La moindre tentative d’assigner une origine au genre de la nouvelle, qu’on s’attache au mot lui-même, à la forme ou au contenu que désigne ce mot, oriente dans la même direction – ce qui ne laisse pas de paraître curieux dans la mesure où les trois démarches sont a priori hétérogènes1. Le mot renverrait d’abord à de petits écrits distribués dans la rue, qui auraient conté des histoires soit exemplaires soit triviales, proches de celles narrées dans les fabliaux mais données pour inédites2 et authentiques. En italien, il aurait désigné des dispositions ou applications nouvelles qu’on ajoutait à la loi, ce que Boccace ignore superbement en se proposant de raconter Cento novelle o istorie o favolle o che dire lo vogliamo… Qu’on s’interroge sur la forme de ce que nous nommons par ce terme, il est avancé qu’elle dérive de celles de l’exemplum et du casus de la rhétorique latine : une brève histoire destinée à renforcer une démonstration, dans un cadre judiciaire puis, à l’époque médiévale, religieux ; sur ce plan aussi est affirmée l’authenticité de la narration. Quant à son contenu, il toucherait à l’origine soit à l’exception, voire au modèle héroïque, soit au fait divers, qui lui-même conduit ou bien à trembler ou bien à sourire – authenticité encore, idoine à produire un effet sur le lecteur. La célèbre définition de Goethe, suivant laquelle la nouvelle se rapporte à « un événement inouï qui a eu lieu » s’accorde globalement avec chacune de ces approches.
Qu’elle soit donnée pour une pièce argumentative ou pour la relation d’un événement remarquable à quelque titre, qui touche ordinairement à une entorse faite à des règles partagées voire à la loi (un vol, un adultère, un crime…), la composition de nouvelles manifeste ainsi un intérêt pour la morale, pour autant que celle-ci touche la société dans son ensemble et paraît prise en charge par la Justice ; cet intérêt s’exprime spécialement, au XIX^(e) siècle, à travers la presse qui sera l’organe de diffusion principal du genre. Les nouvelles sont bien souvent publiées en feuilleton, dans le voisinage de chroniques dont elles ne se distinguent pas toujours avec netteté, d’échos, de relations de faits divers, de comptes rendus de procès. Peut-être ce voisinage, auquel nous a habitués l’âge d’or de la nouvelle en France, le XIX^(e) siècle, explique-t-il en partie la mise au point de la généalogie composite que je viens d’esquisser.
Cette généalogie composite mais convergente explique d’autre part (à moins qu’on ne doive l’en induire) la remarquable binarité qui distingue les nouvelles et qui touche au rapport de l’un et du multiple, autant qu’au rapport de la subjectivité et de l’objectivité3 : un événement singulier survenu à, ou par, un personnel peu nombreux (souvent un personnage unique) conduit à s’interroger sur la norme, que celle-ci soit respectée ou enfreinte. Le genre oppose, d’une manière au moins implicite, le particulier et le général, l’exception et la règle, le type et la série, le vrai et le vraisemblable – la déchirure du voile du vraisemblable par le scandaleux « vrai » produisant selon les cas des effets comiques ou terribles. Au-delà, il réalise une maxime ou une contre-maxime qui n’est ordinairement pas formulée, plutôt laissée en suspens.
Dans les dernières décennies du XIX^(e) siècle, parce que l’administration prenait en France une importance de plus en plus considérable mais peut-être en partie, aussi, à cause de son mode de diffusion journalistique, il s’est souvent produit que la nouvelle prenne pour thème la question même de ce qu’on peut rapporter à la règle, la norme, le droit, d’une façon qui vaudrait donc mise en abyme. A travers des figures d’employés de bureau, par exemple, dans lesquelles se dégrade une image du bohème devenu gratte-papier, Maupassant a fait à l’administration une place centrale et mis en œuvre des logiques paradoxales ; il a aussi raconté de nombreuses histoires de délits ou de crimes dont beaucoup se terminent au tribunal sans qu’aucune aspiration du lecteur à la justice soit comblée. Dans les mêmes années, Huysmans a certes composé peu de nouvelles mais A vau l’eau, Un dilemme et La Retraite de Monsieur Bougran s’inscrivent dans le même cadre, en poussant un raisonnement jusqu’à l’absurde4. Quant à Mirbeau, il a manifestement trouvé dans ce genre, qu’il fait varier dans ses romans car il est nouvelliste avant tout, la voie privilégiée d’un engagement anarchiste qui n’en passe pas seulement par le discours mais par la forme et, plus précisément, par l’installation d’une structure que je tenterai de décrire en m’appuyant sur quelques cas, du plus anodin au plus terrible, jusqu’à risquer enfin une interprétation du… Concombre fugitif. Pour un portrait de l’auteur en cornichon révolté.
