Pierrette : l’articulation réaliste de la mélancolie et du grotesque

D’une forme de comique qui serait intrinsèque au réalisme du XIXe siècle. Question distincte de celle de l’ironie du roman.

Ce point bizarre qu’on s’accorde à opposer novel et romance en faisant jouer le comique du second mais qu’on définit, depuis Auerbach, le réalisme du XIXe siècle comme promotion sérieuse du registre bas – laquelle promotion serait à la fois chrétienne et démocratique. Idée d’un tragique du quotidien, qui en effet est mis en avant par les Goncourt quand ils composent par exemple Germinie Lacerteux (et la question que les basses classes, que ce monde sous un monde a droit au roman), voir aussi les récritures de Phèdre et du Roi Lear par Zola. Entendu, certainement, pour ce qui concerne la fin du siècle mais pas si clair pour ce qui touche à l’époque romantique (et non naturaliste ; le sérieux est probablement la ligne de clivage entre romantisme et naturalisme). Penser au grotesque, tels que l’appréhendent Hugo et Gautier : une forme de comique est associée à tout ce qui est matériel, petit, inférieur – comique qui n’exclut pas le pathétique ; l’exemple des « pauvres diables », comme dans Gaspard de la Nuit, aussi.

Rappel pourtant, et en outre, que la comédie est pensée comme impossible au théâtre (Rémusat, Mme de Staël, Barbey…), pour les hommes du début du XIXe siècle, et qu’elle se transporte dans le roman : voir Le Rouge et le noir ainsi que le titre La Comédie humaine. Références à Tartufe dans Pierrette.

Peut-être le roman, ou la novella, le plus noir de La Comédie humaine. Pourtant l’un des plus comiques aussi, si on pense par exemple au colonel si courageux qu’il envisage même d’épouser Sylvie Rogron.

On pourrait dire que Balzac a fait jouer des tonalités opposées : du côté de Pierrette la poésie, du côté des Rogron le grotesque. Evidemment un jeu d’oppositions. Le roman est par nature polyphonique et on dit aussi qu’il est par nature ironique (c’est à peu près la même chose).

Ce n’est pas tout à fait la question qui me retient : je m’interroge sur le rapport entre le comique et le réalisme, dont on prétend depuis Mimèsis qu’il consiste dans la promotion sérieuse du registre bas, dans la découverte même d’un tragique du quotidien – j’ajoute que c’est une promotion à la fois chrétienne et démocratique puisque la démocratie se conforme sur un modèle en effet chrétien (les derniers seront les premiers, la crèche vaut un palais, la hideur du Christ en croix est le signe d’une élection inverse). Hegel, la scission entre le dedans et le dehors. Il y a par conséquent une poésie de la prose. Ainsi, le style humble de la lettre de Brigaut pour qui le bleu du ciel s’est brouillé – du côté du légendaire.

C’est en effet un aspect du réalisme, qui se rencontre même dans Le Spleen de Paris, mais pas seul, surtout concurrencé par le grotesque dont il faut convenir qu’il est chrétien aussi mais du côté du diable plutôt que des anges et des saints. En cela, le réalisme est moderne (comme le diable). Soit. On comprend alors les discours de Balzac sur le troupeau de ses personnages vertueux, par exemple, opposés aux personnages vicieux – voir la préface de Pierrette. De tout pour faire un monde.

A formuler autrement : la compassion ne va pas seule, elle a pour revers ou pour avers le comique, un certain comique.

Cette idée, celle d’Auerbach, repose en gros sur la conviction que l’écrivain réaliste a pour projet de rendre compte de la réalité, dans toute sa diversité – et Balzac met souvent l’accent sur la diversité de son œuvre, autant que sur son attitude d’historien des mœurs contemporaines, de secrétaire de la société, d’observateur, de spécialiste de médecine sociale, etc. Il ajoute que l’homme est double et on salue son système « diploptrique » (il faudra y revenir : c’est un système d’oppositions, pas d’exhaustivité). Il faut rappeler en effet qu’on n’appelle pas réaliste l’auteur de romans historiques, si nourris de références que puissent être ces derniers, mais seulement l’auteur de romans ou généralement d’œuvres dont l’action s’inscrit dans le présent, au moins dans un rapport au présent. Rappel de la formule des Goncourt, désignant les romanciers comme des historiens du présent.

On est gêné pour caractériser les romanciers du XVIIIe siècle, comme Marivaux quand il compose La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, comme réalistes parce qu’on perçoit encore dans ces œuvres quelque chose de picaresque, quelque chose qui n’est pas tout à fait sérieux. Car personne ne nie que le novel est marqué, par opposition au romance tenu pour sérieux, par le comique – et Marivaux a commencé par des romans travestis qui l’indiquent bien ; même chose, avant lui, pour Scarron dont le titre, Le Roman comique, désigne à la fois l’œuvre et le genre dans lequel s’inscrit cette dernière.

« Historien du présent » a une signification assez précise pour un homme du XIXe siècle, ainsi que le montrent les usages de la formule « XIXe siècle » ou seulement « siècle » : le siècle n’est pas une période mais une date ou plutôt l’indication du franchissement d’une limite ; « historien du présent » signifie historien d’une époque définie par son terminus a quo, qui est la Révolution française et souvent même, plus précisément, la Terreur (dater le siècle de 89 ou de 93, ce n’est pas la même chose). C’est ce type de roman-là (daté en l’occurrence de 89 plutôt que de 93) qu’Auerbach considère à la fois comme réaliste et comme sérieux. On s’accorde sur ce point avec lui, même quand on précise que Balzac, Stendhal et Flaubert n’en sont pas moins ironiques, au sens où ils font jouer de la polyphonie : l’ironie ainsi entendue, même quand elle sert par exemple la satire des bourgeois, est une modulation acide du sérieux et elle sert évidemment la démocratie.

