Le comble de la mélancolie: Huysmans
André Breton a suggéré dans sa célèbre anthologie un rapprochement entre « l’humour noir », dont Huysmans inventait le nom en 1885, et « les humeurs noires », formule qui désignait les états mélancoliques ou atrabilaires. Après avoir cité les lignes où le romancier donnait la recette toute cosmopolite de son « bizarre tempérament », soit « un inexplicable amalgame d’un peintre de la Hollande et d’un Parisien raffiné », « fusion » à laquelle « on peut ajouter une pincée d’humour noir et de comique rêche anglais »1, il présentait en effet ce paragraphe tiré d’En ménage :
Et ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînait devant sa bibliothèque à la recherche d’un livre rentrant dans l’ordre des pensées qui l’agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui contât des ennuis plus grands et de la même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu il n’en découvrait pas2.
La citation était introduite par cette remarque qu’« il en va ici d’une intention délibérée, d’une méthode thérapeutique réfléchie, d’une ruse destinée à nous faire surmonter notre propre misère »3. D’où déduire que l’humour noir aurait été imaginé par Huysmans comme un remède aux humeurs noires, remède dont la similarité des deux expressions suggère la dimension homéopathique : l’insistance des lignes relatives à André Jayant sur l’identité, aggravée, des mésaventures contées dans le livre rêvé avec celles vécues par son lecteur et certainement par son auteur, puisque Jayant se rêve romancier, met en évidence qu’il s’agit de soigner le même par le même, le poison s’inversant, à condition d’une légère mise à distance, en bienfaisante médecine. Serait ainsi en jeu une singulière et neuve idée de l’imitation, susceptible de jeter un jour certainement « bizarre », lui aussi, sur ce qu’on s’accordait encore dans ces années-là à appeler « réalisme » ou « naturalisme ».
En procédant à ce rapprochement entre le passage du roman de 1881 et le texte de 1885, Breton relève implicitement qu’une histoire des mots a autorisé Huysmans à mettre au point sa doctrine pharmaceutique. Humeur fut importé de France en Angleterre, au XIVe siècle, pour désigner sous la forme humor ou humour, suivant la physiologie antique et médiévale, n’importe lequel des fluides corporels qui traversent le corps : le sang, le phlegme, la bile jaune ou la bile noire. C’est à la fin du XVIIe siècle que s’est dégagé outre-Manche le sens moderne du mot qui retourne bientôt en France, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, pour s’ajouter à humeur et signifier une « forme d’esprit railleuse qui attire l’attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité »4. Comme l’atteste l’usage qu’en fait Sainte-Beuve, une ambiguïté demeure jusqu’aux années 1850 où le dérivé humoriste ou humouriste peut encore se rapporter indifféremment à un atrabilaire ou à un facétieux disciple de Sterne.5
En qualifiant son humour de noir, dans le voisinage des mots tempérament et mélancholie, Huysmans rappelle donc des origines. Il s’inscrit dans la tradition galénique et restitue à l’humour anglais sa part humorale en élisant bien sûr, plutôt que le sang, le phlegme ou la bile jaune, la bile noire supposée présider, suivant le Problème XXX du Pseudo-Aristote, aux activités du génie poétique. C’est pourquoi il décrit sa manière sous la forme d’une recette, de cuisine ou plutôt de pharmacie (amalgame ou fusion, pincée), propre à rappeler que le tempérament consiste en un équilibre entre les quatre humeurs ; lorsque le tempérament se dérègle, alors il y a crise, suivant un mot lui aussi fort aimé de Huysmans, et des soins sont nécessaires.
On ne peut pas négliger dans ces lignes la part faite au comique, fût-il rêche, à la gaieté, fût-elle sinistre, ni aux bons mots, fussent-ils d’un esprit féroce[**6]** : ce comique, cette gaieté et ces bons mots renvoient au champ du style et des tonalités, en accord relatif avec le sens un peu flottant du mot anglais. Non seulement l’humeur revenue d’Angleterre sous la forme de l’humour s’oppose à l’humeur primitive comme la joie au chagrin mais l’une et l’autre ne sont pas de même nature ; accommodées par Huysmans, elles n’appartiennent pas au même registre puisque la première doit être appréhendée comme une matière tandis que la seconde est l’imposition d’une forme propre à configurer cette matière. On saisit, quand on se place dans cette perspective, ce que peut être cet adunaton, un « chant du nihilisme » – la précieuse « pincée » permettrait que le nihilisme se renverse, elle favoriserait une conversion de la mélancolie et la teinterait d’une poésie propre à adoucir les peines du lecteur comme de l’auteur.
Voilà qui s’accorde assez bien avec la description des chagrins de André Jayant, parcourant les rayonnages de sa bibliothèque : il est à la recherche de la consolation et du soulagement que pourrait lui donner la représentation de ses propres maux, à la fois identiques (« l’ordre des pensées qui l’agitaient, des ennuis […] de la même nature […] que les siens ») et autres, puisque ces maux doivent être suffisamment empirés pour permettre une « comparaison » un peu réjouissante. En augmentant apparemment ses contrariétés, le livre rêvé les rendrait supportables car, passée certaine limite dans la représentation des humeurs désolantes, l’humour se déchaîne… On est très loin du roman traditionnel : dans Les Ethiopiques, Héliodore prétendait consoler les amants séparés en flattant pour eux l’espoir d’heureuses retrouvailles, au terme d’aventures extraordinaires. Selon Huysmans, c’est le pire, au lieu du meilleur, qui a des propriétés curatives.
Il date d’En ménage l’ajout de la pincée d’humour noir anglais à l’amalgame de Parisien et de Hollandais qu’il identifie, seul, dans Les Sœurs Vatard, où il ne voit encore que « la pâte du vieux Steen, maniée par une main parisienne, alerte et fine », mais la fameuse « pincée » se trouve déjà dans ce roman où Cyprien Tibaille se plaît à initier Céline aux sites dartreux et pelés qu’il affectionne, à des paysages de navrante misère qui la conduisent à s’interroger :
[…] il la remorqua sur des bateaux-mouches jusqu’à Bercy, l’emmena près de la place Pinel, derrière un abattoir, lui vanta, sans qu’elle sût s’il se moquait d’elle, la funèbre hideur de ces boulevards, la crapule délabrée de ces rues.
