La Théorie du roman : rien n’est plus curieux que les modalités énonciatives de ce grand texte, dans lequel on est tenté de chercher pourtant l’expression d’une vérité quant au destin du roman. L’essai s’ouvre sur une manière de chant dont rien ne permet de penser que Lukács le délègue à quiconque ; aucune trace de discours indirect dans ces mots bien connus, qu’il faut donc attribuer à leur auteur officiel :
Selig sind die Zeiten, für die der Sternenhimmel die Landkarte der gangbaren und zu gehenden Wege ist und deren Wege das Licht der Sterne erhellt. Alles ist neu für sie und dennoch vertraut, abenteuerlich und dennoch Besitz1.
La nostalgie éclate de la sorte, ou bien elle scintille d’une lumière atténuée, mais à aucun moment elle ne disparaît tout à fait de l’essai de Lukács. L’image poétique des étoiles, que complète bientôt celle du feu intérieur qui leur répondait dans le cœur des hommes d’autrefois, doit rappeler les temps épiques de la plénitude, de la simple appartenance du moi au monde : quand l’homme se confondait avec le déploiement de son action et qu’aucun écart ne divisait l’être de lui-même, quand l’essence et l’existence formaient une unité indissoluble.
Il est question de clôture et de perfection, d’une harmonie grecque à laquelle les modernes, condamnés à devenir philosophes parce que touchés par la division, n’auraient plus accès : rien, en ces temps immémoriaux, ne portait atteinte au sens, quand même l’existence pouvait être menacée (Lukács ne prétend pas que le mal soit une apparition récente : il pose seulement que certaine vision du monde pouvait en circonscrire l’empire), tandis que le sens est devenu aujourd’hui l’objet d’une quête par définition inaboutie. Lukács poursuit, en s’enveloppant dans un « nous » qui inscrit aussi ses lecteurs dans un présent malheureux, au moins dissonant :
Wir haben das Gestalten erfunden: darum fehlt allem, was unsere Hände müde und verzweifelt fahren lassen, immer die letzte Vollendung2.
Dans les temps épiques, la forme affleurait spontanément de la réalité comme le dessin d’une intelligibilité du monde ; aujourd’hui cette intelligibilité s’est défaite, l’essence et l’existence semblent irrémédiablement dissociées, l’écart s’est fait loi – il s’ensuit que la pensée erre, à la poursuite d’un but qui se dérobe sans cesse : « unser Denken geht einen unendlichen Weg der niemals voll geleisteten Annäherung3 ». Lukács multiplie de la sorte les expressions d’un malheur moderne dont il aurait sa part comme chacun de nous, en raisonnant en termes de rupture, d’exposition de l’intériorité à un dehors hostile, de retrait de la divinité et du sens avec elle, d’ouverture au néant et à l’inessentialité : « daß der Sinn die Wirklichkeit niemals ganz zu durchdringen vermag, daß aber diese ohne ihn ins Nichts der Wesenlosigkeit zerfallen würde4 ».
Le roman aurait succédé à l’épopée, comme les temps de la discordance à ceux de l’harmonie, et un enjeu serait suspendu à la reconquête de l’objet perdu ; un sentiment d’évidence doit retentir chez le lecteur de cette phrase : « Balzac hat einen völlig anderen Weg zur rein epischen Immanenz eingeschlagen5 », qui engage à regarder un tel retour comme la condition d’un salut. A la nostalgie répond en effet, symétrique, l’espérance puisque l’épopée, à défaut d’être précisément définie et même caractérisée où que ce soit dans l’essai, est chargée par Lukács des valeurs les plus positives ; la question esthétique et indissolublement éthique des actes nécessaires et possibles, au présent, se recueille pour lui dans la possibilité d’élever au rang épique les moyens a priori dévolus au roman6. Les deux derniers chapitres accentuent encore cette tendance repérable aux premières pages ; ainsi Tolstoï est-il salué comme le romancier susceptible de réaliser le dépassement épique du roman, par la mise en regard du monde problématique de la convention et d’une « nature » qui garantirait la réouverture d’un accès à la « vie essentielle » :
[Diese Natur] ist vielmehr bloß die tatsächliche Gewähr dafür, daß es jenseits der Konventionalität ein wesentliches Leben wirklich gibt7.