Au lendemain de la guerre, Auerbach n’est pas isolé dans sa lecture : c’est alors que se développe assez curieusement et assez terriblement une lecture non seulement démocrate mais marxiste, communiste, tant de Stendhal que de Balzac – ce qui porte à un comble l’idée que les génies ne sont pas conscients de ce qu’ils font. Aujourd’hui cette thèse trouve des prolongements dans les études de Rancière, qui n’hésite pas à ranger l’auteur de L’Education sentimentale au nombre des écrivains déterminés par un esprit démocratique, au nom du « partage du sensible ». Travaux parfaitement honorables, dont le parti pris n’empêche pas que s’y déploient de grands talents d’analyse, mais dont on comprend bien qu’ils aient besoin de réfuter la thèse trop convenue que dans une œuvre peut se réaliser quelque chose comme l’intention de celui qui l’a conçue.

Je vois pour ma part, dans cette forme d’attachement forcené à l’idée de démocratie, renforcé par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, un obstacle épistémologique majeur à la compréhension des romanciers dits « réalistes » du XIXe siècle et à la saisie des tonalités qu’ils mettent en jeu dans leurs œuvres : ce que Zola, sans doute le premier responsable de leur lecture « sérieuse », n’a pas relevé chez Balzac, Stendhal et Flaubert, c’est qu’ils partageaient un violent dégoût de leur époque qui a déterminé leurs entreprises respectives et qui ne permet pas de voir en eux des secrétaires de la société du siècle. « Engueuler mes contemporains ».

Il est bien sûr embarrassant de recourir à un anachronisme tel que « réalisme », malgré la commodité de ce mot. Si on le fait, il importe certainement de réfléchir à sa dérivation : ce substantif est enté sur l’adjectif réel, pas sur réalité. La réalité, c’est l’ensemble de ce qui nous entoure et à quoi nous appartenons, la réalité n’a pas de limite. En revanche le réel constitue en lui-même une borne, une limite au désir, au rêve, à l’aspiration : pierre d’achoppement, mur contre lequel on se fracasse, épingle qui fait éclater la baudruche, eau froide dans laquelle s’éteignent les passions les plus ardentes. La valeur du réel tient à ce qu’il contraste, il n’existe pas en lui-même mais contre, il est constitutivement contrariant et c’est en quoi il est objectivement comique (au sens de Baudelaire, Flaubert et déjà Jean Paul) – ce qui ne l’empêche pas d’être aussi terrible ; cela, certes, pour tout le monde, c’est la condition humaine, en ce qu’elle comporte aussi d’historique, qui est en jeu bien au-delà des classes sociales. Le prendre en considération, ce réel, c’est par conséquent s’attacher aux bornes du désir, des aspirations ; cela suppose un tour d’esprit mélancolique, nostalgique peut-être, en même temps qu’une pente à déceler le comique qui gît dans la terrible objectivité du réel ; je veux dire que la mélancolie du rêveur se traduit par la mise en évidence des hideurs du réel, éventuellement aggravée (une surenchère dans l’horreur ou dans les simples contrariétés) – c’est de quoi procède généralement (aussi ?) ce qu’on appelle « le réalisme » quand on parle de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert, et encore de Huysmans et de sa suite.

Qu’en est-il dans Pierrette, qui est né du projet de raconter une histoire enfantine, en effet dédiée à la fille de Mme Hanska, mais que le romancier présente dans sa préface comme une étude du célibataire ? Il y réunit en effet les deux projets : d’un côté, l’histoire émouvante et même pathétique d’une douce enfant, de l’autre celle d’une épouvantable vieille fille, dont l’enfant est la victime. La jeune fille est le repoussoir de la vieille fille ; la mélancolie se concentre sur elle tandis que le grotesque se concentre sur l’autre.

Caractéristiques de Pierrette : elle est blanche, douce, délicate, sensible, aimante, fragile. Caractéristiques de Sylvie : elle est rougeaude, a de grandes dents, un hideux sourire, elle est dure, mécanique, cupide, vaniteuse, mesquine.

Associés à Pierrette : Cendrillon, Virginie, un tableau de Raphaël ou de Robert, une sainte martyre, un ange. A Sylvie : pinces de homard, dents de cheval, tête de tortue, hyène, tigre. A son frère : l’animal à sang froid. A Vinet, le serpent. La corpulence du colonel. D’un côté le beau idéal et de l’autre le grotesque. Il y a bien un contraste.

Pas seulement un contraste mais une articulation, l’un joue avec l’autre, c’est un système d’endroit et d’envers, pas de point neutre ; pas du tout « es gibt », pas ce qui tombe ou ce qui arrive, pas le hasard ou le quelconque.

Sylvie recueille Pierrette pour se faire valoir, opération qui échoue. Qu’au moins elle en profite : Pierrette devient sa servante, il est hors de question de la marier ou de l’envoyer au convent. L’idéal serait de lui prendre son argent, l’idéal serait en définitive d’hériter d’elle. Que surtout elle n’épouse pas le colonel, que la vieille fille se réserve. Voilà qui détermine les étapes de la courte existence de Pierrette chez sa cousine.