Tout cela la réjouissait fort peu, – elle n’avait nul besoin d’un amant propre pour aller voir ces quartiers sordides ! Il leur était décidément bien difficile de s’entendre6.
Tibaille est bien sûr le délégué de Huysmans, s’ingéniant à faire le détail du plus triste et du plus laid afin de susciter des sentiments mêlés de compassion aux malheureux ou de reconnaissance émue de sa propre détresse, à moins que l’exagération systématique n’entraîne, suivant la disposition du public, soit l’explosion du rire soit celle de la colère : Céline a-t-elle besoin d’un amant et le lecteur a-t-il besoin d’un poète pour se transporter dans les quartiers ingrats qui bordent le quai de Bercy ? Cette promenade annonce celles du roman suivant, où Tibaille entend guérir Jayant par la découverte de Paris et où il projette un volume de proses qui se réalisera dans Croquis parisiens.
A l’heure où Huysmans concevait ces sombres machines humoristiques, il avait trouvé dans l’œuvre de Flaubert un imposant modèle. Dès lors que l’auteur de Madame Bovary s’était donné un sujet contemporain et bourgeois, s’était posé à lui un redoutable problème technique qu’il formulait en ces termes, à l’adresse de Louise Colet :
C'est si facile de bavarder sur le Beau. Mais pour dire en style propre « fermez la porte » ou « il avait envie de dormir », il faut plus de génie que pour faire tous les cours de littérature du monde7.
La question touchait en particulier aux dialogues, quand il s’agissait aussi de faire entendre les roucoulades d’une femme de médecin et d’un clerc de notaire dans une auberge de province. Au début de la deuxième partie de Madame Bovary, le romancier alterne les expressions finement nuancées de deux manières voisines de la bêtise, quand elle enveloppe de voiles bleus des aspirations plus matérielles qu’elles ne semblent, quand elle confond les élancements de la chair avec les inclinations du cœur. Il commentait :
Je suis à faire une conversation d’un jeune homme et d’une jeune dame sur la littérature, la mer, les montagnes, la musique, tous les sujets poétiques enfin. On pourrait la prendre au sérieux et elle est d’une grande intention de grotesque. Ce sera, je crois, la première fois que l’on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier. L’ironie n’enlève rien au pathétique ; elle l’outre au contraire8.
Le jeu consiste à manier l’outrance avec précaution, dans la mise au point des phrases prêtées à ses personnages, de manière à susciter à la fois la sympathie des âmes rêveuses qui s’y reconnaîtraient et les prendraient « au sérieux », le sourire du lecteur éclairé et sensible à « l’ironie » du texte, et enfin l’émotion humide du poète capable d’identifier dans les ridicules de Léon et Emma le signe d’un écart familier entre ce qu’on se rêve et ce qu’on est, comme entre les postulations de l’âme et les contraintes terrestres. Le romancier semble expliquer en son propre nom, quelques chapitres plus loin, quel principe fait prononcer à ses personnages de telles paroles, en mettant en évidence le pathétique que couve toujours, selon lui, le grotesque. A la suite d’un extraordinaire dialogue où il n’hésite pas à faire dire à Emma « Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ? », tandis que Rodolphe répond élégamment « Crois-tu m’avoir pris vierge ? » puis s’entend chanter la litanie de ses charmes et vertus, on lit :
Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles9.
Ayant placé dans la bouche d’Emma les phrases les plus sottes et les plus creuses, mais les plus sincères aussi, la voix narrative dénonce en Rodolphe un herméneute inepte (il le désigne un peu plus loin comme un critique), incapable de déceler quelle poésie secrète réside dans la plus grande pauvreté de moyens, quelle beauté navrante peut se loger dans l’aveu oblique et involontaire de la faiblesse et de la nudité. C’est une logique du comble que met en évidence Flaubert à travers ces phrases : logique voulant que finalement le grotesque libère toute la tristesse dont il est gros, et réciproquement. On connaît la formule du romancier, ramassée dans cette page d’une lettre à Louise Colet :
J’ai déballé ma Tentation de Saint-Antoine et je l’ai accrochée à ma muraille ; voilà tout. J’aime beaucoup cette œuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde ; voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire10.
Il est remarquable que l’idée du « grotesque triste » apparaisse ainsi dans le voisinage d’une rêverie sur La Tentation de saint Antoine, qui représente par excellence la figure du mélancolique, et que la perception de « ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même », c’est-à-dire absolu (pour anticiper sur les analyses de Baudelaire dans De l’essence du rire), doive éclairer sa gravité ordinaire en l’amusant : il s’agit déjà d’un remède aux « humeurs noires » que Flaubert relie, tant quand il contemple sa gravure que quand il se considère dans la glace au moment de se faire la barbe11, à un effet de miroir.
L’invention de l’humour noir se rattache en effet à la singulière promotion du ridicule qui se fait jour à mesure que s’installe dans le siècle, au corps défendant de Huysmans comme de Flaubert, il est vrai, un esprit démocratique. En détruisant les castes au profit de classes aux contours nécessairement flous, la Révolution a privé au moins les dramaturges des anciens effets de la tragédie comme de la comédie, qui reposaient sur l’antique articulation de la grandeur et de la noblesse comme de la bassesse et de la roture, et a ouvert aux écrivains, plus large que jamais, la voie d’une médiocrité plus grise que dorée. Si elle n’a pas instauré l’égalité, elle a au moins persuadé chacun de la pauvreté essentielle attachée à la condition de l’homme, principalement déterminé par les aspects physiologiques et économiques de l’existence et empêché, comme l’écrivait Musset au seuil de la Confession d’un enfant du siècle, de devenir un héros. Le Rouge et le noir et La Chartreuse de Parme tirent leurs plus beaux effets des ridicules de Julien Sorel et Fabrice del Dongo, contraints d’emprunter les chemins les plus tortueux pour réaliser une noble idée de soi-même, et Hugo avait été assez sensible à cette grâce nouvelle pour attribuer ces mots à Napoléon, dans la préface de Cromwell : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas12 ». On en retrouve trace dans le portrait de Marius Pontmercy : « Une situation grave étant donnée, il avait tout ce qu’il fallait pour être stupide ; un tour de clef de plus, il pouvait être sublime13. » A cette récente compréhension de la destinée humaine se rattache l’invention du drame, qui est un genre mosaïque comme nous sommes nous-mêmes supposés être mosaïques, mêlés de prose et de poésie, autant que les adresses des poètes à des lecteurs susceptibles de se reconnaître en eux : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! » s’exclame Baudelaire à l’heure où le même Hugo lance au public ces mots d’une toute autre tonalité, « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! ».