Cependant son entreprise paraît encore incomplète, parce qu’elle est marquée par la contestation, la nostalgie et l’abstraction, elle permet plutôt de percevoir la possibilité d’un avenir : « Bei Tolstoi waren Ahnungen eines Durchbruchs in eine neue Weltepoche sichtbar »8. Suivant le dernier paragraphe de Théorie du roman, c’est Dostoïevski qui, en définissant ce monde nouveau, contribue enfin à son avènement. Contrairement à Guerre et paix ou Anna Karénine, son œuvre est dégagée de toute polémique et Lukács écrit que « als einfach geschaute Wirklichkeit abgezeichnet »9 ; il s’ensuit qu’elle est porteuse d’espérance, qu’elle peut inaugurer une ère nouvelle.
Ainsi Lukács paraît-il développer conjointement une théorie et une histoire, quoique l’architecture de son livre présente, dans une première partie, des considérations générales sur la littérature épique, dont le roman est une modalité singulière, avant d’identifier plusieurs types du roman, déterminés par l’ensemble de la civilisation dans laquelle ils apparaissent. Il donne le roman pour un devenir de l’épopée, surgi comme la forme adéquate à un temps où la clôture du monde s’est défaite et où l’homme, devenu « individu problématique », s’est assigné pour visée d’atteindre son essence, désormais hors de portée, et s’est dès lors condamné à l’inachèvement suivant la logique asymptotique d’un voyageur dont le but s’éloignerait à mesure qu’il s’en approche. Les premières observations de l’essayiste portent sur les temps épiques avant d’examiner comment, la plénitude initiale s’étant dégradée, vient à naître le roman, à une époque indéterminée, comme une nouvelle objectivation de la grande littérature épique accordée à un temps désolé :
Der Roman ist die Epopöe eines Zeitalters, für das die extensive Totalität des Lebens nicht mehr sinnfällig gegeben ist, für das die Lebensimmanenz des Sinnes zum Problem geworden ist, und das dennoch die Gesinnung zur Totalität hat10.
Comme on vient de le voir, l’essai s’achève au seuil d’une étude des œuvres de Dostoïevski, après avoir examiné rapidement, pour l’essentiel, Don Quichotte, L’Education sentimentale, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister et Guerre et paix, suivant l’ordre chronologique.
Lukács insiste, et les derniers mots de la phrase qui vient d’être citée lui servent d’argument implicite : l’épopée et le roman ne sont pas des genres distincts, quoique l’usage respectif du vers et de la prose les sépare et puisse tromper le lecteur, mais deux variantes d’une même forme. Il multiplie assurément les oppositions : prose contre vers, certes, mais surtout inachèvement contre clôture, division contre conjonction de l’essence et de l’existence, quête anxieuse contre évidence d’un être-au-monde, « individu problématique » contre héros, d’où inscription dans la durée contre intemporalité. Le parti de l’un ou de l’autre n’est pas affaire de choix individuel, de la part des auteurs, mais tient à la nature même des formes, qui sont les expressions nécessaires de données historiques et philosophiques auxquelles elles donnent réciproquement accès. Si la polarité installée par Lukács entre ce qu’il regarde comme deux réalisations de l’épique ne suffit pas à les caractériser comme des genres autonomes, c’est d’abord parce que l’une, le roman, est pensée par rapport à l’autre, l’épopée, toutes deux ayant en propre de s’inscrire dans la dépendance d’une idée de la totalité – là, donnée de manière immédiate, ici, devenue problème mais appréhendée comme une manière d’orient, une origine qui se reconfigurerait comme fin. Inscrire de la sorte le roman dans les territoires de l’épopée permet à Lukács de tracer le dessin d’une boucle logique et, plus précisément, d’une ellipse.