Les étapes de l’existence de Pierrette coïncident avec les étapes d’une histoire publique, politique, non plus dans la maison Rogron mais à l’échelle de Provins. La guerre ayant été déclarée aux Tiphaine, à la suite de l’affaire de la robe déchirée, les Rogron se constituent peu à peu et sans vraiment s’en rendre compte (manipulés par Vinet) en chefs de l’opposition libérale aux légitimistes. Les mauvais traitements dont Pierrette est la victime et dont elle va mourir déterminent un procès dont l’issue doit marquer soit le triomphe des légitimistes soit celui des libéraux, ce qui suggère que personne n’a intérêt à ce qu’elle vive – d’où l’image qu’elle est broyée par une machine. Les libéraux l’emportent et les autres peu à peu se rallient.

Les Rogron ne sont donc pas les seuls grotesques, ils sont les plus grotesques. Il faut considérer d’abord Vinet et le colonel. Mme Tiphaine, son mari, Julliard sont grotesques autrement : les vers du dernier, l’erreur de la première, la faiblesse du mari, les hontes cachées (les Roguin). Les Chargebœuf, y compris la belle Bathilde, ne sont pas mieux pourvus ; on ne pense que mariage d’amour jusqu’au jour où on coiffe sainte Catherine et on épouse un vieillard hideux mais riche. Mme de Bréautey n’est pas plus honorable. En réalité le grotesque visible des Rogron signifie le grotesque inquiétant de tous les représentants de la ville. C’est ce que visent à montrer toutes les descriptions, ainsi celle de la maison Rogron faite par Mme Tiphaine et celle du salon de Mme Tiphaine, sont des dénonciations comiques – voir Jean Paul et les détails. Quelle est la valeur des détails ? les Rogron, et du reste tous les autres ou presque, étaient des merciers, soit des marchands de choses minuscules qui leur ont occupé tout l’esprit. Rien de grand dans l’esprit ni ailleurs ; pas de passions mais seulement des manies, de la petite monnaie de tout. Tout détail désigne la totalité qu’il exclut et se trouve par conséquent être comique – voir Jean Paul. C’est encore le problème du rapport entre les fins et les moyens, privilégiés. Dans ces conditions il n’y a ni effet de réel ni partage du sensible : le baromètre de Rogron, son meuble favori. Le double portrait de filles à leur fenêtre, ce que signifie « vieille fille ». L’emploi commenté, à deux reprises, du mot _blague _: du vent, du vide ; le détail qu’on décrit est un morceau de la blague, quand elle a éclaté. Le romancier mime ses merciers, il inventorie. Il les caricature : c’est faire l’imitateur. Il intervient peu, il est impersonnel : pince-sans-rire est un possible synonyme d’impassible. La focalisation zéro variable (la multifocalité de ce roman comme de tous les romans réalistes) permet de moduler les plans énonciatifs et de commenter sans en avoir l’air, en dénonçant les blagues, en gelant l’eau – voir Pirandello. Le rire ou le sourire est suscité par le frottement des plans énonciatifs, par exemple quand est vanté le courage du colonel endurant les sourires de Sylvie Rogron.

Or les deux tonalités majeures du roman ne sont pas seulement juxtaposées et articulées, elles sont encore étroitement imbriquées. La chose peut se mesurer à rebours, à partir de l’épilogue de l’ensemble. L’épilogue rejoint en effet le présent de l’écriture du roman, il y est question de ce que sont devenus les protagonistes provinois de l’histoire : tous ralliés à la dynastie de Juillet, tous responsables du régime actuel. Le roman est donc, comme Le Cousin Pons par exemple, et encore Le Rouge et le noir ou L’Education sentimentale, une archéologie du présent – ce présent, en l’occurrence, dont Balzac déclare dans sa préface qu’il est essentiellement hostile à la poésie (sous un « un gouvernement essentiellement ennemi des lettres »).

Sa charge contre les libéraux est violente, elle ressemble à celle de Zola contre les bonapartistes dans La Fortune des Rougon, qui est une relecture de Pierrette. Sa charge contre les légitimistes ne l’est pas moins, à cause en particulier de l’instauration du cens (que Courmant a procuré à Vinet) et plus généralement de l’importance de l’argent aux yeux de tous. L’aristocratie elle-même n’est pas épargnée en la personne des Chargebœuf et de Mme de Bréautey, comme le montre le mariage de la belle Bathilde avec Rogron. Collusion des libéraux et de la vieille aristocratie.

Zola semble avoir cru que Balzac prenait le parti du peuple, que représentent dans son œuvre Silvère et Miette (le peuple et la République). Il est vrai que Balzac prononce dès la première page le mot « prolétaire » pour désigner ironiquement Brigaut. Toutefois Pierrette n’est pas exactement une représentante du peuple mais la fille de commerçants maladroits et ruinés. On peut se demander si elle appartient à une classe sociale, à la limite.

Balzac prend en effet le parti de la victime : Pierrette, avec Brigaut et la grand-mère Lorrain. La chanson de Brigaut l’a signalé d’entrée : la Bretagne (la Vendée), une chanson populaire, Chateaubriand, la note sur Nerval. Le cri de Brigaut est celui des Chouans. La Bretagne est le point de la mélancolie et de la nostalgie, il est toujours question de retourner en Bretagne (où ne séjourne pas même la grand-mère Lorrain, qui vit à Nantes), terre de nature, paysages, honneur, foi en Dieu. Reprendre quelques citations de Patrick Berthier. La Bretagne n’est pas une province (tandis que Provins est la province, oui ; choisie pour son nom, son organisation en ville haute et ville basse et pour l’industrie des roses, qui relève des oxymores modernes) ; la Bretagne n’est pas un lieu mais un autre temps, une autre époque – la Bretagne est l’Ancien Régime. Effet renforcé par la présence de la grand-mère, ce spectre. Dans ces conditions, importance du cri des Chouans et, de l’autre côté, de la désignation de Vinet comme d’un Robespierre (« il paraissait agréable dans le genre d’un Robespierre », p. 120). J’ajoute : Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis » (p. 119) vaut aussi pour un rappel de la Terreur. Rappel que la monarchie de Juillet réactive la Terreur.

