Le XIX^(e) siècle a cherché dans le passé, afin de se comprendre lui-même et de construire sa légende, des reflets qu’il a souvent aperçus dans la Renaissance parce que les guerres de religion apparaissaient à beaucoup comme l’anticipation d’événements plus récents1. Il ne s’agissait toutefois pas seulement de relire l’Histoire, l’enjeu était aussi formel ; l’entreprise de la Pléiade apparaissait comme exemplaire d’une refondation de la poésie qui présentait l’avantage de n’être pas encore classique2 et pouvait inspirer les contemporains préoccupés de puiser à une source française, contre l’afflux contemporain des littératures anglaise et allemande, une eau limpide. C’est dans ce contexte que Ronsard et ses contemporains mais aussi les poètes du règne de Louis XIII qui leur furent associés, parce qu’ils subissaient depuis deux cents ans les effets de la condamnation de Malherbe, commencèrent d’être réhabilités.
L’Académie lança en 1826 un concours qui récompenserait le meilleur ouvrage consacré à la poésie française du XVI^(e) siècle et Sainte-Beuve s’attela à cette tâche en publiant dans Le Globe plusieurs articles, avant de dresser son fameux *Tableau historique et critique de la poésie française du XVIe siècle *; s’ensuivit la composition par Hugo de quelques poèmes, insérés dans l’édition de 1828 des *Odes et ballades *: ainsi « Le portrait d’une enfant », qui s’ouvre sur une épigraphe empruntée à une chanson des Amours de Marie, et « Pluie d’été », orné de vers de Belleau également reproduits dans le *Tableau *; « A Madame la Comtesse A. H. » est précédé de vers de Sainte-Beuve tirés de « A la rime », qu’il avait inséré dans ses Œuvres choisies de Pierre de Ronsard3 et que Banville citerait encore largement dans son Petit traité de poésie française4. Cette filiation désignait les pièces concernées comme des « odelettes », suivant un mot forgé par Ronsard pour désigner des pièces légères, d’inspiration anacréontique, par opposition aux plus grandes « odes »5.
A la même époque, Nerval alliait l’étude de Ronsard, dans Choix des poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier6, avec l’écriture d’odelettes qu’il justifiait et définissait de la sorte :
[…] en ce temps, je ronsardisais, – pour me servir d'un mot de Malherbe. Considérez, toutefois, le paradoxe ingénieux qui fait le fond de ce travail : il s'agissait alors pour nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française, affaiblie par les langueurs du dix-huitième siècle, troublée par les brutalités des novateurs trop ardents; mais il fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte à l'invention et aux formes générales. […]
Eh bien ! étant admise l'étude assidue de ces vieux poètes, croyez bien que je n'ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m'impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poètes de notre temps.
Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m'avaient servi de modèle. C'était encore une forme classique, imitée par lui d'Anacréon, de Bion, et, jusqu'à un certain point, d'Horace. La forme concentrée de l'odelette ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s'est inspiré si heureusement de Pétrarque […]7.
Nerval reconnaît ainsi s’être mis à l’école des poètes de la Renaissance par goût de formes savantes mais d’autant plus séduisantes en ce temps que petites – jamais il n’aurait tenté d’imiter les hymnes pindariques mais il lui convenait, comme à Gautier et bientôt à Banville, à Baudelaire aussi parfois, d’exhiber une forme d’humilité, de se poser en « poeta minor ». A la suite de Nerval, en 1844, Gautier réunit des essais sur les poètes baroques sous le titre Les Grotesques en revendiquant la même posture ; c’était un manifeste crypté du romantisme par lequel il faisait entendre indirectement la voix du Petit Cénacle, après qu’avait retenti celle plus sonore de Hugo dans la préface de Cromwell.
