of meat, plus concentré qu’aucun Liebig puisqu’elle résulte de l’hydrolyse de la viande ; elle se dilue dans la seconde ordonnance du médecin en « thé de bœuf ». Entre l’épisode du sustenteur et celui du clystère se trouve celui relatif à la littérature contemporaine, où Huysmans affirme son goût pour la « succulence développée et réduite en une goutte » qu’il trouve dans le poème en prose ; on se souvient qu’il reprenait l’image, vingt après, pour caractériser la totalité d’un roman dont chaque chapitre « se condensait en un of meat ».
D’où déduire par transitivité, étant établi que le livre et le lavement à la peptone sont également des of meat, l’ahurissante possibilité que le lavement à la peptone soit ici élevé au rang d’idéal poétique, réalisé par ce livre afin que Huysmans guérît de son intoxication naturaliste. Extraordinaire médecine !
Voir Paul Alexis, Emile Zola. Notes d’un ami, Charpentier, 1882, p. 108-109 :« — II me faudrait quelque chose de très simple ! soupirait-il. Devant nous, à perte de vue, les vagues au soleil faisaient danser des étincelles. Le ciel, au-dessus de nos têtes, se creusait tout bleu. Et, comme aucune nuée n’épaississait l’atmosphère, là-bas, entre la mer et le ciel, la ligne d’horizon s’arrondissait en une immense courbe, très nette. — Tenez, me dit-il tout à coup en me désignant du doigt cette ligne d’horizon, il me faudrait trouver quelque chose comme cela… Quelque chose de tout à fait simple, une belle ligne allant tout droit… L’effet serait peut-être aussi très grand. »
La marque de Flaubert y était assez repérable pour que George Moore écrivît : « Dans le domaine des âmes, Gervaise est la plus belle réussite de Zola, et c'est pourquoi je place L'Assommoir au-dessus de ses autres livres. Quand il écrivit ce roman, Zola, plus qu'il ne l'avait jamais été, et plus qu'il ne le serait par la suite, était un élève de Flaubert. Le livre est entièrement écrit à la manière de Flaubert, avec de petites phrases enlevées par l'épithète picturale », Impressions and Opinions, cité par Georges-Paul Collet, George Moore et la France, Droz, 1957*.*
Lettre de Flaubert à Maupassant, 2 janvier 1880 ; Correspondance, éd. J. Bruneau, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade,
Charles Baudelaire, « M. Gustave Flaubert. Madame Bovary – La Tentation de saint Antoine », L’Artiste, 18 octobre 1857 ; L’Art romantique, Michel Lévy, 1868 ; Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. II, p. 80.
En enveloppant héroïcomique dans burlesque, je suis Perrault qui, dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, appelle burlesque la manière de Scarron dans le Virgile travesti et burlesque inverse la manière de Boileau dans Le Lutrin (qu’on caractérise aujourd’hui comme héroïcomique).
Voir Maupassant Le Gaulois du 9 mars 1882 : un « Ulysse des gargotes ».
On doit cependant à Paul Alexis une nouvelle intitulée « Les Soirées de mes dents », consacrée à une histoire de râtelier perdu…
L’expression vient de Léon Deffoux et Emile Zavie, Le Groupe de Médan, Payot, 1920 ; elle est successivement rapportée aux noms de Léon Hennique et de Gabriel Thyébaut.
Remy de Gourmont raconte dans « Huysmans et la cuisine » (Promenades littéraires, Mercure de France, 1904-1927, IVe série) sa rencontre avec Thyébaut, qu’il évoque aussi dans Le Deuxième Livre des masques, Mercure de France, 1898, à propos de Fénéon : « le véritable théoricien du naturalisme, l’homme qui contribua le plus à former cette esthétique négative dont Boule-de-Suif est l’exemple, M. Th… n’écrivit jamais » (p. 39-40). Le Vin en bouteilles a été publié dans le n° 4 des Cahiers naturalistes (1955, p. 165-168).
Joris-Karl Huysmans, A rebours, Charpentier, 1884 ; A rebours, Romans I, éd. P. Brunel, Laffont, « Bouquins », p. 527-762, p. 561.