Or l’humour noir tel que l’entend Huysmans, quand il imagine Folantin ou Monsieur Bougran, repose sur la possibilité nouvelle de réaliser dans l’œuvre une image, plus ou moins exacte, à la fois de son lecteur et de lui-même, que l’universalisation d’un modèle confusément bourgeois a rendus assez proches pour que toute caricature ait désormais pour objet l’humanité souffrante elle-même et que la charge alors, si elle vise le public, se retourne contre l’auteur à moins qu’inversement un autoportrait grinçant ne doive être compris aussi comme un portrait du lecteur – car on est très loin désormais de pouvoir rire des valets ou des médecins de Molière, comme de trembler pour Phèdre ou s’éblouir du Cid. Le tain du miroir peut être piqué ou terni, et a fortiori, des effets s’ensuivent ; c’est dans les irrégularités, dans les jeux de déformation induits par ces va-et-vient de l’image, comparables à l’aller du mot humeur en Angleterre et son retour en France, que se replie l’humour noir de Huysmans.
Lorsqu’il a lu Madame Bovary, Baudelaire a été spécialement sensible à cette dimension d’un réalisme qui lui paraissait idéal, « puisque Réalisme il y a »14 et « puisque bourgeois il y a »15. S’installant dans l’esprit de Flaubert, il montait une longue prosopopée afin de restituer le mouvement qui avait pu le conduire à inventer une héroïne qui rêve d’accéder aujourd’hui à un idéal d’ancien régime et qui révèle une forme de sublime profondément enracinée dans le ridicule :
On dit que madame Bovary est ridicule. En effet, la voilà, tantôt prenant pour un héros de Walter Scott une espèce de monsieur, – dirai-je même un gentilhomme campagnard ? – vêtu de gilets de chasse et de toilettes contrastées ! et maintenant, la voici amoureuse d’un petit clerc de notaire (qui ne sait même pas commettre une action dangereuse pour sa maîtresse), et finalement la pauvre épuisée, la bizarre Pasiphaé, reléguée dans l’étroite enceinte d’un village, poursuit l’idéal à travers les bastringues et les estaminet de la préfecture : – qu’importe ? disons-le, avouons-le, c’est un César à Carpentras : elle poursuit l’Idéal16 !
Le ridicule d’Emma serait moins l’effet d’une insuffisance de sa personne que de l’incommensurabilité des données de l’existence aux espérances de son âme : il se rattache à une forme de « comique objectif », « intrinsèque à la vie humaine », et doit provoquer un rire qui enveloppe le romancier et le lecteur sensible. A défaut d’avoir développé cette sensibilité, le public ne peut assurément que se scandaliser, comme il arriva. Le discours de Baudelaire est précis et Flaubert y a reconnu une grande pénétration des arcanes de son cerveau ; il y établit que l’auteur de Madame Bovary avait conçu le projet, en s’emparant d’un sujet ingrat, d’exposer au lecteur sa propre image, rendue particulièrement atroce quand la trempe des passions les plus brûlantes dans l’eau glacée d’un style imperturbable est donnée pour le répondant poétique du fracas de nos espérances contre la dureté des faits :
– Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d'un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXe siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre propre compte. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serons, comme dit l'école, objectif et impersonnel.
« Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d'école puérils, comme nous avons entendu parler d'un certain procédé littéraire appelé réalisme, – injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, – nous profiterons de la confusion des esprits et de l'ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l'aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s'échapperont des bouches les plus sottes17.
La puissance lyrique de Madame Bovary se réserverait dans cette distance exhibée, par rapport à des misères d’autant plus poignantes alors que cette « manière absolue de voir les choses », le style de Flaubert, outre et retourne leur vulgarité essentielle pour toucher à une nouvelle forme de beauté. C’est en effet la logique du comble que met au jour Baudelaire dans Madame Bovary, quand il attribue à Flaubert l’objectif de se consacrer au « milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants », aux « acteurs les plus insupportables », à « la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté »18. Lorsque paraîtra Bouvard et Pécuchet en 1881, Mallarmé, perplexe, relèvera la même, singulière torsion :
Style extraordinairement beau, mais on pourrait dire nul, quelquefois, à force de nudité imposante : le sujet me paraît impliquer une aberration, étrange chez ce puissant esprit19.
« A force de nudité imposante » traduit aussi sous sa plume une disposition à s’émouvoir des charmes poétiques du comble.
Il se trouve que Théo Hannon, commentant Les Sœurs Vatard, a pastiché le discours de Baudelaire sur Madame Bovary, ce qui signifie, de sa part à lui aussi, une attention soutenue aux étranges effets de l’humour noir. Après avoir résumé la mince intrigue du roman, il écrivait :
Sur un canevas banal l’auteur s’est complu à étendre un style nerveux, imagé, subtil, exact. Les phrases rutilent sous la joaillerie des adjectifs et des adverbes, le mot est précis, pittoresque toujours, il a la musique, il rend la couleur et donne la perception de l’odeur elle-même tant est consciencieux le soin apporté dans le choix du terme et de l’expression. Les descriptions ont cette minutie et cette vivacité qui placent devant vos yeux les scènes, les objets, les coins de nature dépeints20.