L’entreprise se poursuivit au moins jusqu’en 1861 où, autour d’Eugène Crépet, Banville et Asselineau œuvrèrent à de semblables tâches, non loin de leur ami Baudelaire qui contribuait au tome IV de l’anthologie (sur les contemporains)8. Asselineau présentait par exemple Rémy Belleau tandis que Banville se consacrait à Ronsard, en quelques pages qu’il reproduisit dans son Petit Traité de poésie française. Comme Nerval, ce dernier composait des « odelettes », fort nombreuses, réunies dans les Odes funambulesques et, bien sûr, dans le recueil Odelettes qu’il dédiait à Sainte-Beuve en ces termes :
Vous avez retrouvé la France des rimeurs d’odelettes, et c’est vous qui nous avez appris à lire dans Ronsard. Quand vous avez pratiqué votre critique, vous avez fondu les plus rares suavités du sentiment personnel dans une forme travaillée de main d’ouvrier, et qui touche d’un côté à Callimaque, de l’autre côté à Belleau. C’est à cause de cela que je vous dédie ces quelques pages. Votre œuvre entière, n’est-ce pas l’odelette du dix-neuvième siècle ?
Parallèlement à la publication de Les Poëtes français9, Banville publiait encore Améthystes, nouvelles odelettes amoureuses sur des rhythmes de Ronsard, et il y citait en épigraphe la notice de Sainte-Beuve.
En Ronsard, Banville affirmait trouver une figure d’Orphée, dont le modèle le persuadait de poursuivre une entreprise véritablement lyrique. La démarche de Gautier et de Baudelaire, plus sensibles à l’idée d’un bouleversement historique, a été autre ; la référence à la Renaissance et à l’âge baroque devait leur permettre à l’un et à l’autre, suivant des chemins variés, d’affirmer leur appartenance à des marges : tandis que Gautier s’identifiait à Matamore (Hugo figurant le capitaine, dans les Souvenirs du romantisme), Baudelaire trouverait un charme singulier dans la parfaite réalisation de petites formes comme l’odelette et s’identifierait, à travers elles, aux « éclopés de la vie », bientôt l’auteur de « petits poèmes en prose » (quand les œuvres de Fénelon, de Chateaubriand ou de Vigny n’exigeaient pas une telle épithète) – dandy certainement mais « pauvre diable » aussi à l’image des poètes chéris de Gautier, à l’image de Louis Bertrand, de Xavier Forneret, Charles Lassailly et tant d’autres oubliés. Un chemin se dessine au moins dans ses vers, qui mène de la compassion pour la « jeune saltimbanque », la « mendiante rousse » et les « petites vieilles » à la célébration de grâces inverses ou d’horreurs familières : « pas […] une lionne illustre », « une affreuse Juive », « le monstre » de certain « paranymphe d’une nymphe macabre », jusqu’à « une charogne » curieusement démarquée des roses de Ronsard. Cette voie n’est pas la seule qui traverse le domaine de Baudelaire mais elle est principale et jalonnée de références à la poésie de la Renaissance. Parmi tous les poèmes que je viens d’évoquer, « A une mendiante rousse » a une importance particulière parce qu’en vue de l’édition de 1861 Baudelaire l’a extrait de la section « Spleen et idéal » pour l’installer dans les nouveaux « Tableaux parisiens », la partie la plus moderniste du recueil d’où procèderont bientôt les *Petits poëmes en prose *: voilà qui désigne cette pièce comme un pivot.
Un événement minuscule survenu au début des années 1840 avait suscité un petit jeu poétique. Champfleury et Banville ont relaté leur rencontre10, dans le Quartier latin, de deux sœurs saltimbanques, joueuses de guitare, dont la plus jeune se dédiait aux plaisirs de Lesbos ; Pierre Dupont, Adèle Esquiros, Baudelaire et Banville ont célébré en vers la fille aux cheveux fauves, qui inspirait aussi le peintre Emile Deroy. Le premier composa une pièce un peu mièvre, « La Joueuse de guitare », où il donnait la parole à son personnage :
Et si j’étais reine de France,
Que ferais-je de tout mon bien ?
Oh ! je n’en serais point avare ;
J’achèterais une guitare
A toute fille qui n’a rien11.