Ce qui, de prime abord, s’apparente à une histoire du roman appartient en effet à la théorie, à cause du tracé de cette boucle qui produit un effet nettement téléologique. Si le roman est une façon moderne et malheureuse de l’épopée, il convient aux yeux de Lukács qu’il mène, au terme d’un itinéraire mouvementé et lui-même « problématique », à des retrouvailles désormais savantes au lieu de « naïves »11 avec la totalité extensive de la vie, avec ce qu’il appelle « die Lebensimmanenz ». Est ainsi poursuivi un dépassement ou une relève, une « Aufhebung » : il est question à propos de Tolstoï de cette « Gesinnung zum Problemjenseitigen, zur Epopöe »12, comme d’une tension vers l’utopie de la plénitude épique, autrefois perdue, qu’autorise à ce moment l’évolution conjointe de la forme romanesque et des structures historiquement données.
Lukács s’inscrit dans la tradition romantique la plus pure, d’où certainement son regret, en 1962, avoir exposé une « éthique ‘de gauche’ » par les moyens d’une « épistémologie ‘de droite’ », lorsqu’il relate ainsi l’histoire de l’humanité et de ses œuvres en trois moments. On reconnaît, empruntée à la philosophie de Joachim de Flore, une pensée qui détermine la structure générale de Heinrich von Ofterdingen comme de Prinzessin Brambilla ou encore Über das Marionettentheater, de Kleist. Réduite à son armature, cette pensée distingue deux âges de l’humanité : celui de l’immédiateté et de la spontanéité des origines, ordinairement associé à des rêveries sur l’antique, puis celui de la réflexion mélancolique, associée au christianisme et spécialement à l’idée d’une faute dont Lukács, citant Fichte, se souvient puisqu’il caractérise le temps du roman comme celui de la « parfaite culpabilité » – « Der Roman ist die Form der Epoche der vollendeten Sündhaftigkeit, nach Fichtes Worten »13, écrit-il. Un troisième âge doit advenir, de reconquête d’une spontanéité lucide : l’homme abîmé dans la réflexion passerait de l’autre côté de la conscience ; il accèderait enfin, à force de savoir, à une innocence radieuse et s’accorderait à l’harmonie universelle. Kleist soutenait cette thèse par la parabole de l’homme qui mordrait une seconde fois dans le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal.
Voilà la grande dialectique qui anime La Théorie du roman et qui préside à son organisation, au-delà de l’approche théorique comme de l’approche chronologique des genres, étant bien entendu que la question n’est pas d’ordre seulement esthétique – à moins de concevoir l’esthétique comme l’affleurement visible, rendu intelligible, des questions éthiques qui traversent l’histoire de l’humanité, ce qui est la position de Lukács. L’épopée est la forme des temps de l’harmonie tandis que l’âge du roman marque la dissonance ; peut-être l’œuvre de Dostoïevski, par-delà le roman, aurait-elle pouvoir de restaurer une harmonie d’un nouvel ordre – harmonie confusément poétique et historique puisque l’avènement d’une forme coïncide toujours pour Lukács avec celui d’une réalité empirique. Le mouvement général de La Théorie du roman est donc celui d’une dialectique d’inspiration romantique, qui a pu trouver ses résonances dans les philosophies de Hegel et de Marx : l’âge du roman, qui coïncide avec l’époque bourgeoise du retrait des dieux, est celui de la négativité (la faute fichtéenne succédant à l’innocence première) ; la tension qui le lie à l’épopée proprement dite doit faire l’objet d’un dépassement, afin d’un salut ou d’une rédemption (à plusieurs reprises, Lukács emploie le mot die Rettung) qui soit aussi celui des hommes de demain. A bon droit, il désigne ce point comme une utopie qui viendrait se surimposer au jardin bien fermé des origines, par-delà la mélancolie consubstantiellement attachée au roman.