A cette heure, c’est au naturalisme et non plus au réalisme que Hannon attribue la méthode d’écriture dont il s’agit et que, comme Baudelaire lisant Flaubert, il qualifie ainsi de nerveuse, pittoresque, subtile, exacte, quand « le sujet importe peu »21. Un violent contraste, entre la vulgarité hollandaise des aventures et le raffinement parisien d’un style qui confine au burlesque, à force d’impassibilité virtuose, doit permettre que le lecteur soit simultanément bouleversé par « de la chair pantelante où le sang court, où les nerfs vibrent » comme la sienne, et que, en « gourmet littéraire », il se régale des « saveurs intenses du plat épicé », au « parfum bizarre et fort », que lui tend le romancier. On reconnaît bien, par anticipation, l’« inexplicable amalgame » de la « pâte du vieux Steen » et de la manière dite parisienne, avec la « pincée » exquise, évidemment puisée au « drageoir à épices » de Baudelaire, qui s’y ajoute. Dans ces conditions, la discipline qui préside à l’écriture extraordinairement tendue du roman garantit l’efficacité de ce remède, l’humour noir, contre les humeurs noires partagées – pour un « happy few » capable de goûter cette manière d’imitation discrètement exaspérée, qui recompose la réalité et lui donne forme afin d’opérer la conversion du plus nul ou du pire.
La voie de préférence empruntée par Huysmans, afin d’y parvenir, est décidément celle de l’outrance, qu’indiquait la recherche par Jayant du livre susceptible de soulager ses amertumes par le récit d’ennuis plus chagrinants que les siens quoique de même nature. Voilà qui permet d’approcher la singularité de ces œuvres, appelées réalistes ou naturalistes mais qui ne procèdent d’aucune intention de neutralité. Certes, le récit paraît impersonnel, l’auteur ne semble pas s’y laisser voir et il n’expose aucune opinion, aucun jugement ; de plus, il tend à défaire les rapports de causalité ordinaires, il construit la narration sur un mode épisodique (« ça ne fait pas la pyramide »22) et, préférant le discret au continu, il généralise le maniement de l’asyndète. A partir des Sœurs Vatard, jusqu’à A rebours au moins, c’est bien ce système qui gouverne la composition des romans de Huysmans, comme naguère L’Education sentimentale et Bouvard et Pécuchet et comme Une vie : le refus des liaisons narratives, visant à ordonner le récit et, par conséquent, à l’orienter et en justifier l’avancée, produit une impression de désordre et d’arbitraire, voire d’absurdité, que confirment des dénouements imaginés de telle sorte qu’on assiste à la neutralisation de toutes les valeurs. Frédéric et Deslauriers auront connu le meilleur en n’entrant pas chez la Turque, Bouvard et Pécuchet copieront du Flaubert, la contremaître des sœurs Vatard établira l’égal inconvénient de recruter « les filles qui font la noce » et « celles qui ne la font pas », Tibaille conclura En ménage en avouant le soulagement d’être enfin prêt à rentrer dans « l’éternelle bêtise de l’humanité » ; Folantin, finalement convaincu que « seul, le pire arrive », retournera à sa première cantine et Rosalie, dans le roman de Maupassant, tirera de toute l’histoire cette morale que « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ».
Alors que le roman romanesque tire des fils, établit des rapports, enchaîne des effets à des causes et pose des contrastes significatifs, de manière à établir le sens de l’histoire qu’il conte, les romans épicés d’humour noir au contraire posent que « ce qui n’a pas de sens a un sens supérieur à ce qui en a »23. Cela signifie qu’ils élaborent en réalité des démonstrations plus rigoureuses et plus exigeantes que toutes celles appuyées sur le lieu commun, démonstrations au terme desquelles, une fois distingués les plans des discours, de l’organisation du récit, de la maxime qui s’y déploie secrètement et peut-être d’un autre encore, qui échappe, doit être admise l’idée que le sommet du sens se trouve en définitive dans la possibilité que la consolation atterre quand la dénonciation réjouit. Chacun ouvre le puits des régressions sans fin dès lors qu’il adhère à cette thèse que « la bêtise consiste à vouloir conclure »24, ce qui n’empêche pas de conclure que « la bêtise consiste à vouloir conclure » à moins qu’une vigilance plus grande ne porte à conclure préférable d’éviter de conclure même que « la bêtise consiste à vouloir conclure »…. Autant d’énoncés insoutenables quand on les déplie : ils exhibent alors la contradiction, qui les fonde mais s’annule à condition d’une élaboration esthétique.
Le grand système asyndétique ainsi mis en œuvre produit, ne serait-ce que parce qu’il favorise les listes, les énumérations et donc des manières d’hyperboles par construction, l’impression d’un découpage anatomique dont rend compte l’image ordinaire d’écriture « au scalpel » d’abord appliquée par Sainte-Beuve à Madame Bovary, pour des raisons dont on saisit qu’elles ne sont pas exclusivement thématiques mais structurelles. D’un côté, le choix de sujets vulgaires doit entraîner la connivence du lecteur éclairé, capable de s’y reconnaître sans tout à fait s’y reconnaître ; de l’autre, la syntaxe de ces récits « impersonnels », le style de leur montage, subordonne implicitement les effets caricaturaux engendrés par l’isolement des séquences à la démonstration de l’absurde. Il s’ensuit que la ligne qui séparait autrefois le registre comique du pathétique s’évanouit. Ce n’est pas que l’impersonnalité affichée laisse le lecteur libre d’interpréter l’œuvre : au contraire il se trouve enjoint, en saisissant l’esprit, de rire et de pleurer en même temps.
Dans l’étude qu’il consacre à son œuvre sous la signature A. Meunier, Huysmans affecte de se reprocher certaine monotonie dans la conception du personnage qui, en effet, revient d’une œuvre à l’autre et qui vieillit avec lui, sous les noms divers de Lejantel, Cyprien Tibaille et André Jayant, Folantin, des Esseintes, bientôt Jacques Marles, Monsieur Bougran… Le propos qu’il tient est naturellement fort ambigu, puisque la page dont il s’agit a vocation publicitaire et qu’il faut par conséquent la lire à l’envers :
Un des grands défauts des livres de M. Huÿsmans, c’est, selon moi, le type unique qui tient la corde dans chacune de ses œuvres. Cyprien Tibaille et André, Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu’une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent. Et très évidemment cette personne est M. Huÿsmans, cela se sent ; nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s’effaçait derrière son œuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M. Huÿsmans est bien incapable d’un tel effort. Son visage sardonique et crispé apparaît embusqué au tournant de chaque page, et la constante intrusion d’une personnalité, si intéressante qu’elle soit, diminue, suivant moi, la grandeur d’une œuvre et lasse par son invariabilité à la longue25.
