Se pourrait-il que, au lieu de la nourrir, les sciences procèdent de la rêverie ou cheminent au moins de conserve avec elle ? L’histoire des représentations du corps et spécialement du corps féminin, qui est un extraordinaire foyer fantasmatique, tendrait à donner de la solidité à cette hypothèse : dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est difficile de démêler la part respective des romans réalistes ou naturalistes et des travaux de Charcot dans l’élaboration d’un imaginaire de la femme qui sert peut-être un projet aussi poétique que médical.
La Terreur a entraîné un grand développement de la médecine qui s’est projeté sur tout le siècle suivant. Le couteau de la guillotine tombe, en une seconde indécelable la tête se sépare du corps... Une légende veut que le chef tranché de Charlotte Corday ait rougi sous le soufflet du bourreau, d'où la question : la décollation interrompt-elle toutes les fonctions ? On s’interroge quant au fluide vital et on cherche une réponse en explorant les charniers, muni d’une pile de Volta. Bichat tente de définir la vie, qui devient « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». La naissance du vitalisme, par quoi la médecine prend congé des anciennes conceptions harmoniques du corps, s’explique par le traumatisme de 1793 : avant que le poète – Lamartine ou Musset – n’assimile les fibres du cœur aux cordes de la lyre moderne, Bichat prête l’oreille au chant funèbre qui s’élèverait des profondeurs d’entrailles blessées et il écrit en 1800 que « nos chants […] sont le langage des passions de la vie organique ».
Vers une approche clinique de la féminité
Un autre effet de la Terreur touche à l’image de la femme. Maint témoin a décrit les belles aristocrates, dans leur robe blanche, donnant le spectacle d’une mise à mort du beau idéal, et la critique a bientôt reproché à Hugo, composant Marie Tudor et Ruy Blas, de porter rétrospectivement atteinte à la dignité de Marie-Antoinette. Il semble qu’une histoire du XIXe siècle se réserve particulièrement dans la démarche anatomique de qui, déchirant une rayonnante enveloppe, accède aux profondeurs du corps féminin : pour Baudelaire, le réalisme consiste dans l’exposition au grand jour d’aventures de table de nuit et les Goncourt identifient leur démarche, dans Germinie Lacerteux, à une « clinique de l’amour ». L’exigence postrévolutionnaire de détacher la beauté de la noblesse et même de la déceler dans l’ignoble (pris dans son sens littéral : ce qui n’est pas noble) se traduit par une désacralisation des anciennes muses, qui passe par une promotion spectaculaire du regard médical sur les affaires amoureuses.
Balzac a ouvert une voie dans les Mémoires de deux jeunes mariées et dans La Femme de trente ans mais l’acuité de ce regard médical s’accroît dans la seconde moitié du siècle, jusqu’à la constitution d’une véritable encyclopédie. Pauline Quenu, dans La Joie de vivre d'Émile Zola, comme la Chérie d’Edmond de Goncourt, sont bouleversées par leurs premières règles ; la chlorose fait des ravages, qu’elle consume les communiantes de Rimbaud ou Geneviève Baudu, du Bonheur des dames ; Oscar Méténier publie, en 1893, La Nymphomane. Roman de mœurs, et Marcel Prévost connaît la gloire en 1894 pour ses Demi-Vierges. La défloration de Jeanne, dans Une vie de Maupassant, et celle de Sophie d’Hermelinge, la Méphistophéla de Catulle Mendès, sont des viols. Zola n'est pas en reste : dans La Terre, Françoise, enceinte, subit dans une extase la violence de Buteau, s’ouvre le ventre sur une faux, donne le jour à son fils par césarienne et meurt ; Gervaise accouche heureusement de Nana ; dans La Joie de vivre un nourrisson se présente par l’épaule ; la jeune Adèle de Pot-Bouille assassine son nouveau-né. Germinie Lacerteux est au bord de mourir d’une fausse couche ; à la Bourbe, la maternité si affreusement nommée, elle guette le terrifiant murmure des femmes s’éteignant de la fièvre puerpérale. Mme Campardon, dans Pot-Bouille, et l’héroïne de L’Accident de M. Hébert, de Léon Hennique, souffrent de métrite tandis que Valérie Labre (Pot-Bouille, encore), cependant frigide, est emportée par des accès de « fureur utérine » qui la laissent pantelante. Catulle Mendès, dans Méphistophéla, et Zola, dans Nana, tentent la peinture de noces saphiques ; le romancier belge Henri Nizet consacre Suggestion à l’affolement érotique d’une femme pourtant privée d’utérus... La liste est infinie et les cas les plus saugrenus peuvent s’y rencontrer, abordés selon un angle clinique qui n’exclut pas la complaisance érotique.
