Le titre du premier chapitre du Cousin Pons désigne son malheureux héros comme « un glorieux débris de l’Empire » dont on apprend bientôt qu’il collectionne lui-même des « débris du dix-septième et du dix-huitième siècles »1 très estimables – ainsi un portrait par Greuze – et qu’il détient quelques joyaux de la Renaissance italienne. Le portrait de ce « glorieux débris » s’ouvre sur quelques mots qui donnent la note : sous son chapeau « s’étendait une de ces figures falotes et drolatiques comme les Chinois seuls en savent inventer pour leurs magots »2, et Balzac de convoquer une écumoire, un potiron, le « bloc erratique » d’un nez dominant la plaine. A deux reprises cette face sera qualifiée de « grotesque », au plus loin du beau idéal ordinairement associé au nom de Raphaël ou Corrège et généralement des œuvres aimées de Pons comme de Balzac. Dès les romans et les nouvelles des années 1830, où reviennent sans cesse sous sa plume des mentions du peintre de la grâce, c’est en effet le beau idéal que semblait poursuivre le romancier et qu’il vantait, ainsi à travers ses éloges de la peinture de Girodet ; le « chef-d’œuvre inconnu » de Frenhofer, où n’était finalement préservée, de l’accumulation d’une matière épaisse, que la splendeur d’un pied divin, semblait ainsi devoir représenter une Vénus anadyomène, soit l’image par excellence d’une chair modelée par l’Idée.
A cette époque, comme toujours irrité par Hugo, Balzac condamnait le grotesque comme il condamnait le romantisme, dans un article facétieux intitulé Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent. Mais cette condamnation était assortie d’une curieuse proposition :
Semblables aux Chinois qui, partis du beau idéal peut-être, sont parvenus aux magots et aux chimères, nos hommes d’esprit se sont mis à considérer le crapaud dans toutes ses formes et sous tous ses aspects3.
Du crapaud, donc, comme figure par excellence du grotesque – je relève bien sûr que le crapaud n’est pas absent du Cousin Pons et que même, sous le nom démoniaque d’Astaroth, il en impose. En affirmant que les Chinois sont « partis du beau idéal peut-être » pour arriver « aux magots et aux chimères », suivant le principe d’une évolution à rebours, Balzac raisonne bien sûr en amateur de la physiognomonie, cette curieuse science inscrite aux confins incertains de la zoologie, de la morale et de l’esthétique, suivant laquelle la conformation du visage est déterminée par les puissances de l’âme. Il semble plus précisément se rappeler les recherches de Camper et Lavater sur la ligne d’animalité, définie par l’angle de la face avec l’horizon et ordinairement illustrée par des figures de toutes les étapes susceptibles de conduire de la grenouille à Apollon. Peut-être inspirée aussi par les créatures hybrides du bassin de Latone à Versailles, que Dumas avait décrites dans Le Collier de la Reine quelques années plus tôt, la déclaration du romancier anticipe sur le travail de Grandville qui, en 1844, déclinait en sept étapes la décadence d’Apollon jusqu’à la grenouille.
La passion du beau idéal pourrait-elle conduire à quelque chose comme « le laid idéal », suivant la formule inventée par Théophile Gautier dans son examen d’une « Collection chinoise » 4 ? La pertinence de cette question est confirmée dans La Fille aux yeux d’or, à propos d’un turban :
[…] un de ces turbans que savent inventer les femmes anglaises quand elles arrivent à un certain âge, et qui auraient infiniment de succès en Chine, où le beau idéal des artistes est la monstruosité5.
Il ne s’agit plus d’évolution, fût-ce à rebours, mais littéralement d’inversion quand « le beau idéal des artistes est la monstruosité » en elle-même. Or dès sa première apparition, où il est exhibé par une instance de bonimenteur ou de montreur, Pons est qualifié de « monstre-né ». Nous y sommes : voilà un roman consacré à l’amour du beau qui impose immédiatement, dans une manière de jubilation, la laideur.
On peut avancer que Le Cousin Pons est un roman de structure concentrique, organisé autour d’une merveille, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à son intrigue, pas seulement au fait qu’il raconte le progressif confinement de Pons dans son appartement de la rue de Normandie, prisonnier de la toile d’araignée tissée par ses ennemis : surtout, il repose sur un système de gigognes dont le centre est occupé par la collection, « l’héroïne de cette histoire »6. Rien de plus précieux que le « musée Pons », ce « sanctuaire », ce lieu sacré qu’il faut protéger des profanations. Pendant un temps Schmucke, tout à fait ignorant de la « valeur vénale »7 de ce trésor, fait barrage à la convoitise par sa naïveté mais la Cibot, d’abord la vigilante gardienne du temple, devient bientôt l’instrument de toutes les transgressions quand sa « probité positive » se retourne en « probité négative »8.