Banville imagina de son côté « A une petite chanteuse des rues »12, où il chantait la beauté de la jeune fille en convoquant les charmes du Rhin, de l’Orient, Venise, l’Espagne, pour finir par voir en elle « une folâtre Colombine ». Dans l’intervalle, et Baudelaire aussi y songera, sera apparue Mignon :
Toi, la Bohème à l’œil noir
Qui, le soir,
D’une dorure fanée
Serrais ton ample chignon, –
Et Mignon
Est-elle ta sœur aînée ?
C’est bien de la bohème qu’il est question, au sens où George Sand la peignait dans *La Dernière Aldini *: un objet très particulier à ces années du XIX^(e) siècle mais que le poète évoque en vers « renaissants » puisque son sixain, qui fait alterner heptasyllabes et trisyllabes, est emprunté à deux poèmes célèbres, « Bel aubépin » de Ronsard, et « Avril » de Belleau, cités dans le grand Tableau de Sainte-Beuve – voilà qui désigne le poème, ou la chanson, comme une « odelette »13.
Un petit nœud se forme ici, qui s’apparente à l’un de ces clichés dont Baudelaire proclamait que leur invention procède du génie. La même chanteuse, semble-t-il, lui a inspiré une de ses premières pièces, « A une jeune saltimbanque » :
Nous t’aimions bien jadis, quand sur ta triste harpe
Tu raclais la romance, et qu’en un carrefour,
Pour attirer la foule à voir tes sauts de carpe,
Un enfant scrofuleux tapait sur un tambour ;
Quand tu couvais de l’œil, en tordant ton écharpe,
Quelque athlète en maillot, Alcide fait au tour.
Qu’admire le bourgeois, que la police écharpe.
Qui porte cent kilos et t’appelle mamour.
Ta guitare enrouée et ta jupe à paillettes
Etalaient à nos yeux le rêve des poètes,
La danseuse d’Hoffmann, Esmeralda, Mignon.
Mais déchue à présent, te voilà, ma pauvre ange.
Sultane du trottoir, ramassant dans la fange
L’argent qui doit soûler ton rude compagnon14.
Cette jeune saltimbanque s’apparente, comme il convient, à Mignon et à Esmeralda mais le poète se consacre à sa déchéance, dans le souvenir d’un ancien éclat qui tirait son charme de la discordance. Ce bel oxymore, « Sultane des trottoirs », et tout le tercet qui couronne le sonnet écartent Baudelaire de Dupont et de Banville, de Deroy aussi : une beauté se réserve dans la décadence même du rêve bohème, qui déjà reposait sur l’oxymore, le dépassement d’une contradiction logée dans l’image d’une « guitare enrouée » qui « étale » pourtant « le rêve des poètes ». Il est donc question du temps, qui accomplit son œuvre et range la jeune saltimbanque aux côtés de « celle qui fut la belle heaulmière », mais aussi d’une loi secrète qui fait surgir, de la hideur, une poésie étrange.
La saltimbanque des vers de jeunesse est devenue, dans Les Fleurs du mal, « une mendiante rousse »15 : elle s’est dépouillée de sa harpe et de sa guitare, elle ne chante ni ne danse plus, ce qui l’éloigne non seulement de Mignon et d’Esmeralda, les brillantes figures de la bohème, mais a priori aussi du poète qui se mire si souvent, au XIX^(e) siècle, dans des figures de baladins. La jeune fille s’apparente désormais à la « muse malade » et à la « muse vénale », voire à celle qui n’est « pas une lionne illustre » ; derrière ces figures se retrouve un motif ancien qui est celui de « la belle gueuse » – le poète, compatissant aux misérables dont il partage le destin, plaide pour les « maigres orphelins séchant comme des fleurs », les « matelots oubliés dans une île », les « captifs » et les « vaincus », pour quiconque paraît non seulement abandonné mais aussi indéfendable. De sorte que, dénonçant un scandale, il en provoque toujours un autre16.