En attendant l’omnibus5 conte, à la première personne, la désagréable aventure survenue à un petit rentier, pressé d’arriver à son important rendez-vous d’affaires ; le récit est scandé par ce refrain : « J’attendais donc l’omnibus ». Cet individu se réjouit de ce que « Paris tout entier [soit] couvert de lignes d’omnibus » et, muni de son numéro, il s’installe dans la patience :
Et je l’attendais bien respectueux de tous les règlements administratifs, bien soumis à toutes les formes de l’autorité, tâchant de réfréner mes impatiences et de faire taire ces révoltes, évidemment ataviques, qui, depuis une heure que j’attendais, recommençaient à gronder en moi, et dont je rougis que la civilisation républicaine, non moins que la constante pratique du suffrage universel, n’aient point encore aboli les barbares vestiges6.
Les omnibus, complets, se succèdent. Il va de soi que notre personnage, nanti du numéro 364.998, n’y monte pas, conscient en outre que ledit numéro risque littéralement de ne le conduire nulle part sinon peut-être, des mois après son rendez-vous, à la porte d’un immeuble désormais abattu. Il rentre chez lui la nuit tombée, après le passage du dernier omnibus (complet), « heureux de cette réconfortante journée où s’était affirmée avec tant d’éclat, la victoire du règlement administratif »7.
La nouvelle repose ainsi sur une logique évidemment contrariante. On comprend que non seulement la ville est tissée de lignes d’omnibus mais que le temps aussi, c’est-à-dire la vie, est quadrillé. L’absurdité éclate quand l’attente du personnage, sous une pluie glacée bien sûr, excède le moment de son rendez-vous du fait de sa soumission au règlement – on peut relever l’intérêt de ce détail étymologique, qu’une règle est d’abord un instrument destiné à tracer des lignes droites. Que l’attente du personnage excède son terme relève assurément du comble8 mais nous est donné surtout pour une conséquence terminale de la logique administrative, qui semble bien être de substituer la carte ou le mode d’emploi (le quadrillage) au territoire (l’existence).
Une telle démonstration était anticipée dans Sur la route, qui présente un cas d’aberration comparable. Du « vieux Ibire », dont les moyens ne permettent pas qu’il paie des impôts au percepteur, sont exigés trois jours par an de travail sur les routes : « moi, mes outils, mon cheval et ma voiture si j’en ai… On appelle ça des prestations9 !... » Mais, se plaint-il, on ne le charge plus jamais que de « travaux ridicules et qui ne mènent à rien », en l’occurrence aller cherche des cailloux sur un tas disparu depuis quinze ans :
Le cantonnier me dit : « Je n’ai pas à entrer là-dedans… qu’il y ait du caillou ou pas, ce n’est pas mon affaire, et je m’enfiche… Mais c’est la consigne que tu ailles en chercher, et que tu le charries sur la route… Retournes-y. » Je dis au cantonnier : « Comment veux-tu que je charrie une chose qui n’existe pas ? » Le cantonnier me dit : « Fais comme si elle existait ! »10
En conséquence de quoi le vieux Ibire charrie pendant trois jours, chaque année, le caillou qui n’existe pas – « mystère de la sainte Administration », commente le narrateur, qui ajoute que ce sont là « des fantômes »11 et rien d’autre. Quant à l’argent des impôts, l’argent destiné à entretenir les routes, « ils en font des expéditions de Madagascar »12 et des cadeaux pour leurs amis, aurons-nous lu au passage. La carte s’est bien substituée au territoire, il y a « fantôme » ou simulacre et même « précession du simulacre », suivant la terminologie de Baudrillard, mais des intérêts courent, ce qui nous renvoie plutôt du côté de Foucault.