C’est en effet l’une des plus grandes singularités de l’œuvre que le retour de ce « type unique qui tient la corde » dans chaque roman et dont le principe ne s’est certainement jamais rencontré dans la littérature antérieure : c’est l’opposé d’une Comédie humaine… Il est vrai que, en 1885, Huysmans a déjà commencé de s’interroger sur la pertinence de creuser encore le sillon qu’il exploitait depuis une dizaine d’années, reconnaissant par exemple que les aventures de Folantin ne se distinguent pas toujours avec netteté de celles de Jayant ou Tibaille et que des Esseintes est un Folantin, déplacé de son ministère dans la thébaïde de Fontenay-aux-Roses – toutefois la palinodie de Là-bas, qui marque son abandon officiel du naturalisme, est elle-même menée par Durtal qui ne se distingue pas avec netteté de ses prédécesseurs. En fait, le type de Huysmans ne le représente lui-même que pour représenter bien au-delà, et on en revient au paradoxe d’une caricature dont la cible serait tout un chacun, moins un individu ou même une classe que la pauvre condition de tout le monde.
Tout le monde, à condition de se rappeler que « chaque notaire porte en soi les débris d’un poète »26 et que l’habit noir dans lequel l’homme moderne serre son corps malingre est le vêtement assorti à la mélancolie du siècle, soit une livrée de deuil27. Le personnage de Huysmans, et c’est l’un des puissants ressorts de l’humour noir, est un vaincu de l’histoire contemporaine, un médiocre ou un raté distrait – une figure de résistance dérisoire à l’ordre du monde comme il va. Son originalité est de ne pas tant être un personnage que de correspondre à un emploi, suivant l’acception théâtrale de ce mot, dont le profil se précise à mesure que l’œuvre avance et dont les malheurs tendent à empirer. Il faut donc prendre à la lettre le paragraphe cité par André Breton, quant aux humeurs noires de André Jayant ; le livre auquel il aspire n’existe pas à l’heure où il le cherche mais Huysmans le composera bientôt : c’est A vau l’eau qui pourrait réaliser son rêve en poussant la caricature jusqu’à l’écorché, afin de le soulager par comparaison. Que Folantin se prenne à songer à son tour, alors des Esseintes prend sa suite, dont les aventures obscurcissent encore la grisaille des siennes : chaque volume publié par Huysmans pourrait bien viser à consoler le triste héros du précédent ! Servi par le mode rhapsodique de la composition de ces œuvres, l’humour noir monte en puissance.
Des personnages comparables au type de Huysmans se sont déjà rencontrés dans quelques récits, ainsi dans Le Vase d’or de Hoffmann*,* significativement sous-titré Un conte des temps modernes, où l’étudiant Anselme bientôt promu secrétaire de l’archiviste Lindhorst, avant de devenir poète, figure d’abord le malchanceux dont les nombreuses tribulations, qui commencent par une chute dans un panier de pommes, inspireront à Gautier son Onuphrius. Or Gautier était aussi célèbre en son temps pour avoir composé et glosé de nombreuses pantomimes ; s’il faut trouver un modèle à Folantin et ses pairs, certainement se rencontre-t-il en effet dans Pierrot pâlot et falot, le rêveur à la plume et le « martyr ridicule »28 d’Arlequin et Colombine. On le rappelait un peu plus haut, l’œuvre de Huysmans est tendue entre celles de Flaubert et de Baudelaire dont il a certainement à l’esprit, quand il crée l’expression « humour noir », les développements relatifs au « comique absolu » 29, entendu comme l’exaspération du « comique innocent ». Ce comique absolu, Baudelaire le rencontrait naturellement dans l’œuvre de Hoffmann et aux « royaumes brumeux du spleen »30, dans la pantomime anglaise et le « vertige de l’hyperbole » qu’elle provoque : on retrouve une idée du comble.
Gautier identifiait un peu plus tôt, dans une représentation de Marrrchand d’habits !, un surprenant « Shakspeare aux Funambules »31 et Goncourt, dans Les Frères Zemganno, à la veille du moment où Huysmans imaginait A vau l’eau, allait poursuivre la réflexion de Baudelaire. Imaginant l’« ennui noir » et le « comique splénétique », il réalisait déjà la synthèse ultra-mélancolique de l’humour noir :
Il est arrivé en la patrie d’Hamlet, que cette création toute anglaise, le génie de la nation l’a marquée à son caractère de flegme et d’ennui noir, et qu’il en a façonné la gaieté, si l’on peut le dire, avec une espèce de comique splénétique32.
Au fil du XIXe siècle, Pierrot devait connaître bien des métamorphoses, à commencer par l’assombrissement de sa vêture. En 1856, au spectacle de Pierrot bureaucrate, Gautier appréciait médiocrement le jeu de Paul Legrand, ayant troqué sa blanche souquenille contre l’habit noir :
Pierrot ! n’osant plus porter sa blouse blanche et ses larges pantalons ! Pierrot dans un habit noir ! Et quel habit noir ! élimé, serré, fripé par l’âge aux poignets, ses coutures noircies à l’encre : un parfait poème de misère respectable ! – Quand il s’assied, quel angle pitoyable font ses genoux ! Comme ses coudes sont pointus ! Quel regard noir est dans ce visage pâle et couvert de farine ! Voilà ce qu'est devenu le joyeux Pierrot de la pantomime. Pierrot a une profession ; Pierrot est employé. On lui a fait comprendre qu’un siècle aussi sérieux que le nôtre ne souffrira pas l’oisif33.
« Pierrot est employé » et il est devenu dyspeptique, son ancienne rondeur s’est transformée en maigreur en même temps qu’il a abandonné la blancheur pour le noir… : l’employé de bureau soutiendra par excellence l’invention d’un Pierrot moderne.
Cette figure se retrouve, d’une façon moins inattendue qu’on ne le penserait car Zola aussi s’intéressait à la pantomime, dans un roman d’inspiration hollandaise qui faisait rêver Huysmans et qui présentait déjà une figure « grotesque triste » de Pierrot noir. Dans Le Ventre de Paris, Florent, inspecteur des halles, demi-frère malchanceux du replet boucher Quenu et exposé à toutes les misères, hante le quartier Montorgueil de son ombre famélique :
[…] il était lamentable, avec son pantalon noir, sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os. Sa casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les sourcils, découvrait deux grands yeux bruns, d’une singulière douceur, dans un visage dur et tourmenté34.