Valery Larbaud17 s’est interrogé sur cette beauté qui semble venir d’Italie, où elle a été célébrée par Claudio Achillini avant de s’acclimater en Angleterre, grâce à Philip Ayres par exemple, et en France grâce à Tristan L’Hermite lui-même remis à l’honneur par Sainte-Beuve et par Asselineau – évidemment familier à Baudelaire. Voici le sonnet de Tristan :
La belle gueuse
Ô que d’appas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté
Qui semble trahir son langage
Et démentir sa pauvreté !
Ce rare honneur des Orphelines
Couvert de ces mauvais habits
Nous découvre des perles fines
Dans une boîte de rubis.
Ses yeux sont des saphirs qui brillent,
Et ses cheveux qui s’éparpillent
Font montre d’un riche trésor :
A quoi bon sa triste requête,
Si pour faire pleuvoir de l’or
Elle n’a qu’à baisser la tête ?18
Le poète aurait le pouvoir de percer les apparences de certain « langage », de « mauvais habits » et d’une « triste requête », pour « découvrir » derrière elles une beauté surprenante ; au-delà il métamorphose la pauvreté de la mendiante en souveraine richesse, un « trésor » composé d’images orfévrées : les dents deviennent des perles, les lèvres sont rubis, la chevelure enfin se répand en une pluie d’or, suivant la logique de certaine « habile méprise » mise en valeur naguère par Fernand Hallyn19 et dont les contemporains ont eux-mêmes parfois souri, ainsi Urbain Chevreau suggérant que, de la chevelure de la mendiante, devaient tomber plus de « petits animaux » que de pièces20. Métaphore après métaphore, le poète substitue, à la fortune qui manque à la gueuse, celle qu’elle représente en elle-même, ce qui d’évidence n’est pas fort nourrissant ; on peut voir là, plutôt que la révélation d’une beauté invisible au vulgaire, l’expression d’un maniérisme dont Jodelle relevait l’artifice plaisamment (et artificieusement aussi) :
Combien de fois mes vers ont-ils doré
Ces cheveux noirs dignes d’une Méduse ?
Combien de fois ce teint noir qui m’amuse,
Ai-je de lis et roses coloré ?
Combien ce front de rides labouré
Ai-je aplani ? et quel a fait ma Muse
Ce gros sourcil, où folle elle s’abuse,
Ayant sur lui l’arc d’Amour figuré ?
Quel ai-je fait son œil se renfonçant ?
Quel ai-je fait son grand nez rougissant ?
Quelle sa bouche ? et ses noires dents quelles ?
Quel ai-je fait le reste de ce corps ?
Qui me sentant endurer mille morts,
Vivait heureux de mes peines mortelles21.
Dans le voisinage de cette suite de minuscules contre-blasons, le poète désignait ses « traîtres carmes » comme le « seul fard » et le « seul ornement » d’un « diable » dont il avait fait « un ange » : c’était pétrarquisme sur pétrarquisme, subtil hommage rendu à la poésie par le moyen d’une condamnation feinte et souriante du lieu commun – auquel s’en substitue bien sûr un autre. Baudelaire posera aussi la question des « ornements ».
Il ne recourt cependant pas, dans « A une mendiante rousse », à la forme du sonnet mais à celle de l’odelette ou de la chanson et il y fait référence, plutôt qu’à Tristan, à Ronsard et à Belleau qui n’ont pourtant jamais fait aucune place à la belle gueuse : il est vrai que Banville l’avait précédé en adoptant, pour sa « petite chanteuse des rues », la formule strophique empruntée à « Bel aubépin » et à « Avril » mais c’est l’indice d’un jeu subtil au-delà, qui repose sur la sollicitation d’une Renaissance de fantaisie. Le poète convoque en effet des objets (« cothurnes de velours », « habit de cour », « poignard d’or »), des figures (« page », « seigneur », « plus d’un Valois ») et des mots (« déduit », parfois écrit « deduict »22 ; « gueusant ») qui teintent le poème d’une couleur particulière ; dans sa première version, « A une mendiante rousse » faisait même rimer, comme on le voit parfois dans la poésie de Ronsard, « lait » avec « nouvelet »23.