Le Mur raconte l’histoire du père Rivoli, qui répare le mur de son enclos. L’agent voyer commence par lui dresser une contravention, « primo, pour avoir réparé [son] mur sans autorisation ; secondo, pour avoir, également, déposé des matériaux sur une voie publique »13, avant de le menacer d’une autre, s’il ne répare pas son mur : « si votre mur tombait, je vous dresserais un autre procès-verbal ». Le père Rivoli comprend bien quelque chose :
On l’oblige à réparer son mur, et on le lui défend en même temps. Dans tous les cas, il est en faute, et il doit payer… Ses idées s’embrouillent. Il a mal à la tête14.
Une fois le mur écroulé, avant qu’il ait reçu réponse à sa demande d’autorisation administrative, l’agent voyer revient pour dresser un troisième procès-verbal15. Quand il apportera enfin la lettre tant attendue du préfet, c’est le facteur qui découvrira le père Rivoli pendu à son grand noyer. On se retrouve face à une impasse logique, qui constitue le ressort de la nouvelle : le règlement n’étant arrimé à aucune référence réelle – affaire de « fantômes » – l’administration gagne à tous les coups ; sa victime est nécessairement coupable et elle en meurt.
Ce que décrit Mirbeau, à travers des récits où l’existence est douloureusement ou comiquement confrontée à l’inexistence, s’articule à une ère nouvelle, dans l’histoire du droit, où l’administration veille à l’application de règles en s’insinuant dans les lieux les plus éloignés de son centre visible et parfois au plus intime de chacun16. Chargée de soumettre tout individu à l’ensemble des réglementations en lesquelles la loi se détaille, elle s’insinue dans le plus concret de la vie des individus tout en se constituant comme un modèle, c’est-à-dire la projection de ce qui est dans un espace qui n’est pas celui de l’existence : un espace idéal, ou fantomatique. A l’objection formulée par les fermiers de Lewis Carroll, dans Bruno and Sylvie Concluded (1893), suivant lesquels la carte étendue sur le territoire cacherait le soleil et qui préfèrent se servir en définitive du territoire lui-même pour se repérer, il est secrètement mais activement répondu par l’administration qu’un enjeu est précisément de cacher le soleil et d’écraser la population sous le poids de la carte.
Voilà qui, nécessairement, a des conséquences sur le fonctionnement de la justice. Que l’heureux mais bien pauvre occupant d’un banc, dans le square de la place d’Anvers, apporte au commissaire de police un portefeuille richement garni sans en avoir soustrait le moindre billet malgré sa misère, il est tour à tour félicité puis accusé et jeté en prison :
Un héros… c’est évident… vous êtes un héros… Vous êtes aussi un vagabond… Ah ! mais !... ah ! mais !... Et il n’y a pas de loi pour les héros… il y en a contre les vagabonds… Je suis forcé d’appliquer la loi, moi…17
Le quadrillage est, bien sûr, une machine qui sert à exclure.
Dans le même ordre idée, c’est parce qu’il est honteux qu’il n’ait pas de pain que « le gamin qui cueillait les cèpes » est si terriblement coupable aux yeux du propriétaire du bois, « Guillaume-Adolphe Porcellet, le député millionnaire et socialiste »18. Règlements et lois ne puniraient-ils que les pauvres, parce que ceux-ci attentent comme par définition à la sécurité des riches ?
L’histoire du portefeuille, au moins, engage à penser que la Justice selon Mirbeau, qui n’avait pourtant pas lu Michel Foucault, n’est indexée sur aucune valeur ayant rapport avec la justice mais exclusivement soumise à un ensemble de lois qui, produisant tout simplement de la légalité et de l’illégalité suivant un mode pléonastique, qui est celui de tous les pouvoirs, instaurent de l’ordre. Au moment de l’affaire Dreyfus, qui fait éclater au grand jour un tel fonctionnement, l’écrivain publie plusieurs nouvelles qui dépeignent cette haute administration, déliée de la valeur qu’elle est supposée représenter, comme une machine fonctionnant d’une manière automatique : les effets qu’elle produit dissimulent toute trace de la cause qui l’a précisément mise en branle et elle s’impose donc en majesté.