Dénonciation généralisée de cette modernité qui tue Pierrette, ou la poésie (avec son auréole). Poésie outragée et mise à mort par la phraséologie, la blague, l’argent, le goût du neuf et de la montre – tout ce à quoi se heurte Pierrette. Poésie, nostalgie, mélancolie associées à Pierrette (beau idéal, grâce, les roses), avec aussi une attention au détail qui procède de la légende pieuse (le ménage de Pierrette) ; d’un autre côté, celui du grotesque, chaque détail la tue, tous les détails qui composaient la description de la maison sont bientôt devenus source de souffrance. Ainsi souffrance ou mélancolie ; dénonciation du grotesque, du vide de la blague louis-philipparde, des horreurs modernes. Importance du vide, et du reste deux emplois du mot blague : rien dans la tête des Rogron qui ne comprennent ni leur dévaluation ni leur ascension, ennui, pas d’âme, s’occuper en torturant Pierrette… Une sorte de casse-noisette en action, des automates (voir les pinces de homard et le poing de Pierrette, les mâchoires mécaniques – peut-être le roman aussi monté comme une mécanique à deux mâchoires (penser au railway dans Le Cousin Pons). Penser encore à la sœur du vicaire, p. 122 :

Quand on leur parle [aux vieilles institutrices comme Mlle Habert], elles tournent en bloc sur leur buste au lieu de ne tourner que leur tête ; et, quand leurs robes crient, on est tenté de croire que les ressorts de ces espèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l’idéal de ce genre, avait l’œil sévère, la bouche grimée, et sous son menton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques et flétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements.

Des symboles de l’époque toute entière. La mélancolie attachée aux souffrances et à la mort de Pierrette, qui passe un martyr familial et même provincial, emprunte pour s’exprimer le chemin du grotesque, dénonciation de la blague de Juillet, 1830 procédant de la convergence des imbéciles et des méchants. « Vengeance du vaincu. » Ce grotesque prend sens par rapport au martyre de l’héroïne, il n’en est pas dissociable. Sans doute une lecture comparable d’Eugénie Grandet serait-elle possible. Le réel, en ce qu’il broie littéralement les espérances, les rêves, les aspirations au beau, à l’idéal. Réel évidemment moderne, réel de Juillet. Mécanique : la Poste et la Législation. Commenter cette conclusion.

Humour noir : humeur noire.

Le grotesque, dans lequel s’inverse le beau idéal, en est la réserve secrète : il en signifie le retrait.

Placer peut-être dans cette dernière partie :

  • Les roses de Provins, une industrie pharmaceutique.

  • Les filles à la fenêtre : la vieille fille n’est pas la jeune fille, c’est ce qui lui donne en quelque sorte sa valeur ; pas une célibataire qui aurait perdu sa jeunesse mais le contraire risible de Pierrette (le sens de « diploptrique », de « Homo duplex »).

  • Jalousie de Sylvie : à la place de Pierrette !

  • Délégation de la description à Mme Tiphaine

  • Les détails qui blessent

  • Une forme d’humour dans les rêves de vie de château des Rogron ; généralement plus de bienveillance envers Denis que Sylvie.

Pierrette : l’articulation réaliste de la mélancolie et du grotesque

Idée générale : une réflexion sur le réalisme sous la Restauration et la monarchie de Juillet, voire un peu plus tard ; pas le naturalisme, qui procède d’un tout autre mouvement.

Question posée par Auerbach de la promotion sérieuse du registre bas, de la découverte d’un tragique du quotidien rattaché à la fois au développement du christianisme (le Christ aux outrages, la Passion, Marthe et Marie, la crèche, les Béatitudes…) et à la montée d’une pensée démocratique qui elle-même emprunte des formes au christianisme.

Pas seulement Auerbach ; au lendemain de la guerre, Aragon, Barbéris, etc. proposent des interprétations non seulement démocratiques mais communistes de Stendhal et de Balzac ; aujourd’hui encore « le partage du sensible » de Rancière lisant même L’Education sentimentale comme l’expression d’une pensée démocratique – toute une lignée interprétative qui a grand besoin de poser que les génies ne savent pas ce qu’ils font et que les œuvres ne sont aucunement la réalisation d’une intention d’auteur.

Macherey commente :

[…] la représentation sérieuse de la vie courante tend vers une vision égalisée, tendanciellement démocratique de la réalité, qui, en abolissant définitivement la distinction du haut et du bas, assure du même coup la promotion d’une certaine médiocrité, condition commune à tous, à laquelle il serait vain de prétendre échapper. Tous égaux devant le quotidien : nous voici donc renvoyés pour finir du côté d’une célébration du quotidien, dont il devient légitime d’attendre qu’il donne un nouveau sens à la vie, au lieu de la vider de sa substance.

Il va jusqu’à conclure son commentaire par cette question, qui exclut radicalement toute possible saisie d’une forme de comique à l’œuvre :

[…] la littérature, avec les moyens spécifiques dont elle dispose, est-elle aujourd’hui en mesure de prendre au sérieux le quotidien autrement que dans la forme d’un réalisme compassionnel, avec la dimension implicite de déploration morose et de fatalisme que celui-ci comporte ?