Le musée Magus est, quant à lui, bien gardé par des chiens affamés et personne ne pénètre dans le cabinet de Fraisier, qui oppose au visiteur une porte de prison dont la Sauvage est – c’est tout dire – le « Cerbère ». On pourrait presque résumer le roman à une affaire de portes bien ou, plus souvent, mal fermées – que Rémonencq ne s’éloigne jamais du pas de sa porte, les oreilles à l’affût, et presque tous les malheurs de Pons et Schmucke s’ensuivent. L’évanouissement des seuils est l’indice que l’époque marque le règne du désordre, de l’entropie consécutive au réveil de la Terreur suscité par l’avènement au pouvoir de Louis-Philippe, le fils de Philippe-Egalité9. Dans ces conditions il importe que le travail de Schmucke au théâtre ait trait aux partitions, qui sont une garantie d’ordre et, par conséquent, de préservation du sens, et que la première cause des chagrins de Pons soit l’offre d’un éventail à sa « cousine » : l’éventail est un objet soigneusement articulé qui délimite un espace et dont le mouvement est par définition dialectique.
Les pièces les plus précieuses de la collection de Pons, ainsi Le Chevalier de Malte de Sébastien del Piombo, sont des toiles de la Renaissance italienne soigneusement choisies par un antiquaire qui marche sur les traces de Winckelmann et de Mengs. Ce Chevalier de Malte est digne de Raphaël, dont il est remarquable que le nom soit convoqué même à propos de la divine musique jouée par Schmucke à la veille de l’agonie de son ami : « il broda des caprices exécutés avec la douleur et la perfection raphaëlesques de Chopin10 », « il se surpassa, et plongea le vieux musicien qui l’écoutait dans l’extase que Raphaël a peinte11 ». Il est vrai qu’à Schmucke manque l’audace nécessaire au créateur pour réaliser une œuvre et que Pons, « gastrolâtre » et « bricabracomane », n’a accès qu’à la petite monnaie de l’absolu, qui est la manie. Tous deux ont cependant « le génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un grand poète »12. Surtout, ils incarnent à leur manière ce qu’ils aiment et qu’ils protègent car ils sont unis par ce qu’on pourrait appeler « le beau idéal de la tendresse » ; c’est alors le nom de La Fontaine qui est convoqué, avec la mention d’un « temple », d’une façon tout à fait sérieuse13. Qu’on pense seulement à cette déclaration de Schmucke à Pons qui, sous sa forme pourtant rugueuse, dit tout de la transparence des belles âmes : « Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir…14»
L’appartement de la rue de Normandie est donc cerné par des ennemis ; autour de Pons et Schmucke s’étagent quelques cercles de l’enfer parisien où règnent la Cibot, Rémonencq, Poulain et Fraisier, enfin la présidente Camusot de Marville, flanquée d’une Cécile bien mal nommée puisqu’il « avait été impossible de faire une musicienne de cette fille un peu rousse »15. Le contraste est fortement accusé : Balzac rend compte de la hideur variée de ces figures, contre lesquelles il dresse sa satire, en recourant au burlesque qui lui permet d’énoncer l’éloignement du beau idéal tout en en convoquant le fantôme – la Vivet est par exemple une « Didon d’antichambre »16 ! On se rappelle l’Histoire ancienne de Daumier, publiée dans Le Charivari en 1842 et 1843, qui dénonçait à la fois la mode néoclassicique et le prosaïsme du temps, par la représentation la plus cocasse de héros de l’Antiquité visiblement exilés. Ce jeu doit pourtant conduire à s’interroger sur la possibilité de concevoir comme Baudelaire, grand lecteur de Balzac, une forme d’« héroïsme de la vie moderne ». L’« héroïsme » de Schmucke, quand il prend la Cibot par la taille afin de l’éloigner de Pons, par exemple, ou quand il prononce son « mot héroïque » (« Nus pricapraquerons ensemple ! »17) n’est pas si dérisoire quoiqu’il suscite le rire : l’ironie mise en œuvre à l’encontre du personnage n’absorbe pas tout, au contraire elle laisse un reste qui a son prix. Sur un autre plan les références à Napoléon, qui se multiplient à propos de Pons, de Gaudissart et même de Fraisier, permettent d’installer cette imposante figure dans le roman, au moins au titre de trace18 – c’est le paradoxe des « débris », glorieux ou moins glorieux. Le burlesque marque ainsi le retrait de l’héroïsme et du beau, sur un mode farceur et nostalgique tout ensemble. Loin de là le grotesque, autre grand instrument de la satire de Balzac, peut inquiéter quand défile au chevet de Pons un bestiaire infernal de hyènes, de tigres, d’araignées ou de vipères grouillant dans l’obscurité, qui évoqueraient les tentations de saint Antoine au désert.