Dans A Cauvin, un promeneur est attiré par la vue du groupe insolite formé par des paysans, un gendarme et « trois messieurs vêtus de redingotes noires et sévèrement coiffés de chapeaux de haute forme »19, attroupés autour d’un cadavre horriblement défiguré. Le promeneur défaille à cette vue et un homme en redingote s’exclame :
Vous ne connaissez pas cet homme ? Et quand vous l’avez aperçu, vous êtes devenu tout pâle… Vous avez failli tomber ?... Et vous pensez que c’est une chose naturelle ?20
On pourrait penser qu’il n’est pas si aisé de reconnaître un homme dont le visage a été réduit en bouillie et qu’il est « chose naturelle » de défaillir à sa vue mais aucun argument n’est assez puissant pour soutenir le sens commun et établir l’innocence du promeneur qui a pâli21. Les témoignages ignobles se multiplient, les journaux l’accablent, les jurés, représentants de la société menacée, se déchaînent contre lui :
Et ma pâleur confessait tellement le crime, elle le clamait si haut, que mon avocat lui-même ne voulut pas plaider mon innocence – si formellement démentie par ma pâleur.22
« Des molles lèvres d’un homme rouge » tombe bientôt « la sentence de mort ».
La Vache tachetée radicalise la démonstration. Jacques Errant, que son nom désigne comme un vagabond et, par conséquent, comme une menace extrême pour la société (un vagabond ne produit rien, il sème sur son passage des enfants naturels…), a été « retiré de la circulation » et croupit depuis un an dans un cachot où sa simplicité le conduit à passer en revue chacun des actes qui pourraient lui être imputés comme des crimes : comme le père Rivoli, il ne peut être a priori que coupable. Il en vient à interroger son gardien qui, ayant écarté l’hypothèse suivant laquelle son prisonnier aurait « proclamé des vérités » sur les chemins, ce pourquoi il aurait déjà été mis à mort, envisage la possibilité qu’il soit propriétaire d’une vache tachetée – faute d’une extrême gravité : voilà la mise au point de la délinquance. Le procès a lieu et établit, au terme des débats, que Jacques Errant a commis « le crime irréparable et monstrueux » de posséder la vache tachetée qu’il ne possède pas ; il est par conséquent condamné à cinquante années de bagne. Le gardien (autre prisonnier ?) commente l’affaire avec philosophie :
Vous ne savez pas pourquoi vous avez une vache tachetée… Moi, je ne sais pas pourquoi je suis geôlier, la foule ne sait pas pourquoi elle crie : A mort !... Et la terre pourquoi elle tourne !...23
Où la Justice apparaît bien comme une machine qui distribue les rôles en-dehors de toute référence ou transcendance, bien loin de la justice, comme l’indique le surprenant parallèle établi entre ces deux fautes irrémissibles : « proclamer des vérités » et « posséder une vache tachetée ». Le tribunal est dès lors défini comme le lieu officiel de la proclamation de faussetés, automatiquement engendrées dès lors que les êtres sont réduits à des fantoches. La lutte contre la machine est bien sûr inégale : quelque effort, quelque dépense d’énergie qu’il produise, l’individu ne peut que finir écrasé comme les pauvres hères qu’inventera sous peu le cinéma burlesque – préfiguration de Charlot. Quant au lecteur, il semble devoir éclater de rire à proportion de l’effroi qu’il éprouve, suivant le principe de l’humour noir qui, une limite du supportable ayant été franchie, retourne l’horreur en ressort comique.