Remy de Gourmont, « Félix Fénéon », Le Deuxième Livre des masques, Mercure de France, 1898, p. 39. Voici le premier paragraphe de ce portrait :« Le véritable théoricien du naturalisme, l'homme qui contribua le plus à former cette esthétique négative dont Boule-de-Suif est l'exemple, M. Th... n'écrivit jamais. C'est par des causeries, par de petites remarques doucement sarcastiques qu'il apprenait à ses amis l'art de jouir de la turpitude, de la bassesse, du mal. Sa résignation aux ennuis de la vie était discrètement hilare : avec quel air fin, prudent et satisfait je l'ai vu fumer un mauvais cigare ! Il avait le projet d'un livre, un seul, d'une synthèse de la vie offerte par les moyens les plus simples, les plus frappants. Un vieux petit employé se lève un dimanche, dans une banlieue, et il met du vin en bouteilles ; et quand toutes les bouteilles sont pleines, sa journée est finie. Rien que cela, sans une réflexion d'auteur (cela est réprouvé par Flaubert), sans un accident (autre que, par exemple, la crise d'un bouchon avarié), sans un geste inutile, c'est-à-dire capable de taire soupçonner qu'il y a peut-être, derrière les murs, une atmosphère de fleurs, de ciel et d'idées. Ce M. Th... est resté pour moi, car son esprit me charmait, le type de l'écrivain qui n'écrit pas. Si sa vie n'a été qu'une longue ironie, s'il y avait de l'amertume au fond de cette délectation morose, nul ne s'en est jamais douté : on l'a toujours vu fidèle à conformer sa conduite à des principes qu'il avait patiemment déduits de son expérience et de ses lectures.
Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Tresse & Stock, 1891 ; Là-bas, Le Roman de Durtal, Bartillat, 1999, p. 21-297, p. 42.
Gustave Flaubert à Joris-Karl Huysmans, fév-mars 1879. Voir, à propos de L’Education sentimentale, cette lettre du même à Jules Duplan, 7 avril 1863 : « Je travaille sans relâche au plan de mon Education sentimentale, ça commence à prendre forme ? Mais le dessin général en est mauvais ! Ça ne fait pas la pyramide ! Je doute que j’arrive jamais à m’enthousiasmer pour cette idée. Je ne suis pas gai ».
Dans une lettre adressée à sa mère le 5 mars 1866, Baudelaire écrivait : « Il paraît que l’école Baudelaire existe » ; je décalque la formule.
L’expression « intoxication littéraire » apparaissait dans le chapitre des Essais de psychologie contemporaine, de Paul Bourget, consacré à Flaubert ; il y était question de Madame Bovary et L’Education sentimentale, « où il étudie deux cas très curieux d’intoxication littéraire », Essais de psychologie contemporaine, Plon, 1899 ; éd. A. Guyaux, Gallimard, « Tel », p. 98.
Marcel Proust, « A propos du ‘style’ de Flaubert », La NRF, n° 76, 1er janvier 1920, p. 72-90 ; Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges, suivi de Essais et articles, éd. P. Clarac & Y. Sandre, 1971, p. 594.
A. Meunier, « Joris-Karl Huÿsmans », Les Hommes d’aujourd’hui, fasc. N° 263, Vanier, 1885.
Voir Jérôme Solal, « Le début est la fin, ou la préface providentielle d’À rebours », Fabula / Les colloques**, Le début et la fin. URL : http://www.fabula.org/colloques/document929.php, page consultée le 19 février 2016.
Joris-Karl Huysmans à Stéphane Mallarmé, novembre 1882 ; André Rolland de Renéville, Univers de la parole, Gallimard, 1944, p. 44.
Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes, 18 avril 1880, Correspondance, éd. J. Bruneau et Y. Leclerc, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1973-2007, t. V, p. 886*.*
Henry Céard, « Bouvard et Pécuchet », L’Express, 9 avril 1881 ; dans D. Philippot, Gustave Flaubert. Mémoires de la critique, PUF, 2006, p. 522.
A Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, op. cit., t. I, p. 678-679.
Flaubert « un comique qui ne fait pas rire » ; Bd « raconter pompeusement des choses comiques »
Adrien Remacle à Joris-Karl Huysmans, cité par Daniel Grojnowski dans son édition d’A rebours, GF, 2004, p. 336.
Emile Zola, « Joris-Karl Huysmans », Le Roman expérimental, Charpentier, 1880 ; Œuvres complètes, éd. H. Mitterand, Tchou, 1968, t. X, p. 1143-1414, p. 1308.
« Rien n’arrive » est un leitmotiv naturaliste, qui vient du « rien n’arrivait » de Madame Bovary. On le rencontre dans Une belle journée. La fin d’A vau-l’eau en donne une version aggravée : « Seul le pire arrive ».
« Celle-là va loin », se dit des Esseintes en contemplant le népenthès, id., p. 655.
Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, 1670 ; Camille Esmein, Poétiques du roman, Honoré Champion, 2004, p. 442.
Hyacinthe Beaugeant, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735 ; éd. Jean Sgard et Geraldine Sheridan, Presses universitaires de Saint-Etienne, 1992, p. 65.
Gustave Flaubert à Gertrude Tennant, 16 décembre 1879, Correspondance, op. cit., t. V, p. 767.
Baudelaire avait emprunté cette formule à du Bellay dans « A une mendiante rousse ».
Ibid. Arthur Rimbaud avait, depuis peu, fait entrer le clystère dans la poésie : il est question des « lys, ces clystères d’extases » dans « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », 1871.