Je n’ai toutefois pas trouvé, dans l’œuvre des poètes cités par Baudelaire, de strophes composées de trois heptasyllabes suivis d’un tétrasyllabe ; « Bel aubépin » et « Avril » font jouer l’heptasyllabe et le trisyllabe dans leurs sixains (7/3/7/7/3/7) et « Pour l’élection de mon sepulchre » s’organise en suites de trois hexasyllabes continuées par des tétrasyllabes – c’est vraisemblablement de cette structure, imitée des strophes saphiques, que s’inspire Baudelaire tout en l’adaptant. Il est assuré au moins que les ouvrages de Sainte-Beuve, de Nerval et de Crépet n’ont jamais fait apparaître cette combinaison et on peut penser que le poète poursuit une autre visée que celle de copier fidèlement les anciens maîtres : on dirait plutôt qu’il se tient à leurs côtés et s’exerce librement, ce qui n’a pas empêché sa formule de réapparaître dans une des Odelettes de Banville, « A Gavarni », qui se rapporte à un thème voisin et s’affiche comme inspirée par « des rhythmes de Ronsard »24… L’inexactitude de cette citation métrique s’aggrave en outre du choix de rimes exclusivement masculines25, qu’il arrivera à Banville de revendiquer par opposition à Ronsard puisqu’il reprend, en épigraphe des Améthystes, ce passage de la notice de Sainte-Beuve* *:
On sait que le prince des poëtes décréta la suppression de l'hiatus et l'entrelacement régulier des rimes masculines et féminines ; mais, par malheur, on a été plus royaliste que le roi en se privant de certains rhythmes exquis, ou composés seulement de rimes d'un seul sexe, ou offrant des rencontres de rimes diverses du même sexe.
On peut donc penser que, en rimant « d’un seul sexe », Baudelaire et Banville rappellent implicitement le « décret » de Ronsard pour l’enfreindre, ce qui suggère de lire ces pastiches apparemment imparfaits comme des arts poétiques empreints d’ambiguïté26.
Le détail de ces vers le confirme. Après avoir dit la pauvreté et la beauté de la mendiante rousse, la douceur de son « jeune corps maladif, Plein de taches de rousseur », Baudelaire célèbre par une comparaison la noblesse de son maintien puis il enchaîne, au subjonctif, des images d’autrefois :
Tu portes plus galamment
Qu’une reine de roman
Ses cothurnes de velours
Tes sabots lourds.
Au lieu d’un haillon trop court,
Qu’un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs
Sur tes talons ;
En place de bas troués,
Que pour les yeux des roués
Sur ta jambe un poignard d’or
Brille encor ;
Que des nœuds mal attachés
Dévoilent pour nos péchés
Tes deux beaux seins, radieux
Comme des yeux ;
Que pour te déshabiller
Tes bras se fassent prier
Et chassent à coups mutins
Les doigts lutins,
La préférence affirmée de Baudelaire pour les « sabots » de la mendiante, plutôt que les nobles « cothurnes » d’une « reine de roman » et surtout d’une tragédienne égrenant des vers classiques, pourrait bien engager le parti prosodique d’une cadence grossière contre d’autres plus belles et indique la possibilité de déceler une forme de beauté où elle n’était pas si visible. Voilà qui s’accorde avec la désignation du poète comme « chétif », terme marquant son insuffisance mais l’égalant aussi à Du Bellay, qui s’accolait bien souvent cette épithète27.
Enoncées sur un mode confusément hypothétique et optatif, les métamorphoses de la belle gueuse sont rapportées à l’imagination plutôt qu’avérées – rapportées en l’occurrence à l’imagination de rimeurs anciens pris dans les « fers » du désir, des amateurs de « maître Belleau » et des petits Ronsards :
Perles de la plus belle eau,
Sonnets de maître Belleau
Par tes galants mis aux fers
Sans cesse offerts,
Valetaille de rimeurs
Te dédiant leurs primeurs
En contemplant ton soulier
Sous l'escalier,
Maint page épris du hasard,
Maint seigneur et maint Ronsard
Epieraient pour le déduit
Ton frais réduit !