L'âme au corps
Toute singularité féminine est appréhendée comme un symptôme d’hystérie. L’antique formule d’Hippocrate, « Tota mulier in utero » (« Toute la femme est dans l’utérus »), résume cette démarche, à une époque où les travaux du professeur Charcot fascinent au prix d’un contresens puisque le maître de la Salpêtrière a dissocié l’hystérie de l’utérus et qu’il a même établi que les hommes, y compris les plus virils, n’échappent pas à cette maladie. À sa suite, Hippolyte Bernheim tente de la baptiser pithiatisme, afin d’éloigner le spectre étymologique. Perdure, en dépit de tout, la conviction que la femme, déterminée par l’existence de cet organe jugé principal, est par définition un être à la sensibilité exacerbée, toujours susceptible de subir les effets d’un détraquement qui l’exposerait à la dépravation ou à la folie.
Il ne s’agit pas simplement de misogynie. Quand Philippe Pinel, l’auteur du Traité médico-philosophique (1800), a créé la psychiatrie, il s’appropriait les « maux de l’âme » qui étaient jusqu’alors le domaine de la philosophie. Ce geste relançait un questionnement majeur, relatif aux rapports du corps et de l’âme, qui devait trouver son expression, au cœur du siècle, dans les recherches sur l’hystérie. Le problème se posait en des termes simples : Hippocrate avait appelé de ce nom un mal touchant les femmes du fait de déplacements mécaniques de l’utérus – les plus anciennes descriptions, ainsi celle de Platon dans Timée, montrent une femme cabrée, parcourue de spasmes, s’efforçant d’expulser la boule mystérieuse qui s’agite en elle et l’étouffe. À la fin du XVIIe siècle, l’Anglais Thomas Sydenham rejeta la thèse utérine au profit d’une thèse cérébrale et déclara que l’hystérie s’expliquait par la circulation anarchique des esprits animaux. Mais en désignant l’hystérie comme une « diathèse », lésion inassignable qu’il soignait publiquement par l’hypnose, en provoquant par suggestion une crise spectaculaire, Charcot engageait une réflexion sur les pouvoirs de l’imagination qui ne s’enracinait pas seulement dans l’histoire de la médecine mais dans celle de la littérature, laquelle ne devait pas tarder à reprendre son bien – les maux de l’âme – à la psychiatrie : c’est alors l’invention de la psychanalyse qui se joue.
La publication de Madame Bovary en 1857 forma ici un jalon majeur. Charles Richet, qui citait abondamment Flaubert dans Les Démoniaques d’aujourd’hui (1880), en prit la mesure ; sa réflexion poursuivait celle de Baudelaire qui, au lendemain du procès intenté au romancier, assimilait Emma à ce qu’il appelait « le poëte hystérique », et ajoutait : « L’hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une œuvre littéraire, ce mystère que l’Académie de médecine n’a pas encore résolu, et qui, s’exprimant chez les femmes par une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l’aptitude à tous les excès ». Le propos repose sur la thèse utérine de l’hystérie que soutenait Hippocrate, tout en affirmant la possibilité d’une hystérie masculine dont le siège se trouverait dans les nerfs et qui vouerait l’homme à la poésie. Les « hommes nerveux » auraient un aspect féminin, une part de fragilité assimilée à de l’impressionnabilité. Baudelaire va plus loin : « Mme Bovary est restée un homme », Flaubert lui ayant « infus[é] un sang viril » comme s’il réalisait son autoportrait en femme. Il poursuit : « Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une âme virile dans un charmant corps féminin ». La référence parachève l’analogie établie entre le poète et la femme hystérique : le poète est donc un homme qui accouche de son œuvre par la tête.