On n’en est encore qu’au début du roman mais ce sera comme l’attribut homérique de cette triste et touchante figure que le flottement d’une redingote noire sur son corps décharné, autant que la douceur de son regard qui songe.
Or Huysmans, aidé de Léon Hennique, a imaginé à l’époque d’En ménage et A vau l’eau une pantomime, Pierrot sceptique, dont les trois premières scènes sont consacrées à la toilette de deuil du personnage : le tailleur coupe sur lui, à grands coups de ciseaux, un habit dans un sac de percaline noire et le coiffeur polit sa tête glabre avec du cirage. La gravure de Chéret qui habille le volume a rendu célèbre ce Pierrot inquiétant ; la pantomime est macabre, « féroce et même très féroce » plutôt qu’« humoristique », mais l’existence de ce Pierrot noir et superlativement mélancolique aide à identifier le « type » des œuvres narratives et justifie tant la couleur affectée par Huysmans à son humour que la caractérisation anglaise de cette « pincée » de nature « splénétique ».
On en trouverait confirmation dans un épisode spécialement désopilant et terrible d’A rebours où des Esseintes se fait arracher une dent et que la voix narrative évoque comme une « scène » :
Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s’était mis, souffrant des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu’une bête qu’on assassine.
Un craquement s’était fait entendre, la molaire se cassait, en venant ; il lui avait alors semblé qu’on lui arrachait la tête, qu’on lui fracassait le crâne ; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’était furieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre, s’était brusquement reculé d’un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue où pendait du rouge 35!
L’idée de cette séquence trouve son origine dans une pantomime des Hanlon-Lee que Huysmans a pu voir aux Folies-Bergère en même temps que Le Duel : dans Le Dentiste, les clowns imaginaient l’histoire d’une dent malade si rétive à se laisser expulser de son logis que, six hommes, un âne et une grue n’y suffisant pas, l’explosion d’un obus, qui entraînait une insolite et toute hoffmannienne pluie de légumes, finissait seule par en avoir raison. C’était, comme Le Duel, une pantomime en habit noir à laquelle s’appliquent ces mots de Croquis parisiens :
Toute l’esthétique de l’école caricaturale anglaise est de nouveau mise en jeu par les scénarios de ces désopilants et funèbres acrobates, les Hanlon-Lees ! Leur pantomime si vraie dans sa froide folie, si férocement comique dans son outrance, n’est qu’une incarnation nouvelle et charmante de la farce lugubre, de la bouffonnerie sinistre, spéciales au pays du spleen et déjà exprimées et condensées par ces merveilleux et puissants artistes : Hogarth et Rowlandson, Gillray et Cruikshank36.
« Désopilants et funèbres », « férocement comique », « farce lugubre », « bouffonnerie sinistre » sont autant d’oxymores superposables à « humour noir » et dont il importe que l’auteur les associe également au « pays du spleen ». La compatibilité des termes réunis par le jeu de l’oxymore est garantie par l’outrance, grâce à laquelle la mélancolie libère sa force consolante et réparatrice parce qu’elle ne déborde pas l’échelle du « vrai ». L’humour noir n’est en effet perceptible qu’au lecteur bénévolent, prêt à reconnaître tout le ridicule et la tristesse attachés à la condition humaine ; il suppose sympathie, voire compassion – Jean Paul Richter écrivait du reste dans sa Poétique que « la véritable essence de l’humoriste, c’est sympathie exquise, profonde pour toutes les formes de l’existence »37 et qu’il « ne peut pas méconnaître sa propre affinité avec l’humanité »38. Il est vrai que, si le lecteur ne perçoit pas l’humour noir, alors il devient une cible et tombe en victime de ce qui doit s’appeler désormais l’ironie du texte – et pour Huysmans, comme pour Baudelaire ou Flaubert, il n’y a pas de perte car ils peuvent immédiatement convertir pour eux-mêmes cette ironie en humour.
Le jeu décelé par Baudelaire dans Madame Bovary atteint à un degré extrême dans Bouvard et Pécuchet, le roman par excellence imaginé afin que le lecteur ne sût jamais « si on se fout de lui, oui ou non »39 et dont Adrien Remacle observait judicieusement que Huysmans l’approchait dans A rebours, où il aiguisait une idée dévastatrice du « réalisme ». Qu’on se rappelle les mots de Baudelaire, repris par Hannon dans sa recension des Sœurs Vatard, avant de relire ces lignes relatives à l’aménagement de la chambre de des Esseintes en cellule monacale :
À force de tourner et de retourner la question sur toutes ses faces, il conclut que le but à atteindre pouvait se résumer en celui-ci : arranger avec de joyeux objets une chose triste, ou plutôt tout en lui conservant son caractère de laideur, imprimer à l’ensemble de la pièce, ainsi traitée, une sorte d’élégance et de distinction ; renverser l’optique du théâtre dont les vils oripeaux jouent les tissus luxueux et chers ; obtenir l’effet absolument opposé, en se servant d’étoffes magnifiques pour donner l’impression d’une guenille ; disposer, en un mot, une loge de chartreux qui eût l’air d’être vraie et qui ne le fût, bien entendu, pas.
Il procéda de cette manière : pour imiter le badigeon de l’ocre, le jaune administratif et clérical, il fit tendre ses murs en soie safran ; pour traduire le soubassement couleur chocolat, habituel à ce genre de pièces, il revêtit les parois de la cloison de lames en bois violet foncé d’amarante. L’effet était séduisant, et il pouvait rappeler, de loin pourtant, la déplaisante rigidité du modèle qu’il suivait en le transformant ; le plafond fut, à son tour, tapissé de blanc écru, pouvant simuler le plâtre, sans en avoir cependant les éclats criards ; quant au froid pavage de la cellule, il réussit assez bien à le copier, grâce à un tapis dont le dessin représentait des carreaux rouges, avec des places blanchâtres dans la laine, pour feindre l’usure des sandales et le frottement des bottes40.