A l’intérieur de cette grande dialectique dont il dégage les lignes, mais qui préexiste à sa réflexion puisqu’elle rejoint toute une tradition poétique et philosophique, l’auteur de La Théorie du roman en fait jouer une autre, plus fine, qui doit lui permettre de dégager, des formes romanesques, même et surtout les plus « problématiques », une promesse d’ordre métaphysique ayant trait à des retrouvailles de l’homme, par-delà les accidents de l’Histoire et suivant de nouvelles modalités, avec l’unité et la plénitude originelles. Les deux objets principaux qu’il examine et travaille, aux fins de cette dialectique fine, sont l’ironie et le temps, qui tendent à s’équivaloir.
Les deux premiers chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, « L’Idéalisme abstrait » et « Le Romantisme de la désillusion », développent en effet, à partir de Don Quichotte et de L’Education sentimentale principalement*,* les lignes de ce que Lukács lui-même reconnaît comme une forme de « théologie négative », en faisant valoir toute la valeur susceptible de se réserver dans ce qui, a priori, paraît le plus menaçant pour l’être. Ainsi le roman de Cervantès confronte-t-il, en faisant jouer à l’arrière-plan de son intrigue la nostalgie des temps épiques, l’intériorité de son personnage à la bassesse prosaïque d’un monde dont le Dieu chrétien se retire ; la grandeur et la beauté de don Quichotte sont proportion de la hideur de l’extériorité à laquelle il se heurte sans y comprendre rien, de sorte que le lieu où il est le plus sublime est aussi celui où il est le plus grotesque. Le roman est tendu par une mélancolie dont l’ironie, que met au jour l’écart de la poésie rêvée à la prose obsédante, est l’avers : tandis que don Quichotte affronte des puissances étrangères au nom de ses convictions intimes, le récit met en évidence tout ensemble l’héroïsme et la vanité de ses entreprises. L’un, le personnage, erre, mais l’autre, la voix narrative, prend une distance critique par rapport à ces aventures ; l’entrelacs de ces deux lignes permet que la négativité soit dépassée au moment même où elle est exhibée. A la limite, et l’objet de Cervantès est cette limite elle-même, la réversibilité du sublime et du grotesque est la garantie paradoxale que le sens est susceptible d’infuser le monde, voire que l’absurdité est une preuve inverse de son gouvernement. L’ironie relève donc bien d’une forme de « théologie négative », qui en appelle à l’interprétation – les extravagances de don Quichotte révèlent, sur un autre plan, l’existence d’un possible chemin et Lukács peut affirmer par conséquent que l’ironie corrige la fragilité (« Diese Ironie ist die Selbstkorrektur der Brüchigkeit »14). Il en va, au sens étymologique de ces mots, d’une méthode ou d’une dialectique, qui se développe sur des plans distincts : don Quichotte cherche sa voie parmi des obstacles, Cervantès élabore une intrigue qui tresse la folie et la lucidité, le lecteur ou Lukács cherche à dégager le sens de ce qui paraît lui contrevenir au plus haut point, attaché qu’il est, suivant une formule astronomique fameuse, à « sauver les apparences » en les rapportant à un ordre dissimulé aux yeux des ignorants. La lecture accompagne et redouble donc l’écriture, elle se conforme à l’histoire même d’un acheminement de « l’individu problématique » qui tient le centre du roman vers l’horizon d’une coïncidence par rapport à soi-même et d’un accord avec le monde du dehors : de même que l’ironie relie des éléments hétérogènes et les module jusqu’à atteindre le point d’une résolution harmonique, de même le lecteur et, nécessairement, l’essayiste réduit les disparates évidentes jusqu’à mettre au jour l’ordre épique qui conformait secrètement le roman.
A l’idéalisme abstrait, Lukács oppose le « romantisme de la désillusion », où le déséquilibre ne tient pas à l’étroitesse de l’âme par rapport à la réalité, comme dans Don Quichotte, mais au fait que « die Seele [ist] breiter und weiter angelegt […] als die Schicksale, die ihr das Leben zu bieten vermag »15 : ainsi Frédéric Moreau se donne-t-il au moins à lui-même pour infiniment supérieur à son destin. Ici l’intériorité entre en concurrence avec le monde, auquel elle oppose des valeurs estimées supérieures, en courant le risque de devoir renoncer à toute action qui agirait sur lui ; suivant ce système, la défaite est convertie en victoire et, même, la défaite seule est victoire parce qu’elle est le signe de l’incommensurabilité du sujet à la rudesse et la brutalité du monde extérieur – l’affaiblissement des forces vives de la jeunesse paraît un hommage rendu à une ancienne promesse, qui paraît d’ordre épique et dont on peut poser que, dans un univers parallèle, elle pourrait être tenue.