A l’innocence persécutée, fait pendant le crime légal dont le gentleman-cambrioleur de Scrupules résume les principales modalités, à l’adresse de la distinguée victime qui conduit le récit de son aventure :
– Je ne veux vous parler que de ce qui me concerne… Mais les sales besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies, les faux poids, les coups de Bourse… les accaparements… répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse, à ma nature franche, empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules… Je quittai le commerce pour la finance. La finance me dégoûta… Hélas ! je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers et de faux métaux, à organiser de fausses mines, de faux isthmes, de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente et progressive de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus et à la légalité de combinaisons extorsives, me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon esprit scrupuleux et ennemi du mensonge… Je pensai alors au journalisme… Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, j’étais exposé quotidiennement à des contrats trop salissants. Quand je pense que les journaux, aujourd’hui, ne sont fondés que par des commerçants faillis ou des financiers tarés, qui croient – et qui d’ailleurs y réussissent – éviter ainsi de finir leurs jours dans les maisons centrales et dans les bagnes… non, vraiment, je ne pus me faire à cette idée. Sans compter qu’il est fort pénible à des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être l’esclave de sots ignorants et grossiers dont la plupart ne savent ni lire, ni écrire, sinon leurs signatures, au bas d’ignobles quittances… Alors j’essayai de la politique…
Ici, je ne pus m’empêcher de pousser un rire sonore qui menaça de s’éterniser…24
Où s’anticipent encore les analyses de Foucault quant aux origines du droit moderne, qui établit institutionnellement les conditions d’une guerre civile entre les riches et les pauvres, en particulier sous l’espèce du vagabond soit de l’homme qui ne produit rien et constitue pour le nanti un ennemi public25. Le législateur, c’est-à-dire le bourgeois, désigne comme crimes les atteintes aux biens que perpètrent a priori les pauvres et il se réserve la légalité sinueuse de toute espèce de fraude – voire, affirme Mirbeau au seuil du Jardin des supplices, il donne au meurtre « des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… »26. Le meurtre étant « la base même de nos institutions sociales », il convient « de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois »27, déclare un autre personnage. On conçoit bien que, dans ces conditions, l’absurde tâche attribuée au père Ibire ait à la fois pour répondant et pour visée l’entreprise de colonisation de Madagascar et, plus généralement, l’extermination rentable des populations envahies dont « la fée Dum-Dum » 28 est le symbole puisqu’elle permet de réduire en charpie, d’un coup, les corps de douze Hindous.
Maroquinerie expose le principe économique qui préside au crime légal de la façon la plus fantaisiste, la plus répugnante et la plus comique cependant. Dans un premier temps le narrateur, immobilisé devant une montre affichant « une quantité d’objets bizarres », a l’impression que ceux-ci remuent comme des larves ou plutôt comme des tronçons de corps, jusqu’à « ébaucher, dans leurs spasmes, de vagues ébauches de figures humaines » ; il aperçoit même « un porte-cartes, en cuir rougeâtre, s’ouvrir de lui-même, bâiller ainsi qu’une bouche, faire des efforts pour articuler des sons ». Walter Benjamin lui-même, pourtant attentif aux passages et aux montres, n’a jamais eu telle vision. C’est l’ancien chef de la Sûreté, M. Taylor, qui tient cette boutique d’articles-Paris, dont le matériau est fourni par « les moindres déchets » de condamnés à mort, malheureusement devenus rares en France sous la présidence du gracieux Jules Grévy, mais qu’il se procure auprès des « bourreaux de tous les pays ». La pièce maîtresse de ce qu’il appelle sa « petite collection » est un violon taillé dans « le crâne d’Abadie » pour faire résonner « les boyaux de Marchandon »29. Cette rêverie macabre se poursuit dans une autre nouvelle, également intitulée Maroquinerie30 et adaptée dans Le Jardin des supplices, où il est question d’un bureau tendu de peaux tannées de Noirs – le regret s’exprimant de ne pouvoir exploiter à la même fin des cuirs de prisonniers blancs… On sait pourtant que les terres à conquérir permettaient de rentabiliser la délinquance ! La colonisation rend perceptible la visée secrètement capitaliste de toutes les institutions de la République et l’art de la nouvelle, pensée comme un espace privilégié de la confrontation désopilante et funèbre de l’individu et de la loi, en fait saillir la confondante rationalité – une rationalité à la façon de Procuste, étirant ou raccourcissant ses victimes sur le fameux lit, en fonction des dimensions. La structure même de cette nouvelle comme des précédentes, en ce qu’elle repose sur l’incompatibilité intrinsèque de la carte et du territoire, de l’abstraction administrative et de l’existence, incompatibilité mais frottement aussi, dont elle fait jouer l’étrange logique, exprime en soi l’anarchisme de leur auteur au point d’en apparaître comme la forme la plus appropriée.