Tu compterais dans tes lits
Plus de baisers que de lis
Et rangerais sous tes lois
Plus d’un Valois !
Les noms de Belleau et de Ronsard sont curieusement cités, d’une façon qui n’engage pas ces poètes eux-mêmes puisque les sonnets du premier font l’objet de cadeaux de la part de galants qui sont une « valetaille de rimeurs », désignés encore par les mots « Maint page […], Maint seigneur et maint Ronsard » – où la présence de l’adjectif indéfini accolé au nom de Ronsard signale l’antonomase. On peut penser que Baudelaire se compte, pour rire, dans cette « valetaille », ce qui le dégage de l’obligation de se soumettre scrupuleusement à la prosodie dont il éveille lointainement le souvenir.
Voilà donc les épigones de Belleau et Ronsard ravalés au rang de prétendants quelque peu lubriques (la première version du poème les montrant « reluquant », au lieu de « contemplant »), qui ne couvriraient la mendiante de beaux atours que pour la mieux dévêtir et jouir de ses charmes. Ces ornements seraient bien sûr poétiques, installés par exemple dans les nombreuses et riches métaphores qui constellaient le sonnet de Tristan ; l’indique la rime équivoquée de ces deux vers :
Perles de la plus belle eau,
Sonnets de maître Belleau28.
Non seulement l’apposition identifie les sonnets à des perles mais le calembour inscrit ces perles « de la plus belle eau » dans le nom du poète, à la façon d’une signature, comme si Baudelaire visait précisément « l’habile méprise » dont il était question plus haut. Que symétriquement il dise sa pauvreté à lui : le défaut de moyens matériels égale défaut de moyens poétiques – contrairement au maître ancien, le « poëte chétif » n’a pas de perle à offrir à la gueuse. Les dernières strophes désignent en effet celles qui précédaient comme une vaste prétérition, Baudelaire ayant composé à la gloire de la mendiante rousse les vers, de forme vieille et de ton badin, dont il prétend ne pas pouvoir la parer, et faisant montre de la plus grande virtuosité à l’endroit même où il énonce sa « chétiveté » (ce que laissait prévoir l’emprunt à Du Bellay souligné plus haut).
Au subjonctif s’oppose maintenant l’indicatif, le fantaisiste mirage de la Renaissance se dissipant dans les vers qui suivent :
– Cependant tu vas gueusant
Quelque vieux débris gisant
Au seuil de quelque Véfour
De carrefour ;
Tu vas lorgnant en-dessous
Des bijoux de vingt-neuf sous
Dont je ne puis, oh ! pardon !
Te faire don.
En même temps que la mendiante, c’est le motif de la belle gueuse que Baudelaire se prépare à congédier, d’où l’emploi singulier, au XIX^(e) siècle, du verbe « gueuser », qui signifie encore « mendier » mais qui suggère aussi l’idée de prostitution ; un poème de jeunesse commençait par ces mots, qui rappellent d’ailleurs le sonnet de Jodelle cité plus haut :
Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre ;
La Gueuse de mon âme emprunte tout le lustre.
Invisible au regard de l’univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur –
« Gueuse » désigne la « pauvre impure Que déesse Famine a par un soir d’hiver Contrainte à relever ses jupons en plein air ». Or les vers que nous lisons ici sont équivoques : il n’est pas assuré que le mot « débris » désigne les restes d’un festin et la mention d’un « carrefour », comme celle des « bijoux de vingt-neuf sous », nous éloigne autant des fastes de la Renaissance que de ceux de la bohème naguère associée à la « jeune saltimbanque ». Il n’est pas question non plus à présent que le regard du poète et sa facilité métaphorique transforment l’ignominie en splendeur, mais que se révèle une beauté de la nudité et de la pauvreté (la rime, empruntée à Tristan, importe bien sûr), une beauté qui réside exactement dans l’absence d’ornements. Le « poëte chétif », inspiré par une « muse malade » ou « vénale » aux épaules marbrées, se reconnaît dans la fille à qui il ne peut offrir de joyau ni réel ni métaphorique ; c’est dans une langue bien peu poétique que, maintenant à distance des poètes d’autrefois, il l’énonce : « gueusant », « débris », et « lorgner » n’appartiennent pas précisément au vocabulaire lyrique, la tradition interdit d’écrire un nombre, comme « vingt-neuf », dans un vers et l’interjection « oh ! pardon ! » achève d’inscrire le prosaïsme dans la strophe. Le paradoxe qu’élabore Baudelaire, en défaisant celui de « la belle gueuse », est celui d’une poésie prosaïque, propre à dire avec justesse une expérience moderne.