Naturellement le temps selon Lukács est un contenu, où se confondent en définitive tous les obstacles qu’oppose la rugueuse réalité à l’heureuse et pleine expansion de l’âme, mais ce contenu détermine la forme romanesque d’une manière dialectique très comparable à l’ironie. Le théoricien s’appuie en effet sur la pensée de Bergson pour associer le passé, « dem, in der Erinnerung zusammengedrängten, vergangenen Lebensstrome »16, à l’essence, tandis que le présent arbitraire et concret signifie l’existence. L’expérience romanesque du ressouvenir est donc une expérience de réunification, de réduction de la discordance ; elle constitue une victoire sur la dualité et permet que le roman rejoigne l’épopée qui est sa fin. On reconnaît ici, comme dans les développements relatifs à l’ironie, le dessin d’une dialectique fine à l’intérieur de la grande, une dialectique dont le personnage, le romancier et le lecteur sont les agents. Tandis que la grande dialectique est mise en jeu par les puissances objectives de l’Histoire, dont les œuvres reçoivent la forme, il semble que l’artiste ait cependant le pouvoir, qu’il délègue à ses personnages, de conduire le désordre vers l’ordre, de peigner les écailles hirsutes de l’expérience pour les orienter dans une direction, de permettre enfin que le roman réintègre l’épopée dont il est issu : l’ironie et la mise en œuvre d’une temporalité, pourtant des signes que l’unité originelle a été perdue, sont les moyens privilégiés de cette réintégration.
Lukács rend compte de cette logique en empruntant à Goethe la notion de « démonisme », qu’il rapporte à la situation de « l’homme problématique » voué à osciller entre deux pôles dans la recherche de son adéquation à lui-même : le démonisme suppose le retrait des dieux et la poursuite tout humaine, toujours menacée par l’errance et l’erreur, d’une harmonie. Le développement relatif à l’ironie suit en effet cette citation aussi célèbre que mystérieuse, car elle se présente comme une énigme :
Es war nicht göttlich, sagte Goethe vom Dämon, denn es schien unvernünftig; nicht menschlich, denn es hatte keinen Verstand; nicht teuflisch, denn es war wohltätig; nicht engelisch, denn es ließ oft Schadenfreude merken. Es glich dem Zufall, denn es bewies keine Folge; es ähnelte der Vorsehung, denn es deutete auf Zusammenhang. Alles was uns begrenzt, schien für dasselbe durchdringbar; es schien mit den notwendigen Elementen unseres Daseins willkürlich zu schalten; es zog die Zeit zusammen und dehnte den Raum aus. Nur im Unmöglichen schien es sich zu gefallen, und das Mögliche mit Verachtung von sich zu stoßen17.
La visée du personnage représentatif du « romantisme de la désillusion » est donc d’accéder à l’épique par des moyens nouveaux, simplement humains, puisque désormais la grâce lui fait défaut, et il apparaît que l’imperfection même, que l’inachèvement de son geste doive désigner au-delà, suivant un jeu de figuration inverse qui s’inscrit dans la logique négative déjà évoquée, la perfection et l’achèvement. C’est ainsi, commente Lukács, que l’échec devient l’origine de la valeur : « So ist, in merkwürdiger und melancholischer Paradoxie, das Gescheitertsein das Moment des Werts; das Denken und Erleben dessen, was das Leben versagt hat, die Quelle, der die Fülle des Lebens zu entströmen scheint18 ». La résolution du paradoxe démonique peut être favorisée, ainsi dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, par un dénouement qui réorganise rétrospectivement tout ce qui précédait : que le roman en vienne à rejoindre ultimement l’épique dont il procédait est en effet affaire d’interprétation, suscitée non seulement par l’histoire narrée mais par la divergence ironique du contenu et de sa mise en perspective narrative – quand même la perception d’un sens échapperait au personnage, au moins le lecteur attentif, doué du même « tact » ironique que l’écrivain, a-t-il la ressource de l’imposer en procédant à une relève dialectique des conflits. Que le lecteur se fasse essayiste comme Lukács : alors la conduite de l’essai réalise le chemin qui conduit « l’individu problématique » à intégrer savamment une plénitude nouvelle, elle doit permettre d’accomplir la rédemption – c’est la liberté qui lui est impartie au sein des grandes nécessités historiques.