Il est vrai que les jeux du burlesque et du grotesque (le premier d’inspiration païenne et classique, le second moderne et chrétien) s’exercent aussi à propos de Schmucke et surtout de Pons. Il a déjà été question de la laideur de Pons, « face » ou « figure grotesque » pareille à une « écumoire » et « écrasée en forme de potiron »19. La description de Schmucke est quant à elle éludée au profit d’une simple analogie : le narrateur considère que le sobriquet des « deux casse-noisettes » dispense de donner le portrait du musicien, qui « était à Pons ce que la nourrice de Niobé, la fameuse statue du Vatican, est à la Vénus de la Tribune »20. Si Pons et Schmucke sont au laid ce que sont la Vénus de Médicis et la Niobé du Vatican, grandes références de Winckelmann, au beau, ils touchent assurément à une forme d’idéal…
Rien de commun avec les jeux qui prennent pour cible la Cibot, par exemple, ou Fraisier : dans le cas de ce dernier les apparences n’ont rien de trompeur, il a l’air d’une vipère et il est une vipère – un animal à sang froid qui, du reste, ne transpire pas. Ce qui, à l’opposé, justifie les apparences de Pons et Schmucke relève d’un principe d’inversion des figures : comme l’amant d’Alcibiade, ils sont des boîtes de Silène dont la laideur extérieure dissimule et désigne à rebours l’inestimable valeur qu’elle contient. Il n’est du reste pas exclu que Balzac ait à l’esprit quelques souvenirs du _Banquet _: Pons n’est-il pas appelé facétieusement, au début du roman, un « vieil Alcibiade »21 ? De plus, sa double qualité de pique-assiette et de collectionneur fait de lui un nouveau fils de Richesse et Pauvreté dont le principal attribut est de circuler d’une maison à une autre, d’un magasin à un autre pour rendre des services et pour chiner, ces deux manies lui permettant d’entretenir un lien avec l’invisible, soit de relier la terre et le ciel : il en va du principe dialectique que précisément l’esprit de la monarchie de Juillet met à mal22.
L’inversion de la figure attachée au motif du silène fait exception dans la pensée antique qui généralement, comme l’écrivaient Hegel dans l’Esthétique et madame de Staël dans Corinne, postule l’unité, l’appropriation de la figure à l’idée dont elle est le signe : le système du beau idéal veut que la beauté de la Vénus de la Tribune rayonne du dedans vers le dehors, d’une manière parfaitement continue – c’est le principe de la grâce auquel sont attachés Girodet et Balzac. En revanche ce motif s’est accordé avec une pensée chrétienne, développée en particulier par Erasme dans ses Adages ; qu’on pense à la Passion : la laideur extérieure du Christ douloureux, outragé, pantelant sous la croix, marque une élection à rebours et elle est le signe paradoxal de sa divinité. De même les cathédrales, comme on le lit dans Les Proscrits : les monstres et les gargouilles qui se tordent sur les flancs de l’édifice protègent et signalent inversement la lumière divine qui se recueille dans l’autel. Le principe se décline : le Christ ne naît pas dans un palais mais dans une crèche et « les derniers seront les premiers »… Ainsi pourrait s’esquisser une curieuse généalogie de ce qu’on a appelé « le réalisme ».