Quel autre moyen de résistance et d’enseignement pour Mirbeau, anarchiste convaincu mais hostile à l’action directe, que la mise au point de ces minuscules bombes logiques et poétiques ? Il estimait peut-être appartenir à quelques égards à « la famille si placidement bourgeoise, si formellement sédentaire, des cornichons, voilà qui déconcerte les imaginations les plus hardies »31 mais... L’une de ses plus fameuses nouvelles, fantaisie potagère et vadrouilleuse, me semble délivrer un autoportrait inattendu mais assez complet : Le Concombre fugitif32, suivi d’Explosif et baladeur. L’introduction de cet ensemble consiste en une déclaration de « passion presque monomaniaque » pour les fleurs qu’une sévère attaque contre les bégonias, touchés par la « bêtise contagieuse » des horticulteurs33, assimile à la société – non loin, dans A rebours, Des Esseintes distinguaient des « fleurs populacières », les giroflées, des bourgeoises roses et des aristocratiques orchidées.
Le narrateur du Concombre fugitif célèbre non seulement la grâce et la beauté des fleurs les plus exotiques mais aussi la « merveille de vie végétale » qui s’observe en Suisse, « où le caillou est hospitalier à la petite graine qui se confie à lui » : splendeur de la pauvre saxifrage qui, au plus loin des tristes mendiants eux aussi confiés à la roche ou au caillou, trouve sa voie. Le parfait jardinier rassemble les fleurs en un jardin afin de « les laisser se développer librement, s’épanouir selon leur fantaisie admirable et dans la norme de leur bonté ». A la parfaite « norme de leur bonté » s’en oppose une tout autre, artificielle, atteinte par le moyen de la torture : « mosaïculteurs et cloisonneurs de pelouses » obligent les fleurs « à disparaître, taillées, rognées, ébarbées, nivelées par un criminel sécateur, dans une confusion inharmonique, dans une sorte de tissage mécanique et odieux », où se retrouve le principe général des règlementations administratives : tissage, maillage, quadrillage.
Il s’agit, poursuit Mirbeau, « d’étaler par des chiffres et par des noms la richesse et la vanité du propriétaire »34, ce qui se précise dans _Le Jardin des supplices _:
Outre qu’ils ont poussé l’infamie jusqu’à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples, nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à la fragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à la gloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique des iris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et de politiciens déshonorés. Il n’est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé : Le général Archinard !… Il est des narcisses — des narcisses ! — qui se dénomment grotesquement : Le Triomphe du Président Félix Faure ; des roses trémières qui, sans protester, acceptent l’appellation ridicule de : Deuil de Monsieur Thiers ; des violettes, de timides, frileuses et exquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et de l’amiral Avellan n’ont pas semblé d’injurieux sobriquets !…35
Bien sûr ces noms ne sont pas choisis au hasard : le général Archinard est du reste le héros du premier Maroquinerie évoqué plus haut ; quant aux chiffres évoqués, ils correspondent au prix de ces fleurs.
Dans un second temps, le narrateur lancé à la poursuite d’un Sylphium albyflorum se rend chez l’un de ces jardiniers tortionnaires et franchouillards, nommé Hortus, dont la spécialité est la mauvaise blague : ne joue-t-il pas « du cornet à piston devant un hibiscus », « juste au moment de la fécondation », afin de produire « une espèce de monstre cocasse » ? Il arrive cependant qu’un modeste légume, presque un cornichon, se rebiffe :
Et je vis sa main noueuse cherchant à atteindre quelque chose qui fuyait devant elle, quelque chose de long, de rond et de vert qui ressemblait, en effet, à un concombre, et qui, sautant à petits bonds, insaisissable et diabolique, disparut, soudain, derrière une touffe36.