Les analyses sur ce point l’ont établi et il l’a lui-même reconnu, l’époque à laquelle Lukács conçoit La Théorie du roman est celle où il se sépare de la pensée néokantienne pour réexaminer les positions hégéliennes sur l’art, ce qui le conduit à retourner à Schiller et, plus tôt encore, aux positions de Shaftesbury et autres représentants des Lumières anglaises aux yeux de qui l’esthétique (il l’établit dans son article consacré à Schiller en 1935) est un flambeau susceptible de mettre en lumière des possibilités éthiques, parce que ce sont les arts qui ont mené l’homme primitif à la civilisation. De la pensée de Hegel, qui en procède pour une part, il retient que les œuvres ne sont pas les simples produits d’une activité individuelle mais que l’artiste en reçoit les contenus, ainsi que les formes, de la réalité sociale dans laquelle il évolue ; le chapitre consacré aux Années d’apprentissage de Wilhelm Meister témoigne de la grande imprégnation de Lukács par cette pensée suivant laquelle le roman, produit de la confrontation de « la poésie du cœur » à « la prose des rapports sociaux », serait la forme bourgeoise de l’épopée. Mais le théoricien des années 1910 ne s’arrête pas là : les formes artistiques lui apparaissent comme autant d’émanations d’une réalité historique, à laquelle elles donnent accès, mais l’action artistique est par contrecoup appréhendée comme politique elle-même, susceptible de transformer la réalité historique et sociale en retour de l’accueil qu’elle lui fait.
La réalité laisse en effet apparaître les principes ou les schémas, les linéaments de possibilités de compréhension, qui informeraient ou configureraient les œuvres. Un parallèle s’établit dès lors entre le cheminement dialectique des choses et le cheminement dialectique des œuvres, la forme ne se situant exactement ni dans les choses ni dans les œuvres mais à leur limite, au point abstrait de leur rencontre. Il n’est pas question de raisonner en termes de reflets, ce qui suggèrerait une forme de passivité, mais de projection réciproque de la réalité et des formes puisque c’est un principe herméneutique qui régit les structures esthétiques. Dans ces conditions, une épopée ou un roman contribue à faire le monde, jusqu’à annoncer comme Crime et châtiment une époque nouvelle, autant qu’elle est déterminée par lui – conséquence du principe herméneutique en question.
Lukács a exposé cette idée en 1910, dans le premier chapitre de Die Seele und die Formen. Il y définissait l’essai comme une forme poétique hautement problématique qui, ne pouvant s’accomplir d’une manière autonome, prend prétexte d’objets divers jusqu’à sous-entendre toujours une autre formule, comme si un titre invisible jouxtait toujours l’officiel :
Zu unserem Glücke sei es gesagt : der moderne Essay spricht ja auch nicht von Büchner und Dichtern – aber diese Rettung macht ihn noch problematischer. Zu hoch steht er und zu vieles übersieht und verknüpft er, um die Darstellung oder Erklärung eines Werkes sein zu können ; jeder Essay schreibt mit unsichtbaren Buchstaben neben seinen Titel die Worte : bei Gelegenheit von… Er ist also für einhingebendes Dienen zu reich und zu selbständig, um aus sich heraus eine Gestalt zu bekommen. Ist er nicht noch problematischer geworden und vom Lebenwert noch entfernter, als wenn er getreu über Bücher referieren würde ?19
La Théorie du roman est-il autre chose qu’un essai ? Les incantations aux étoiles qui l’ouvrent permettent-elles réellement d’y chercher des énoncés susceptibles d’être appréciés quant à leur valeur de vérité ? Le nom de Dostoïevski, après que des jalons ont été identifiés qui conduisent à lui, n’est-il pas chargé d’une singulière espérance, après que la négativité du romanesque paraît avoir été traversée ? La fine dialectique qui convoque l’ironie et la temporalité, afin de persuader suivant le chemin d’une théologie négative que l’unité peut être reconquise, semble en effet conduire Lukács au seuil d’une ère nouvelle qu’ouvrirait le renoncement à toute polémique, l’acceptation du retrait divin et l’obstination de l’individu dans sa recherche démonique – quand il se comporte en juste auquel la grâce aurait manqué et qui s’aventurerait à l’aveuglette, comme c’est la condition de chacun aujourd’hui. De fait, La Théorie du roman est la préface d’un livre absent que son auteur devait consacrer justement à Dostoïevski, soit à la relève du roman.