On peut penser que le romancier décrit ici sa méthode de composition, en mettant en évidence tous les paradoxes qu’elle suppose. Il est remarquable qu’il précise le sens des mots « arranger avec de joyeux objets une chose triste », qui rappellent le principe contrariant de l’humour noir, en distinguant le thème (« l’ensemble de la pièce », qui a un « caractère de laideur ») et la forme qu’il lui impose ou, plus exactement lui « imprime », et qu’il appelle « une sorte d’élégance et de distinction » – soit un style. La chambre de des Esseintes forme en elle-même un objet d’humour noir, en ce qu’elle n’est pas une cellule monacale mais son imitation exhibée : il est question d’imiter, traduire, simuler, copier, représenter, feindre, de manière à réaliser une chose qui tire sa valeur de se substituer insidieusement à celle qu’elle prétend être – sans l’être. Huysmans tend à la plus grande précision technique quand il prête à des Esseintes la volonté d’obtenir un « effet », de donner une « impression », de réaliser une « loge de chartreux qui eût l’air d’être vraie et qui ne le fût, bien entendu, pas », de suivre un modèle « en le transformant ». La disposition de lieu à laquelle procède des Esseintes est l’occasion pour le romancier de mettre en abyme sa propre pratique réaliste ou naturaliste, telle que la décrivait Hannon, en en faisant apparaître l’intention indémêlablement farceuse et sérieuse. La valeur de la procédure, désignée par la richesse des matériaux utilisés pour configurer stylistiquement la « chose triste » et lui donner un aspect « joyeux », tient à une différence (entre le bois d’amarante et le plâtre peint du soubassement, par exemple), un écart conçu pour être indécelable à proportion de son énormité – affaire de comble, toujours –, suivant un principe d’inversion qui préside aussi à la collection, « après les fleurs factices singeant les véritables fleurs », de « fleurs naturelles imitant des fleurs fausses ». Il n’est pas hasardeux que s’accumulent dans ces lignes les termes qui désignent une inversion : « renverser l’optique du théâtre », « obtenir l’effet absolument opposé », ou encore produire l’effet « séduisant » de « la déplaisante rigidité du modèle » – l’intention de Huysmans est carnavalesque.
Le réalisme, y compris quand il devient le naturalisme et peut-être surtout alors, est un objet éminemment paradoxal, une « puzzling question »41 dont Huysmans démonte ainsi les rouages. En régime démocratique, et quoi qu’en pensent les écrivains dont il est ici question, quand la condition humaine se révèle déterminée par des circonstances physiologiques, politiques et économiques qui interdisent de se laisser prendre au mirage de l’idéal, l’écrivain réaliste ne procède pas à la reproduction de ce qui est mais à une forme de restitution, avec bénéfice. La place qui y est faite à la vie quotidienne, dans sa trivialité, et la subordination des histoires inventées à la grande Histoire qui caractérisent ces œuvres s’expliquent ; celles-ci ont pour objet la condition humaine et, plus précisément, les circonstances contemporaines qui la déterminent dans sa médiocrité. Elles sont donc tristes, c’est bien sûr, mais leur tristesse n’a pas pour corollaire le sérieux quoique l’humour, à quelques égards, l’aggrave. Pour un public familier, comme l’était forcément celui du XIXe siècle, de la littérature d’ancien régime, leur sérieux apparent est en effet miné par son inappropriation au sujet et il touche au burlesque, bien que ne soit en cause aucun travestissement d’une œuvre antérieure. La configuration d’une matière désolante, voire indigne, par une écriture imperturbable, vise une forme de discordance garante de cette nouvelle forme de poésie ; elle permet que se réalise, presque imperceptiblement, la conversion du ridicule en sublime.
Flaubert a écrit que « Yvetot vaut Constantinople » et il a accusé Huysmans de pratiquer dans Les Sœurs Vatard une forme de « préciosité à rebours », en déclarant par exemple sa préférence pour les giroflées sur les roses : « Le Gange, lui écrivait-il, n'est pas plus poétique que la Bièvre, mais la Bièvre ne l’est pas plus que le Gange42. » Il est bien remarquable que la remarque soit adressée au romancier qui, dans A rebours, a procédé au démontage de la machine réaliste car cette concession au sens bourgeois est un leurre43. En régime réaliste, c’est-à-dire humoristique, les sujets les plus insignifiants l’emportent toujours sur les plus grands – les giroflées ont plus de prix que les roses, Yvetot vaut mieux que Constantinople et la Bièvre est plus poétique que le Gange –, d’abord parce que la puissance explosive de la charge réside exactement dans leur nullité (logique du comble oblige) et inversement parce que seule la nullité exige le bénéfice stylistique (étant entendu que relève du style non seulement la syntaxe des phrases mais celle du récit) de l’humour noir. Bouvard et Pécuchet tire sa force et son mystère de ce parti pris.
Un malentendu a bientôt grossi ; l’éloignement des valeurs d’ancien régime et une familiarité grandissante avec les œuvres « réalistes » du XIXe siècle ont fini par avoir raison des effets de dissonance attachés au maniement de l’humour noir, de sorte qu’on tend à lire sans sourciller, y compris quand on y décèle une ironie désormais perçue comme une modulation acide du sérieux, les œuvres prétendues réalistes – sans plus saisir très facilement ni l’humour qui s’y déploie ni, corollaire de cet humour, leur degré d’abstraction, leur dimension expérimentale. L’importance du discours théorique et publicitaire de Zola a contribué à égarer les esprits.
La descendance de Flaubert et de Huysmans est sans doute désespérée mais elle n’est donc pas tout à fait sérieuse – elle l’est à proportion de son humour (noir) ; personne ne songerait plus à l’appeler « réaliste », tant la « confusion » autrefois dénoncée par Baudelaire s’est installée dans les esprits, et son abstraction est désormais saillante : au cinéma, le spectateur la trouve par exemple dans les films de Charlie Chaplin et de Buster Keaton et, s’il ouvre un livre, Kafka, Beckett et quelques textes de Javier Tomeo peuvent lui rappeler les maîtres.