L’exploitation par Balzac du registre burlesque, qui dit l’éloignement du beau idéal, soutient celle du grotesque et semble pouvoir être appréhendée en termes de substitution d’un paradigme, confusément chrétien et moderne, à un autre qui est classique et païen. Balzac reconduit en effet l’interprétation de l’Histoire qui déterminait déjà l’organisation de l’Esthétique de Hegel et dont Hugo donnait sa version dans la préface de Cromwell, bien avant que Baudelaire ne l’exploite dans Les Fleurs du mal en dédiant ses vers à une « muse malade », moderne et chrétienne, quand le temps de « Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons », a passé : les « inventions de nos muses tardives » sont infusées de christianisme et même de catholicisme, le diable n’est jamais bien loin. En associant le burlesque et le grotesque, l’auteur du Cousin Pons fait jouer l’articulation du païen et du chrétien, soit de l’antique et du moderne, de la grâce selon Winckelmann et de la grâce selon les Evangiles. Les deux paradigmes comportent même des aspects géographiques et, si l’on peut dire, météorologiques : la terre du beau idéal est la Grèce ou l’Italie et le soleil y brille toujours ; au contraire la modernité a son séjour dans les pays du Nord, la Flandre ou l’Allemagne, et elle est frileuse – ce qui fera dire aux Goncourt que « L'académie du XIXe siècle ce n'est pas le nu, c'est l'habit »23. Qu’on pense encore à l’éventail de Watteau, avec ses deux faces, et au chapitre consacré aux saisons de la vie de Pons : l’été a passé, voilà un roman de l’hiver – hiver de Pons, hiver peut-être de la civilisation.
On comprend, suivant cet agencement, que Schmucke soit ordinairement désigné dans le roman comme un agneau : Balzac s’amuse bien sûr des ressources de la physiognomonie animale et il ironise, car les agneaux ne sont pas réputés pour leur astuce, tout en songeant certainement à la fable de La Fontaine, « Le Loup et l’agneau »24 ; il suggère aussi la dimension christique d’un personnage à qui il arrive de ressusciter Pons, qui entend par le cœur et dont la tendresse touche au sublime. Il y a une cohérence, au-delà, dans le fait que cet être céleste ait une figure grotesque, qu’il vienne d’Allemagne, que son chat (qui nous a été présenté dans un merveilleux passage d’Une fille d’Eve) s’appelle Mürr, voire que son domicile à lui (d’après Une fille d’Eve, toujours) soit livré à la poussière, aux écorces, aux débris de toutes sortes même si s’épanouissent à sa fenêtre quelques fleurs naïves comme lui. On peut penser au prologue de Gaspard de la Nuit, qui touche au même sujet et qui convoque aussi le nom de Hoffmann : puisque la poésie des anges, celle de Béatrice à la harpe et à la rose, est devenue inaccessible, autant envisager des accointances plus fantasques, voire diaboliques, imaginées sur le modèle du jacquemart de la cathédrale de Dijon, et rêver « Harlem ». On peut penser aussi, un peu plus tôt, à Albertus dont les premiers vers proposent de renoncer au pays de Mignon, où poussent les orangers, pour s’installer en Flandre. Allemagne et Flandre : il n’est pas besoin d’aller en Chine, voilà des terres du « laid idéal » beaucoup plus accessibles.
Au printemps de son existence, Pons a voyagé en Italie et il en a rapporté des trésors mais le froid s’est donc installé et il se trouve que cet hiver coïncide avec le présent de l’écriture du roman, puisque l’action s’achève approximativement à la date où Balzac entame sa composition. Il prend donc en partie pour objet ses propres conditions de possibilité à une époque régie par des valeurs marchandes et ignorante du beau, qui se dresse contre toute ambition artistique : La Cousine Bette montrait déjà, à travers l’histoire de Steinbock, un génie écrasé par son temps comme le romancier lui-même, acculé par les dettes et contraint de débiter son art en tranches feuilletonesques pour damer le pion à Eugène Sue25.
On lit ainsi que la locomotive du progrès affute, le long de son « railway », de dangereux graviers qui en s’insinuant dans les cœurs sensibles les conduisent à la mort. Voilà donc l’histoire de deux âmes pures, éprises de la grâce dans une époque qui n’en connaît rien puisque la présidente Camusot de Marville, qui en incarne l’esprit, a été incapable de dire seulement « merci » à Pons quand il lui a offert le bel éventail. Ces deux âmes pures sont exposées aux hideurs contemporaines et incapables de s’y adapter, ce qui en les rendant ridicules atteste leur grandeur : il est obliquement question de ce que Baudelaire appelait le « possible de la poésie moderne », dont il se pourrait bien qu’elle se réserve désormais dans le grotesque.