Lukács a donc engagé son propre « individu problématique » dans une forme « problématique », l’essai, qui trouve à la fois sa matière et son mouvement dans la nostalgie d’une plénitude perdue et qui vise au salut – l’avant-propos rédigé pour l’édition de 1962 le confirme. Certes, l’essayiste y revient sur quelques affirmations et il y critique sa démarche mais le rappel du contexte où fut conçu La Théorie du roman engage à y voir peut-être une justification autant qu’une palinodie : au moins ne s’y rétracte-t-il pas quant à l’enjeu, pourtant fort singulier, de l’ouvrage. Que celui-ci soit devenu un classique offusque en effet, non seulement sa profonde étrangeté énonciative, mais aussi le caractère incongru de cette précision que le point de départ s’en trouve dans la déclaration de guerre de 1914. Le propos confirme, s’il en est besoin, que La Théorie du roman est un essai au sens défini dans Die Seele und die Formen, c’est-à-dire, suivant une formule de Schlegel citée à la fin de la lettre à Leo Popper, un poème intellectuel (« intellektuelle Gedichte »20) qui prend prétexte du roman pour dérouler une réflexion sur l’époque et, même, tenter d’infléchir pour une part le cours de l’Histoire. Ce qui paraît avoir retenu l’attention, scandalisée, de Lukács au moment de la déclaration de guerre tenait à certain emploi du mot « héroïsme », devenu particulièrement hasardeux dès lors que tout dénonçait alors la crise historique et morale la plus profonde, la plus incompatible avec l’esprit épique auquel s’attache primitivement la notion d’héroïsme. Cet avant-propos constitue le parachèvement de l’œuvre : le vieux Lukács, en avançant que le jeune Lukács a autrefois erré, confirme l’homologie établie plus haut entre la dialectique du roman, celle du personnage et celle du lecteur, également lancés à la poursuite d’un sens qui modifie les conditions socio-historiques dont ils sont par définition captifs. La Théorie du roman ne prétendait donc pas exactement à dire le roman, mais à faire le monde ; sa valeur ne devait pas se réserver dans quelque aptitude à énoncer un discours de vérité quant à un objet particulier, le roman, mais elle était essentiellement performative. C’était un portrait de l’auteur en héros « problématique » de la pensée.
Georg Lukács, Die Theorie des Romans. Ein geschichtsphilosophischer Versuchüber die Formen der großen Epik, Berlin, Paul Cassirer, 1920, p. 9.
« Das ästhetische Problem, die Verwandlung von Stimmung und Reflexion, von Lyrismus und Psychologie in echt epische Ausdrucksmittel, konzentriert sich deshalb um das ethische Grundproblem, um die Frage der notwendigen und möglichen Tat », ibid., p. 121.
Ce mot, emprunté à Friedrich Schiller (Über naive und sentimentalische Dichtung, 1795), à l’endroit de qui Lukács reconnaîtra une dette en 1935 par la composition de Zur Ästhetik Schillers.
Die Seele und die Formen, Berlin, Egon Fleischel, 1911, p. 33.