Il se pourrait bien que la préoccupation démocratique, dont on comprend bien qu’elle ait tourné à l’obsession à la suite de la guerre, constitue un obstacle épistémologique majeur à la compréhension du réalisme et peut-être même à la saisie de sa tonalité propre, qui n’est peut-être pas si sérieuse, ou pas sérieuse comme on le croit, et qui ne constitue pas du tout une défense du peuple.

On accepte pourtant, quand on parle de romans de l’époque classique, de caractériser le novel, par opposition au romance, par une attention portée aux aspects matériels de l’existence qui comporte quelque chose de comique ; on aperçoit un lien entre les romans travestis de Marivaux et Le Paysan parvenu ou La Vie de Marianne, dont il est aisé aussi de saisir les origines picaresques.

Au lendemain de la Révolution se répand (Rémusat, Mme de Staël, jusque Barbey quelques décennies plus tard) le discours suivant lequel la comédie n’est plus possible. Stendhal affirme qu’elle se transporte dans le roman ; dans son discours de régie, Balzac emprunte beaucoup au vocabulaire théâtral et le titre La Comédie humaine ne se comprend pas seulement comme une référence à Dante. Dans Pierrette, des références à Tartuffe, comme dans Le Rouge et le noir.

S’il est vrai que se dessine un chemin, dès le début du siècle, qui conduit les Goncourt à mener l’expérience de Germinie Lacerteux, tragédie ignoble, œuvre consacré à « ce monde sous un monde, le peuple », dont les deux frères posent qu’il a désormais « droit au roman », il n’en demeure pas moins que le parti de représenter l’existence sous ses aspects les plus matériels est encore appréhendé généralement comme une transgression qui comporte quelque chose de comique, une manière de poursuivre même discrètement une tradition burlesque ; c’est ainsi que Baudelaire souligne le ridicule de Madame Bovary, où il lit l’histoire d’une « bizarre Pasiphaé » recluse en province ; une sorte de blague terrible consistant à tendre aux lecteurs du temps le miroir de leur médiocrité. Il en va du roman comme du vers : les modèles anciens continuent d’en déterminer longtemps la lecture, les changements qui y sont apportés relèvent d’abord, pour les auteurs et pour leurs contemporains, de l’entorse faite à une règle au moins tacite – ce qui a cessé de nous être perceptible, ou presque, parce que des décennies de composition indéniablement réaliste et sérieuse se sont entassées depuis 1857 et que ce qui pouvait faire scandale nous paraît à présent aller de soi. Il peut suffire de penser que ces lignes de Stendhal passent ordinairement pour un art poétique réaliste et bien sûr sérieux :

Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former.

Pourquoi ne se demande-t-on jamais, à ma connaissance, pourquoi cette hotte brimbalante qui transporte un miroir sur des chemins boueux ? C’est au chiffonnier que pense manifestement Stendhal, et à une circulation manifestement excentrique : on est en réalité, ici, tout près de Sterne.

Et comment lire ce titre de Balzac, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, parfumeur, adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris, chevalier de la Légion d’honneur sans admettre qu’il y a dans ce roman un parti pris burlesque, qui n’enlève rien au pathétique mais qui au contraire, comme disait Flaubert du grotesque, l’outre ?

Qu’on pense encore à Nerval, au début des Nuits d’octobre (1852) :

Le Réalisme

Avec le temps, la passion des grands voyages s’éteint, à moins qu’on n’ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer. — Ne pouvant m’éloigner beaucoup cet automne, j’avais formé le projet d’un simple voyage à Meaux.

Il faut dire que j’ai déjà vu Pontoise.

J’aime assez ces petites villes qui s’écartent d’une dizaine de lieues du centre rayonnant de Paris, planètes modestes. Dix lieues, c’est assez loin pour qu’on ne soit pas tenté de revenir le soir, — pour qu’on soit sûr que la même sonnette ne vous réveillera pas le lendemain, pour qu’on trouve entre deux jours affairés une matinée de calme.

Je plains ceux qui, cherchant le silence et la solitude, se réveillent candidement à Asnières.

Lorsque cette idée m’arriva, il était déjà plus de midi.  J’ignorais qu’au 1^(er) du mois on avait changé l’heure des départs de Strasbourg. Il fallait attendre jusqu’à trois heures et demie.

Je redescends la rue Hauteville. Je rencontre un flâneur que je n’aurais pas reconnu si je n’eusse été désœuvré, et qui, après les premiers mots sur la pluie et le beau temps, se met à ouvrir une discussion touchant un point de philosophie. Au milieu de mes arguments en réplique, je manque l’omnibus de trois heures. C’était sur le boulevard de Montmartre que cela se passait. Le plus simple était d’aller prendre un verre d’absinthe au café Vachette et de dîner ensuite tranquillement chez Désiré et Baurain.

La politique des journaux fut bientôt lue, et je me mis à effeuiller négligemment la Revue Britannique. L’intérêt de quelques pages, traduites de Charles Dickens, me porta à lire tout l’article intitulé : La Clef de la rue.

Qu’ils sont heureux, les Anglais de pouvoir écrire et lire des chapitres d’observation dénués de tout alliage d’invention romanesque ! À Paris, on nous demanderait que cela fût semé d’anecdotes et d’histoires sentimentales, — se terminant soit par une mort, soit par un mariage. L’intelligence réaliste de nos voisins se contente du vrai absolu.

En effet, le roman rendra-t-il jamais l’effet des combinaisons bizarres de la vie ! Vous inventez l’homme, ne sachant pas l’observer. Quels sont les romans préférables aux histoires comiques, ou tragiques d’un journal de tribunaux ?

Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client s’était embarqué, s’exprimait ainsi : « Il se lève, — il s’habille, — il ouvre sa porte, — il met le pied hors du seuil, — il suit à droite la voie Flaminia, — pour gagner la place des Thermes », etc., etc.

On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port ; mais déjà il vous intéresse, et, loin de trouver l’avocat prolixe, j’aurais exigé le portrait du client, la description de sa maison et la physionomie des rues ; j’aurais voulu connaître même l’heure du jour et le temps qu’il faisait. Mais Cicéron était l’orateur de convention, et l’autre n’était pas assez l’orateur vrai.

Il dira que c’était une « imitation satirique de Dickens ».

Quelques pages, pour éclairer tout cela et consolider la thèse, tirées de l’Introduction à l’esthétique de Jean Paul Richter (1804) :

Le sérieux […] met partout en avant le général, et nous spiritualise tellement le cœur, qu’il nous fait voir de la poésie dans l’anatomie, plutôt que de l’anatomie dans la poésie. Le comique, au contraire, nous attache étroitement à ce qui est déterminé par les sens ; il ne tombe pas à genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du jarret. Quand il a par exemple à exprimer cette pensée : « L’homme de notre temps n’est pas bête, mais pense avec lumière ; seulement il aime mal ; » il doit d’abord introduire cet homme dans la vie sensible, en faire par conséquent un Européen, et plus précisément encore un Européen du XIXe siècle ; il doit le placer dans tel pays et dans telle ville, à Paris ou à Berlin ; il faut encore qu’il cherche une rue pour y loger son homme. Quant à la seconde proposition, il doit la réaliser organiquement de la même manière, ce qui se ferait le plus rapidement par une allégorie, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à parler d’un habitant du quartier de Frédérichstadt à Berlin, écrivant près d’une lumière dans une cloche à plongeur, sans camarade de chambre ou de cloche, au sein de la mer froide, n’étant en communication avec le monde de son vaisseau que par le tuyau qui est la prolongation de sa trachée. « Et ainsi, dira en concluant l’auteur comique, cet habitant de Frédérichstadt n’éclaire que lui-même et son papier, et méprise entièrement tous les monstres et les poissons qui l’entourent. » Et voilà précisément l’expression comique de la pensée que nous avons proposée tout à l’heure (p. 322-323).

Passage remarquable, qui nous indique que le détail sensible est, au moins pour Jean Paul, constitutivement comique (et plus précisément humoristique). Il est vrai que, quand Jakobson caractérise le réalisme par le recours au « détail inessentiel », il ne pose pas cette question de tonalité et que celle-ci se perd complètement dès lors qu’on raisonne comme Barthes en termes d’« effet de réel » voire qu’on s’oppose à Barthes, comme le fait Rancière, en mettant en avant l’idée fondamentalement démocratique de « partage du sensible » précédemment mentionnée. Je ne résiste cependant pas au plaisir de citer, dans Pierrette, les deux passages où il est question d’un baromètre ; c’est d’abord Mme Tiphaine qui parle :

Au-dessus de l’autre [buffet] se trouve un baromètre excessivement orné, qui paraît devoir jouer un grand rôle dans leur existence : le Rogron le regarde comme il regarderait sa prétendue (p. 59).

Et un peu plus loin, c’est la voix narrative qui poursuit, dans une longue évocation de l’ennui du frère et de la sœur :

Le baromètre était le meuble le plus utile à Rogron : il le consultait sans cause, il le tapait familièrement comme un ami, puis il disait : « Il fait vilain ! » Sa sœur lui répondait : « Bah ! il fait le temps de la saison. » Si quelqu’un venait le voir, il vantait l’excellence de cet instrument (p. 63).

Le propre du baromètre (surtout « excessivement orné », valorisé) est de marquer l’étroitesse des pensées et des préoccupations, l’ennui, le gouvernement du lieu commun (quel temps ! un temps de saison ! la pluie et le beau temps) ; le baromètre est ridicule. Mais Rancière :

Un cœur simple témoigne de la révolution qui advient quand une vie normalement vouée à suivre le rythme des jours et des variations du climat et de la température revêt la temporalité et l’intensité d’une chaîne d’événements sensibles exceptionnels. L’aiguille du baromètre inutile marque un bouleversement dans la distribution des capacités d’expérience sensible qui séparait les vies vouées à l’utile des existences vouées aux grandeurs de l’action et de la passion (Le Fil perdu, p. 26).

Un dernier point, avant d’en finir avec cette longue introduction : je retiens, plutôt qu’un autre, le mot grotesque parce qu’il permet de maintenir ensemble le détail concret, relevant du registre bas, et la tonalité comique. Je le retiens aussi parce que, au XIXe siècle, il entre toujours en composition, il tient aussi sa valeur de s’opposer à l’idéal ou au sublime (je pense à Gautier et à Hugo). Ce point est important : le grotesque du siècle ne va pas seul, il tire sa valeur de s’opposer à son contraire, il se définit par antithèse – qui n’exclut pas, loin de là, la possibilité d’un renversement, « du ridicule au sublime, disait Napoléon suivant la préface de Cromwell, il n’y a qu’un pas » (que franchit Marius dans Les Misérables et, d’une façon plus spectaculaire, Julien Sorel dans le roman de Stendhal). Cette catégorie, Balzac la met en œuvre sans tout à fait le dire quand il reprend à son compte, ainsi dans la préface des Parents pauvres, la formule de Buffon, « Homo duplex », et c’est sans doute dans cette perspective qu’il est intéressant d’observer ce que Anne-Marie Meininger appelle son « diploptrisme ».