Voici l’heure de l’envoi, ou du renvoi :
Va donc sans autre ornement,
Parfums, perles, diamants,
Que ta maigre nudité,
O ma beauté !
Le poète n’aura donc rien réparé ni ajouté, seulement énoncé que la beauté réside dans la nudité et la maigreur elles-mêmes, dans le défaut de toute espèce d’ornement cosmétique ou poétique – c’est la même chose. Les images renaissantes du début du poème étaient des ombres éphémères serties dans des strophes impeccables, imitées de Ronsard et de Belleau mais destinées à congédier la figure baroque de la « belle gueuse » ; à l’opposé, Baudelaire donne enfin des vers rugueux pour l’exact répondant de la pauvreté – celle de la mendiante, la sienne. Dans cette perspective, le parti de rimes exclusivement masculines revêt une grande pertinence : il écarte le souvenir de Ronsard tout en le suscitant à rebours, il affiche son irrégularité tout en témoignant d’une virtuosité ; l’absence systématique de cet « ornement » que serait la vibration ou l’éclat d’une finale féminine, qu’on peut appréhender en termes de « nudité », est à la fois le signe de la misère et d’une opulence plus secrète. Comme souvent, la recusatio est donc trompeuse : on aperçoit que l’emprunt à Du Bellay, « poëte chétif », ne renvoie pas à une insuffisance personnelle de Charles Baudelaire mais à la condition de quiconque, épris de beauté, croise dans les rues de Paris en des temps malheureux ; l’enjeu est d’accorder une manière et une matière : le vers prosaïque et la pauvreté.
C’est un nouveau paradoxe et une nouvelle expression de l’exigence d’exactitude qui conduira le poète à renoncer même aux fastes du vers pour se consacrer à de petits poèmes en prose : il ne pourra plus alors demeurer poète qu’à condition de ce dépouillement. « A une mendiante rousse » annonce ainsi « Les Veuves » et même « Les Bons Chiens », où il invente le principe d’un écart ou d’une distinction (la poésie, contre la « prose du monde ») qui serait devenu invisible – cette prose-là est un signe de prose, elle peut être appréhendée comme relevant d’un geste, au sens où le geste a lieu mais fend l’espace sans y laisser de marque. Mais, en poursuivant un dialogue continu avec les poètes de la Renaissance, Baudelaire se compose une langue poétique nouvelle, comme si en dépit du désastre il se voulait encore le compagnon, même malheureux, de Ronsard, Belleau ou Du Bellay.
On peut penser à Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, Sur Catherine de Médicis de Balzac, Quatrevingt-treize de Hugo… L’auteur d’Illusions perdues rendait compte de cette tendance en faisant de son poète né en 1793, Lucien de Rubempré, un auteur de sonnets et un romancier inspiré par la conspiration d’Amboise.
Ce mouvement s’est déclaré à partir de la publication des études de Sainte-Beuve dont il sera question un peu plus loin. Les Romantiques tendaient à honnir Ronsard jusqu’au moment où les Classiques ont fait de ce poète « barbare » le père spirituel de leurs ennemis ; dès lors, quelques-uns décidèrent d’arborer cette référence avec fierté. Sur cette question, voir Claude Faisant, Mort et résurrection de la Pléiade, 1585-1828, thèse d’Etat soutenue en 1974 ; Champion, 1998.
Charles-Augustin Sainte-Beuve, Œuvres choisies de Pierre de Ronsard. Voir à ce sujet, outre l’ouvrage de Claude Faisant cité plus haut, Jean Céard, « Sainte-Beuve et le XVIe siècle », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 2005, n° 57, p. 179-194.