Suit, publiée dans Explosif et baladeur, une épistole du malheureux Hortus, dépité par la fuite de ce « végétal turbulent et roublard, toujours prêt à s’esbigner à l’anglaise »37, dont il n’exclut pas qu’il ait été enlevé par Alphonse Allais38. Alphonse Allais lui apparaît en effet comme un individu particulièrement louche, en ce que sa fantaisie a du style au lieu qu’il soit resté fidèle « au culte vénérable de cette bonne vieille gaieté française, si déplorablement incomprise aujourd’hui »39 et à laquelle le jardinier doit probablement l’idée lumineuse de jouer du cornet à piston aux oreilles d’un hibiscus en pleine fécondation.
Ainsi réfugié chez Allais, le Cucumis fugax ou Cucumis vadrouillator40 a échappé à une forme d’esclavage moderne au point de s’installer hors-la-loi, puisque Hortus le fait « tambouriner dans toutes les rues de Granville » en faisant miroiter « des récompenses épatantes » à qui le lui « ramènera, vivant ou mort »41. Le projet de l’horticulteur était de rentabiliser son précieux légume en faisant construire « un vaste cucumodrome », soutenu par le financement du Conseil municipal et destiné à « encourager et […] développer, parmi les concombres et les autres plantes, désireuses de participer au grand mouvement moderne, le goût des exercices physiques athlétiques et patriotiques, qui ne peut leur être que profitable et salutaire, en même temps qu’il lancerait la Botanique dans une fois réformatrice et absolument nouvelle »42. C’est tout un programme politique, auquel ne manque pas même l’idée d’un bâtiment « installé selon les derniers progrès de l’architecture moderne », soit un lieu qui favorise tout ensemble le spectacle et la surveillance. L’idée de « mouvement moderne », jointe à celle de sport et de « voie réformatrice » de la Botanique est une variation bouffonne sur l’aliénation administrative et capitaliste des populations par l’Etat.
Heureusement pour lui, comme l’indique sa probable adoption par Allais, le concombre fugitif a du style et c’est son arme : en bon conteur anarchiste, il est capable de « se trotter » de sa prison horticole, sertie de ses ronces artificielles, et « il vous crache, à la figure, ses graines comme de la mitraille. Figurez-vous une bombe qui feulerait, tel un chat en colère »43.
Voir Antonia Fonyi, « La Nouvelle dans les littératures française, anglaise et germanique, 1760-1820 », Cahiers d’Histoire littéraire comparée, n° 3, 1978, p. 137-152.
Voir Antonia Fonyi, « Nouvelle, subjectivité, structure. Un chapitre de l’histoire de la théorie de la nouvelle et une tentative de description structurale », Revue de Littérature comparée, 1976, n° 4, p. 355-375.
« Un dilemme » se consacre au « crime légal » et « La Retraite de Monsieur Bougran » raconte l’aventure d’un employé de bureau qui, congédié, mime son ancienne existence et en vient à mourir à la réception du refus opposé à sa demande de pourvoi – refus qu’il s’est à lui-même adressé.
L’usage est de donner les titres de nouvelles entre guillemets, ce que je fais dans mes notes, mais je préfère recourir aux italiques dans le corps du texte pour faciliter votre lecture.
Octave Mirbeau, « En attendant l’omnibus », Le Journal, 27 septembre 1896 ; Contes cruels, éd. P. Michel et J.-F. Nivet, Les Belles Lettres/Archimbaud (2^(e) tirage), 2009, t. II, p. 525. La pagination de cette édition redémarre à 1 à partir de la p. 550, comme si le volume contenait deux tomes. Pour éviter des erreurs, je fais précéder tous les numéros de page de « t. I » ou « t. II », suivant que la nouvelle citée appartient à la première ou à la seconde moitié du volume.
J’ai étudié la structure du comble dans les nouvelles de Maupassant : « Une terrible petite machine à fabriquer des histoires », Lectures de Maupassant, dir. S. Thorel, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 233-243.
« Sur la route », Le Journal, 2 décembre 1894 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 298.
« Le Mur », L’Echo de Paris, 20 février 1894 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 292.
Petite erreur de la part de Mirbeau : il y a eu menace d’un deuxième procès-verbal mais celui-ci n’a pas été dressé.