J’en viens enfin à Pierrette, que j’ai choisi parce que c’est probablement l’un des récits les plus noirs de La Comédie humaine, un récit auquel des mois passés à tremper dans Le Cousin Pons me donnait probablement un accès plus facile qu’un autre : il y a beaucoup de points communs entre les deux malgré la distance temporelle qui les sépare (Pierrette a été publié en 1840). Accès peut-être facilité aussi, pour moi qui ne suis pas balzacienne, du fait de la récriture qu’en a donnée Zola dans La Fortune des Rougon.

Je procèderai en trois temps. Après avoir montré que l’effet de ce petit roman repose principalement sur la mise en œuvre de contrastes j’examinerai comment chaque pôle se définit par rapport à l’autre pour émettre l’hypothèse que l’articulation dont il s’agit détermine une tonalité complexe mais unique.

  1. Un violent contraste

Un double projet. Raconter une histoire enfantine, en effet dédiée à la fille de Mme Hanska, mais que le romancier présente dans sa préface comme une étude du célibataire. La dédicace désigne l’œuvre comme « une histoire pleine de mélancolie ».

En revanche, dans la préface, Balzac caractérise son roman comme une « histoire vivante des mœurs modernes » en forme de dénonciation (« Pierrette est due à ce système de dénonciation sociale, politique, religieuse et littéraire ») ; le mot « mœurs » nous oriente du côté de l’étude sociale et rappelle le projet naturaliste (au sens de Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier) de s’attacher aux conduites humaines comme aux conduites animales. Cependant ici Balzac plaisante : « quant aux célibataires sérieusement célibataires, volant la civilisation, et ne lui rendant rien, l’auteur a l’intention formelle de les flétrir, en les piquant sur le coton, sous verre, dans un compartiment de son Muséum, comme on fait pour les insectes curieux et rares. » Etude, soit, mais rieuse (et accusatrice). Il a ouvert sa préface par une idée quant au célibataire qui doit engendrer « un rire universel » et dont cette œuvre de dénonciation est l’équivalent.

D’un côté, l’histoire émouvante et même pathétique d’une douce enfant, de l’autre celle d’une épouvantable vieille fille, dont l’enfant est la victime. La jeune fille est le repoussoir de la vieille fille ; la mélancolie se concentre sur elle tandis que le grotesque se concentre sur l’autre.

Ton donné dès les premières pages, avec la double apparition de la jeune fille et de la vieille fille à leur fenêtre ; la première suscite « une pensée mélancolique » (p. 32) et de la seconde on lit : « Y a-t-il rien de plus horrible à voir que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? » (p. 32), « spectacles grotesques », p. 33 « sorcière », « tortue » ; ailleurs ses « pinces de homard » (d’après Mme Tiphaine et d’après le narrateur), l’image de la « hyène ».

Caractéristiques de Pierrette : elle est blanche, douce, délicate, sensible, aimante, fragile. « Le blanc, prodigué outre mesure, rendait d’ailleurs les lignes et les détails de la physionomie très purs. L’oreille était un petit chef-d’œuvre de sculpture : vous eussiez dit du marbre. », p. 36. P. 75, quand elle arrive à Provins :

La lumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre, un demi-jour doux sur le teint ; il lui donne cette grâce virginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et que Léopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de la femme qui tient un enfant dans le tableau des Moissonneurs.

Ainsi, la grâce, le beau idéal. Après avoir reçu une lettre de Brigaut : « Elle dormit comme dorment les persécutés, d’un sommeil embelli par les anges, ce sommeil aux atmosphères d’or et d’outre-mer, pleines d’arabesques divines entrevues et rendues par Raphaël » (p. 129).

A la fin, encore l’auréole du bonnet breton, « comme un parfum céleste », « un admirable chef-d’œuvre de mélancolie » (p. 155). Pour le docteur Martener, p. 154 : « Pierrette fut pour lui ce qu’elle devait être, un de ces poèmes mystérieux et profonds ». Ange, sainte, martyr qui meurt le mardi de Pâques. Raphaël, c’était tout dire.

Caractéristiques de Sylvie : elle est rougeaude, a de grandes dents, un hideux sourire, elle est dure, mécanique, cupide, vaniteuse, mesquine. De quoi rire ; p. 69 :

Les vieux militaires ont contemplé tant d’horreurs dans tant de pays, tant de cadavres nus grimaçant sur tant de champs de bataille, qu’ils ne s’effraient plus d’aucune physionomie, et Gouraud coucha en joue la fortune de la vieille fille.

Ailleurs : « (il lui baisa la main, il était colonel de cavalerie, il avait donné des preuves de courage) », p. 116. P. 84 : « Sylvie Rogron montra ses longues dents jaunes en souriant au colonel, qui soutint très bien ce phénomène horrible et prit même un air flatteur. »

Associés à Pierrette : Cendrillon, Virginie, un tableau de Raphaël ou de Robert, une sainte martyre, un ange, Béatrice Cenci enfin (hommage à Stendhal). A Sylvie : pinces de homard, dents de cheval, tête de tortue, hyène, tigre, les Mohicans, les Indiens (p. 138, « comme un Iroquois sourit à son ennemi avant de le scalper » ; aussi p. 143).

Le monde de Sylvie Rogron. Son père, p. 40 : « personnage à figure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchus avait appliqué ses pampres rougis et bulbeux […] sa figure représentait vaguement un vaste vignoble grêlé […] tout dégénère, leurs enfants furent affreux. »

Jérôme-Denis : « l’indéfinissable stupidité des animaux à sang froid » ; p. 42 : « sa figure ronde et plate n’excitait aucune sympathie et n’amenait même pas le rire sur les lèvres de ceux qui se livrent à l’examen des Variétés du Parisien : elle attristait. » De plus il est « relativement à la pensée, comme un poisson sur la paille et au soleil » (p. 45).