On reconnaît dans l’histoire ainsi esquissée quelques traits d’un genre, allemand bien sûr : le Märchen romantique qui a également inspiré l’auteur d’Onuphrius. La plupart de ces récits se rapportent à la poursuite de l’art quand rôde dans la ville un « Lucifer latent »26, quand le diable est partout avec son cortège d’animaux malfaisants, vipères et araignées, tigres attachés à détruire de pauvres « casse-noisettes » : c’est tout l’objet par exemple du Marchand de sable, de La Leçon de violon (que Balzac a pour une part adapté dans Le Chef-d’œuvre inconnu) ou du Vase d’or, l’histoire des tribulations du pauvre étudiant Anselme27. Il faut insister sur ce point, que Louis Bertrand aussi a mis en évidence dans le prologue de Gaspard : le diable romantique n’a ni queue ni cornes, il porte l’habit noir et n’est pas une créature surnaturelle28 ou bien, s’il l’est, il faut comprendre que la modernité elle-même est surnaturelle. Baudelaire s’y est consacré dans De l’essence du rire et dans Quelques caricaturistes français, où il est question de Hoffmann et de Balzac à propos de Daumier car la caricature, où le poète perçoit un fond diabolique, est en cause dans ce contexte. Qu’on pense au portrait de la Cibot, cette redoutable Bellone à moustaches dont les chairs rappellent le beurre d’Isigny : Balzac accuse le trait, force les contrastes, creuse ses figures. Voilà qui touche au fantastique, un fantastique moderne et immanent qui s’oppose au merveilleux ancien ; c’est un nouvel élément du paradigme mis en évidence plus haut, qui réunissait le Nord, le grotesque, l’hiver et la modernité contre l’Italie, le beau idéal, le soleil de midi et l’antiquité. Le Cousin Pons est un roman fantastique, au même titre que Le Chef-d’œuvre inconnu qui portait du reste pour sous-titre, dans la version publiée par L’Artiste, « conte fantastique ».
Plutôt qu’il ne suscite l’hésitation du lecteur, le fantastique ainsi entendu repose sur le frottement de registres discordants et il produit des effets humoristiques : il fait jouer ensemble une aspiration à l’idéal que représente l’Atlantide, dans Le Vase d’or, et les contraintes prosaïques du monde comme il est, représenté par la ville de Dresde d’une manière à la fois railleuse (Anselme est ridicule, comme Pons et Schmucke) et émue parce que les rêves ont de la grandeur. Voilà qui pourrait expliquer le subtil réglage tonal mis au point dans le roman, que Balzac décrit lui-même après avoir portrait Pons* *: « cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire29 ». On a observé que, lorsqu’il est question de Pons et de Schmucke, l’ironie de Balzac laisse toujours un reste, que son mouvement permet de conserver au moins la trace de ce dont elle exprime indirectement la nostalgie ; elle devient donc humour. Si les ressorts rhétoriques de l’ironie et de l’humour sont les mêmes, polyphoniques, leurs cibles sont distinctes : mise au service de la satire, la première s’attaque au mal, à la méchanceté des Rémonencq et des Marville, ces serpents, tandis que le second relève la misère, la chétiveté, la précarité (j’emploie à dessein des mots empruntés au vocabulaire chrétien car le problème est tout moderne) attachée à la condition humaine en tant que telle et, de la mélancolie qui l’infuse, il porte le signe dans un nom qui renvoie à l’*humeur* noire30.
Parce qu’il prend ainsi pour objet ce que Baudelaire appelait « son pauvre moi […] sa ligne brisée »31, quand le beau idéal n’est plus qu’une coquille vide, l’humour est universel et il touche au pathétique. Comme l’a montré Jean Paul Richter, dont le nom apparaît dans le roman, il est par conséquent dans sa nature d’être dialectique : en effet Balzac cabriole, inverse le haut et le bas, pratique la culbute ou l’hystéronprotéron (suivant la logique des Béatitudes évoquée un peu plus haut) et fait jaillir, en alternance, le rire des larmes et les larmes du rire – c’est ce que le romancier allemand appelle le « renversement du sublime »32 et qu’il associe à l’idée d’une descente aux enfers, ouvrant toutefois la porte du ciel. On reconnaît quelque chose de Pons et de Schmucke, avant l’heure, dans son évocation, à propos de Sterne, d’une « allégorie de toutes les manies humaines, et de cette tête d’enfant qui se conserve au fond de chaque tête humaine comme dans un carton à chapeau, et qui, bien que cachée sous plus d’une enveloppe, se dresse quelquefois nue dans l’air, et reste souvent seule sur les épaules et sous les cheveux blancs de l’homme arrivé à la vieillesse et à la décrépitude » 33.