L'utérus, chambre de l'imagination
Qu’on songe à tant de superstitions quant aux pouvoirs de l’imagination des femmes enceintes sur le fœtus, suivant lesquelles la matrice serait une chambre où se façonnent des images : Galien a décrit le cas d’une femme ayant conçu d’un père blanc un enfant noir, pour avoir longtemps contemplé le portrait d’un soldat africain ; dans Les Ethiopiques d’Héliodore, (IIIe – IVe siècle), Chariclée est née blanche parce que le roi et la reine d’Ethiopie se sont unis devant une fresque représentant les aventures de Persée et de la pâle Andromède... Bien plus tard, Goethe invente, dans Les Affinités électives, un personnage d’enfant conçu à la ressemblance croisée de la femme aimée de son père et de l’homme aimé de sa mère. La théorie de l’imprégnation que défend encore Zola après Michelet se rattache à cette idée : Gervaise accouche, avec Nana, d’un enfant ressemblant à Lantier et non à Coupeau, pourtant son géniteur. Dans Madeleine Férat, publié cinq ans plus tôt, en 1868, ce sujet était central : la petite fille heureusement nommée Lucie, dans ce roman si sombre et parfois traversé d’éclairs, porte les traits du premier amant de sa mère, dont la photographie est conservée – bien plus, elle en est elle-même la photographie, le ventre de Madeleine Férat fonctionnant à la manière d’une chambre noire. Il est curieux que cette idée, sans être soutenue par aucun texte ancien et lors même que les cas concernés étaient réputés rares, ait connu si grande vogue au XIXe siècle.
L’enjeu n’en est pas tant la physiologie féminine que la production des images et l’on peut y voir un retour indirect aux anciennes théories de la mélancolie, dite « mal héroïque » au Moyen Âge et à la Renaissance, suivant lesquelles l’amant installe la figure de l’aimée dans sa chambre mentale et sécrète alors, sous l’effet du désir, une humeur qui se solidifie et en constitue le moule. Loin que les rêveries scientifiques les plus extravagantes soient l’expression d’une recherche sur l’objet qu’elles mettent en avant, elles servent plutôt une autre réflexion : sous couvert de procréation, on s’interroge sur la création et sur l’imagination, au prix de l’analogie précédemment relevée dans le texte de Baudelaire entre le cerveau du poète et le ventre des femmes en gésine.
Hystérie et création
On peut comprendre dans cette perspective le sens du roman qui ouvrit l’histoire du naturalisme, Germinie Lacerteux (1864), où une véritable encyclopédie des détraquements féminins vaut pour une méditation sur la capacité des frères Goncourt à faire œuvre : leur Journal file indéfiniment l’image de la conception et de l’accouchement, jusqu’à énoncer même la terreur que le livre avorté n’emporte la matrice et ne tue ses trop impressionnables, ses trop sensibles auteurs. Dans la seconde moitié du siècle, l’hystérie sert ainsi de modèle à une nouvelle pensée esthétique, appuyée sur l’idée d’inachèvement et d’imperfection : l’art moderne serait celui qui porte les traces visibles d’un douloureux enfantement. Dans L’Œuvre, qu’il pensa un temps intituler Les Couches du siècle, Les Couches sanglantes, Le Travail, L’Ébauche ou Créer, Zola a porté ce mythe moderne à une cime ; le roman est construit sur un parallèle entre la hantise du peintre hystérique (Claude Lantier voit tout en bleu ; or ce qu’on appelait « indigomanie » était tenu pour un symptôme hystérique) et l’histoire de son fils hydrocéphale, « l’enfant manqué du génie ». Le romancier avait posé cette équivalence dès ses premiers brouillons : « […] je veux peindre la lutte de l’artiste contre la nature, l’effort de la création dans l’œuvre d’art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie […] j’y raconterai ma vie entière de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; […] Claude qui ne se contente jamais, qui s’exaspère de ne pouvoir accoucher son génie et qui se tue à la fin devant son œuvre irréalisée. » Cette « œuvre irréalisée » face à laquelle il se pend, échouant à peindre une dernière Anadyomène, représente un ventre devenu « un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie », donné par Zola pour le symbole de la création. Ici est atteint le comble de l’artiste hystérique.
À la fin du XIXe siècle, Léon Daudet relaiera l’hypothèse suivante : l’hystérie de la Salpêtrière a disparu avec Charcot, elle était un phénomène iatrogène, une invention médicale enracinée dans le terreau imaginaire du temps et qui l’a réciproquement modifié ; le docteur Berheim parlera même d’« hystérie de culture ». La grande question de l’hystérie, de la simulation et de la suggestion, que Charcot mettait en scène, la grande question du ventre des femmes était aussi celle du cerveau des « hommes nerveux » et des images qui s’y forment.
Eléments bibliographiques
CASTEL, Pierre-Henri. La Querelle de l’hystérie. La formation du discours psychopathologique en France. Paris, PUF, 1998.
CLAIR Jean (dir.). L’Âme au corps, 1793-1993. Catalogue d’exposition. Paris : RMN, 1993.
MARQUER, Bertrand. Les Romans de la Salpêtrière. Réceptions d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, 2008.