Théodore de Banville, Petit traité de poésie française, Lemerre, 1872.
Les odelettes, dont la mode s’étend à partir de l’édition d’œuvres d’Anacréon, se présentent généralement comme des pièces brèves, souvent d’une douzaine de vers, en décasyllabes ou en alexandrins, bien que Ronsard en ait aussi composées en vers brefs. Cependant les poètes du XIXe siècle tendent à assimiler odelette et chanson (à vers brefs et hétérométriques).
Gérard de Nerval, Choix des poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830.
Gérard de Nerval, La Bohème galante, 1852 ; Œuvres complètes, dir. J. Guillaume & C. Pichois, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1993, t. III, p. 264. Dans le tome I de la même édition (1989), voir la notice de Jean-Luc Steinmetz relative aux Odelettes, p. 1623-1628. Voir aussi Jean Céard « Nerval et la Renaissance », Revue d'histoire littéraire de la France 4/2005 (Vol. 105), p. 805-815.
Eugène Crépet, Les Poëtes français, II (c’est le volume consacré aux poètes de la Pléiade et à ceux qu’on appellerait « baroques »), Hachette, 1861.
Champfleury, « Les Stalactites de Théodore de Banville », Le Corsaire-Satan, 14 mars 1846 ; Théodore de Banville, Mes Souvenirs. Petites études, Charpentier, 1882, p. 89, sq.
Pierre Dupont, « La Joueuse de guitare », Chants et chansons, L’Editeur & A. Houssiaux, 1851.
Théodore de Banville, « A une petite chanteuse des rues », Les Stalactites, Paulier, 1846.
On sait que cette formule, dont Philippe Martinon (Les Strophes, Champion, 1912) a montré que Ronsard ne l’a pas inventée mais qu’elle procède du virelai médiéval, a suscité un certain engouement au XIXe siècle ; Hugo la reprend dans « Sara la baigneuse » en inversant rimes masculines et rimes féminines, ce que condamne Banville dans son Petit traité.
Charles Baudelaire, « A une jeune saltimbanque », La Silhouette, 28 septembre 1849.
J’utilise l’édition de Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1975 ; la notice de « A une mendiante rousse », p. 997, sq. est très riche et je l’ai exploitée dans ces pages.
Voir Panurge comme lard en pois, par Anne-Pascale Pouey-Mounou (à paraître chez Droz, 2013). L’articulation du paradoxe, du scandale et de la propriété qui est établie dans cet ouvrage est éclairante non seulement pour comprendre le Tiers Livre mais encore Les Fleurs du mal et les Petits poëmes en prose.
Valery Larbaud, « Trois Belles Mendiantes », Sous l’invocation de saint Jérôme, Gallimard, 1846.
Tristan l’Ermite, « La Belle Gueuse », Poësies galantes et héroïques du sieur Tristan, Loyson, 1662.
Fernand Hallyn, Formes métaphoriques dans la poésie de l’âge baroque en France, Genève, Droz, 1975, p. 195, sq.
Etienne Jodelle, Contr’amours, Les Œuvres et meslanges poetiques d’Estienne Jodelle, sieur du Lymodin, reveues et augmentées en ceste dernière édition, par Charles de La Mothe, Le Fizelier, 1583.
Dans un brouillon de Baudelaire ; voir la notice de Claude Pichois, op. cit., p. 1001.
Sur le genre des rimes, voir Alain Chevrier, Le Sexe des rimes, Les Belles-Lettres, 1996, particulièrement p. 109-119 où est examiné « A une mendiante rousse ».
Voir les pièces XXIV (vers 9), XXXIX (vers 14) et XLII (vers 2) des Regrets et la pièce XVII (vers 145) des Jeux rustiques.
Il est arrivé à Ronsard lui-même de jouer de la sorte sur le nom de Belleau, « trop sec biberon » condamné par exemple à ne pouvoir célébrer le vin en odes anacréontiques par fatalité onomastique.