Alors Le Cousin Pons apparaît comme une réduction de La Comédie humaine, dont la préface aux Etudes philosophiques montrait qu’elle trace aussi un chemin de l’enfer au paradis, en souvenir de Dante, et qui était conçue suivant le modèle d’une cathédrale : la logique des emboîtements est vertigineuse. Le beau idéal conservé dans le sanctuaire de Pons est une image des « beautés pures de l’autel » installées, suivant Félix Davin, au sein de cet édifice au dehors duquel « se pressent les passions humaines sous de fantastiques figures d’hommes ou d’animaux »34. L’ensemble, auquel ce roman testamentaire ne cesse de rendre hommage, serait ainsi déterminé par le principe contrariant de la figuration inverse, mélancoliquement voué à abriter l’idéal ou la poésie sous l’enveloppe extravagante et prosaïque du grotesque. Le réalisme selon Balzac est un jeu de l’envers : à défaut du beau, une tentative humoristique de configuration du « laid idéal ».
« Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent », La Mode, 20 février 1830 ; Œuvres diverses, Pléiade, t. II, p. 742-743. Cité par José-Luis Diaz, « Ce que Balzac fait au fantastique », L’Année balzacienne, 2012/1, n° 13, p. 61-83.
Théophile Gautier écrit : « Les Chinois ont une manière d’envisager l’art qui leur est toute particulière. – Les autres nations, à commencer par les Grecs, qui l’ont atteint, cherchent le beau idéal ; les Chinois cherchent le laid idéal », « Collection chinoise », Le Moniteur universel, 6 juillet 1855 ; repris dans Les Beaux-Arts en Europe, Michel Lévy, 1855, p. 131. Je remercie Sébastien Mullier de m’avoir fait connaître ce passage.
Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, 1835 ; A. Houssiaux, 1855, p. 273.
Quant à la question des seuils, voir Nathalie Preiss, « La salle à manger ou le jardin d’Ulysse », Nathalie Preiss et Jean-Jacques Gautier, Balzac architecte d’intérieurs, Somogy, 2018, p. 131.
Voir à ce sujet, ici-même, les communications de Françoise Gaillard et de Bernard Gendrel.
Voir Gérard Gengembre, Napoléon : L’Empereur immortel, Editions du Chêne, 2002.
Voir Nathalie Preiss, « Salle arabesque ou salle des pendules », Balzac architecte d’intérieurs, éd. cit., p. 60.
Jules et Edmond de Goncourt, En 18.., Dumineray, 1851, p. 22.
Voir l’Avertissement quasi littéraire du roman : « Tous ceux qui publient leurs ouvrages en feuilletons n’ont plus la liberté de la forme, ils doivent se livrer à des tours de force qui, depuis quelque temps, les assimilent, hélas ! aux célèbres ténors, ils en ont et les appointements et la gloire viagère. » Le Cousin Pons, op. cit., p. 396.
Charles Baudelaire, « Théodore de Banville », Sur quelques-uns de mes contemporains, 1861 ; Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, éd. C. Pichois, Gallimard, 1976, t. I, p. 168.
Aloysius Bertrand, _loc. cit. _: « Cela est positif. Le diable existe. Il pérore à la Chambre, il plaide au Palais, il agiote à la Bourse. On le grave en vignettes, on le broche en romans, on l’habille en drames. On le voit partout comme je vous vois. »
L’évidence de ce rapprochement entre le fantastique et l’humour s’est aujourd’hui perdue mais il s’agissait alors d’un lieu commun. Un critique anonyme de La Revue de Paris examinait ainsi l’œuvre de Jules Janin : « j’oppose plutôt que je ne compare son originalité au fantastique des Allemands et à l’humour des Anglais » (La Revue de Paris, novembre 1832, t. XLIV, p. 64 ; cité par José-Luis Diaz, art. cit.).
Charles Baudelaire, « De l’idéal et du modèle », Salon de 1846, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 455.
Jean Paul Richter, Poétique ou Introduction à l’Esthétique [1804], trad. A. Büchner & L. Dumont, Auguste Durand, 1862, chapitre VII, § 32, t. I, p. 294. Sur l’enfance dans le roman, voir la communication de Mireille Labouret.
Félix Davin, « Introduction » aux Etudes philosophiques, 1834 ; Œuvres complètes, La Pléiade, t. X, p. 1217.