Voir Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, Hautes Etudes, EHESS, Gallimard, Seuil, 2013, et Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.
« Le Portefeuille », Le Journal, 23 juin 1901 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 394.
« Le Gamin qui cueillait les cèpes », Le Journal, 3 octobre 1897 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 367.
« A Cauvin », Le Journal, 16 août 1896 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 346.
La pâleur de Dreyfus, quand Paty l’a sommé de montrer un exemplaire de son écriture, l’a immédiatement précipité en prison comme un motif incontestable. Voir Reinach et Dreyfus fils.
« La Vache tachetée », Le Journal, 20 novembre 1898 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 379.
« Scrupules », Le Journal, 26 février 1896. De cette nouvelle, Mirbeau a tiré une pièce du même titre, créée le 2 juin 1902 au Théâtre du Grand Guignol puis publiée dans Farces et moralités en 1904.
Le Jardin des supplices, Charpentier-Fasquelle, 1899 ; éd. M. Delon, Gallimard, « Folio », 1988, p. 45.
« La Fée Dum-Dum », Le Journal, 20 mars 1898 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 374-378 ; cette nouvelle a été adaptée et insérée dans Le Jardin des supplices. Sven Lindqvist, dans l’essai intitulé Exterminez toutes ces brutes ! L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen (Stockholm, 1992 ; trad. Le Serpent à plumes, 1998), a montré que les années 1890 ont vu se constituer « tout le nouvel arsenal européen – canonnière, mitrailleuse, fusils à répétition et balles dum-dum », ces dernières (qui causent des blessures extrêmement graves), « prohibées entre les Etats ‘civilisés’ par la convention internationale de La Haye en 1899 », étant « réservées pour la chasse au gros gibier et les guerres coloniales » (p. 79). Elles ont servi, en particulier, à la soumission du Congo par la Belgique, ainsi que l’évoque Joseph Conrad dans Heart of Darkness.
« Maroquinerie », Gil Blas, 28 septembre 1887 ; Contes cruels, éd. cit*.,* t. I, p. 345. S’il est vrai que Marchandon a été exécuté, en 1885, Abadie a bénéficié de la grâce du président Grévy (l’affaire s’est déroulée en 1879 et 1880 et elle a fait grand bruit).
« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896 ; Contes cruels, éd. cit., t. II, p. 333-338.
« Explosif et baladeur », Le Journal, 25 novembre 1894 ; Vache tachetée et concombre fugitif, L’Arbre vengeur, 2020, p. 151.
« Le Concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894 ; Octave Mirbeau, Vache tachetée et concombre fugitif, éd. cit.
« Le Concombre fugitif », op. cit., p. 43. Emile Gallé s’est indigné contre cette accusation portée aux horticulteurs nancéiens, les grands spécialistes du bégonia. Il a répondu à Mirbeau avec une plaisante vivacité : voir https://fr.scribd.com/document/409029487/Jacques-Chaplain-Emile-Galle-et-Octave-Mirbeau-Accords-imparfaits-desaccords-parfaits (consulté le 22 avril 2021).
Le Jardin des supplices, op. cit., p. 182. Dans La Retraite de M. Bougran [1888], encore inédit en 1899, Huysmans établissait lui aussi une analogie entre l’administration et l’horticulture ; la contemplation morose du jardin du Luxembourg le conduisait à observer « que cette chirurgie potagère présentait le plus parfait symbole avec l’administration telle qu’il l’avait pratiquée pendant des ans » (Joris-Karl Huysmans, Romans I, éd. P. Brunel, Laffont, « Bouquins », 2005, p. 961).
Alphonse Allais a répondu à Mirbeau par une nouvelle intitulée « Pour faire plaisir à Mirbeau », Le Journal, 2 octobre 1894, et a poursuivi sa rêverie sur les « végétaux baladeurs » dans d’autres textes recueillis dans Deux et deux font cinq (2+2=5), Ollendorff, 1895.
Appellations savantes, puisque latines, données par Allais au « concombre fugitif » dans les nouvelles, citées plus haut, par lesquelles il répondait à Mirbeau.