André Breton, Anthologie de l’humour noir, Gallimard, 1940 ; Jean-Jacques Pauvert, Le Livre de Poche, 1966, p. 189. La citation est extraite de A. Meunier [Joris-Karl Huysmans], « J.-K. Huysmans », Les Hommes d’aujourd’hui, n° 263, 1885.
Ibid., p. 190. La citation est tirée de J.-K. Huysmans, En ménage, Charpentier, 1881 ; Romans I, éd. P. Brunel & S. Thorel, Laffont, Bouquins, 2005, p. 367-368.
Trésor de la Langue française, TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine*.*
Claude Pichois, L’Image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, José Corti, 1963, p. 208, note 43.
Les Sœurs Vatard, Charpentier, 1879 ; Romans I, éd. cit., p. 188.
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 28 juin 1853 ; Correspondance, éd. J. Bruneau & Y. Leclerc, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973-2007, t. II, p. 368.
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 9 octobre 1852, ibid., t. II, p. 172.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Michel Lévy frères, 1857 ; Œuvres, éd. A. Thibaudet & R. Dumesnil, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1951, t. I, p. 500.
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 21 août 1846 ; Correspondance, éd. cit., t. I, p. 307.
La lettre précédemment citée se poursuit par ces mots : « Jamais, par exemple, je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. »
Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827 ; Œuvres complètes, éd. J. Massin, Le Club français du livre, 1967, t. III, p. 61.
Victor Hugo, Les Misérables, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1862 ; Œuvres complètes, éd. cit., t. XI, p. 517.
Charles Baudelaire, « Puisque Réalisme il y a », Mesures, 15 juillet 1938 ; Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, t. II, p. 57.
Charles Baudelaire, Salon de 1845, Jules Labitte, 1845 ; Curiosités esthétiques, Michel Lévy frères, 1868 ; Œuvres complètes, éd. cit., p. 352.
Charles Baudelaire, « M. Gustave Flaubert. Madame Bovary – La Tentation de saint Antoine », L’Artiste, 18 octobre 1857 ; L’Art romantique, Michel Lévy frères, 1868 ; Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 84.
Stéphane Mallarmé, Lettre à Gustave Kahn, 13 janvier 1881 ; Propos sur la poésie, éd. H. Mondor, éd. du Rocher, 1953, p. 127.
Théo Hannon, L’Indépendant des Basses-Pyrénées, 25 mars 1879 ; cité dans J.-K. Huysmans, Romans I, éd. cit., p. 78.
Gustave Flaubert, Lettre à Jules Duplan, 7 avril 1863 ; Correspondance, éd. cit., t. III, p. 318.
Gustave Flaubert, Lettre à Alfred Lepoittevin, juillet 1845 ; Correspondance, éd. cit., t. I, p. 252.
Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850 ; Correspondance, ibid., t. I, p. 680.
Voir Charles Baudelaire, Salon de 1846, Michel Lévy frères, 1846 ; Curiosités esthétiques, op. cit., t. II, p. 494 : « Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. »
Léon Cladel a publié en 1862, chez Poulet-Malassis, un terrible roman intitulé Les Martyrs ridicules. Il s’agissait d’une exploration ironique et désolée de l’envers de la bohème que Baudelaire, son préfacier, lisait comme « un de ces livres satiriques, un de ces livres pince-sans-rire, dont le comique se fait d’autant mieux comprendre qu’il est toujours accompagné de l’emphase des passions » ; il ajoutait que « M. Cladel, à qui la drôlerie, non plus que la tristesse, ne manque pas, raconte avec une solennité artistique des faits déplorablement comiques » (Charles Baudelaire, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 184)
Charles Baudelaire, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, Le Présent, 1er septembre 1857 ; Curiosités esthétiques, op. cit., t. II, p. 535 : « J’appellerai désormais le grotesque comique absolu, comme antithèse au comique ordinaire, que j’appellerai comique significatif ». C’est la même opposition que celle établie par Flaubert entre le « comique relatif » et comique « intrinsèque à la vie humaine elle-même ».
Théophile Gautier, « Shakspeare aux Funambules », La Revue de Paris, 4 septembre 1842 ; Souvenirs de théâtre, d’art et de critique, Charpentier, 1883.
Edmond de Goncourt, Les Frères Zemganno, Charpentier et Fasquelle, 1879 ; Nelson, 1921, p. 122.
Emile Zola, Le Ventre de Paris, Charpentier, 1873 ; Les Rougon-Macquart, éd. H. Mitterand, Cercle du livre précieux, 1966, t. II, p. 568.
J.-K. Huysmans, A rebours, Charpentier, 1884 ; Romans I, éd. cit., p. 622.
J.-K. Huysmans, « Les Folies-Bergère en 1879 », Croquis parisiens, Vaton, 1880 ; P. V. Stock, 1905, p. 24-25.
Jean Paul Richter, Vorschule der Æsthetik, 1804 ; Poétique ou Introduction à l’esthétique, trad. A. Büchner et L. Dumont, Auguste Durand, 1862, t. I, p. 294. Huysmans n’a pas lu Jean Paul mais la pensée de ce dernier se rapproche de celle des écrivains de la fin du siècle ; voir Claude Pichois, op. cit., p. 383, sq.
Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, éd. cit., t. I, p. 678-679.
J.-K. Huysmans, A rebours, op. cit., p. 635. J’ai commenté rapidement ce passage dans « La Médecine d’A rebours », publié dans la précédente livraison de la présente revue, dont le présent article prend la suite.
J’emprunte cette expression à Charles Baudelaire, « Morale du joujou », Le Monde littéraire, 17 avril 1853 ; Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p. 587.
Gustave Flaubert, Lettre à J.-K. Huysmans, février-mars 1879 ; Correspondance, éd. cit., t. V, p. 569.
Ce qui ne signifie pas que Flaubert cherche à égarer Huysmans : il dénonce ce qui pourrait relever du système et s’adosserait à l’idée qu’on a raison, qu’il réfute absolument. Il est vrai d’autre part qu’il est lui-même éloigné de viser exclusivement le « réalisme » : sa Carthage n’est ni réaliste ni bien humoristique – en revanche Madame Bovary, « Un cœur simple », L’Education sentimentale et Bouvard et Pécuchet sont l’un et l’autre (ou l’un ou l’autre, tant les deux termes sont alors substituables).