A Vinet, le serpent. La corpulence du colonel. D’un côté le beau idéal et de l’autre le grotesque. Il y a bien un contraste.

Du côté de la ville haute, les trois grandes familles de merciers son « du chiendent sur une pelouse » (p. 52). Quelque chose d’un peu comique dans la mise en évidence de tous les liens de famille ; Julliard fils en « l’état d’Amadis » de Mme Tiphaine, « double de sa passion romantique », écrit des « stances mélancoliques, incompréhensibles en Brie, et adressées à ELLE !!! avec ces trois points ». p. 56 « l’Amadis de Provins ». Au-delà de Sylvie, c’est Provins qui est risible.

  1. Un système d’oppositions

La vue de la maison navre Brigaut parce qu’elle exprime la mesquinerie, « les idées mesquines et le parfait contentement de soi du petit commerçant ». P. 46 : « Personne, parmi les passants, ne peut comprendre le mobile des existences cryptogamiques de certains boutiquiers », ce qui signifie des existences de champignons. Merciers comme tous les autres bourgeois de Provins : vendre, compter, inventorier des rubans, des épingles, des boutons, des fils, des choses minuscules. Et Balzac surenchérit, une description est aussi un inventaire. Description complète déléguée à Madame Tiphaine, en forme de charge par conséquent.

Le comique de la description de la maison vient aussi de ce qui en a déterminé les aménagements, le rêve ou la poésie à la portée des deux champignons – passage humoristique, burlesque, qui annonce un peu le début de Bouvard et Pécuchet, p. 49 :

Lorsqu’il ruminait son déjeuner sur le pas de sa porte, adossé à sa devanture, l’œil hébété, le mercier voyait une maison fantastique dorée par le soleil de son rêve, il se promenait dans son jardin, il y écoutait son jet d’eau retombant en perles brillantes sur une table ronde en pierre de liais. Il jouait à son billard, il plantait des fleurs. Si sa sœur était la plume à la main, réfléchissant et oubliant de gronder les commis, elle se contemplait recevant les bourgeois de Provins, elle se mirait ornée de bonnets merveilleux dans les glaces de son salon. Le frère et la sœur commençaient à trouver l’atmosphère de la rue Saint-Denis malsaine ; et l’odeur des boues de la Halle leur faisait désirer le parfum des roses de Provins. Ils avaient à la fois une nostalgie et une monomanie contrariées par la nécessité de vendre leurs derniers bouts de fil, leurs bobines de soie et leurs boutons. La terre promise de la vallée de Provins attirait d’autant plus ces Hébreux, qu’ils avaient réellement souffert pendant longtemps, et traversé, haletants, les déserts sablonneux de la Mercerie.

p. 51 : « le thème du frère et de la sœur, vous le connaissez : ils avaient à satisfaire leur royale fantaisie de manier la truelle, à se construire leur charmante maison. Cette idée fixe […]. »

Par suite de leur isolement, et poussés par cette nécessité morale de s’intéresser à quelque chose, les célibataires sont conduits à remplacer les affections naturelles par des affections factices, à aimer des chiens, des chats, des serins, leur servante ou leur directeur. Ainsi Rogron et Sylvie étaient arrivés à un amour immodéré pour leur mobilier et pour leur maison, qui leur avaient coûté si cher. Sylvie avait fini, le matin, par aider Adèle en trouvant qu’elle ne savait pas nettoyer les meubles, les brosser et les maintenir dans leur neuf. Ce nettoyage fut bientôt une occupation pour elle. Aussi, loin de perdre de leur valeur, les meubles gagnaient-ils ! S’en servir sans les user, sans les tacher, sans égratigner les bois, sans effacer le vernis, tel était le problème. Cette occupation devint bientôt une manie de vieille fille. Sylvie eut dans une armoire des chiffons de laine, de la cire, du vernis, des brosses, elle apprit à les manier aussi bien qu’un ébéniste ; elle avait ses plumeaux, ses serviettes à essuyer ; enfin elle frottait sans courir aucune chance de se blesser, elle était si forte ! Le regard de son œil bleu, froid et rigide comme de l’acier, se glissait jusque sous les meubles à tout moment ; aussi eussiez-vous plus facilement trouvé dans son cœur une corde sensible qu’un mouton sous une bergère (p. 78-79).

Tâche mesquine, ridicule, étroite.

Le ridicule n’exclut pas la cruauté. Les détails de la maison blesseront Pierrette, p. 97 : « Aussi fut-elle grondée pour des riens, pour un peu de poussière oubliée sur le marbre de la cheminée ou sur un globe de verre. Ces objets de luxe qu’elle avait tant admiré lui devinrent odieux. » Peu à peu tuée par la maison ; le coup à la tête, contre la porte. Et cela à l’instigation indirecte de Vinet, Mlle Habert, Gouraud et « tous les habitués influents » de la maison (p. 97) qui ont encouragé à la prendre pour servante. Le réel, que cette maison ridicule et hostile contre laquelle on se fracasse et qui tue : grotesque, en ce qu’elle réalise sottement des aspirations mesquines, et qui fait pleurer. (Comme la laideur de Rogron, qui est grotesque et ne fait même pas rire.)

Au début, la vie de province. La venue de Pierrette change la donne, commence à modifier les circonstances. La sérénade de Brigaut sous sa fenêtre sert en quelque sorte de détonateur.

Cristallisation des intérêts autour de l’arrivée de Pierrette. D’abord désennuyer les Rogron et les faire valoir auprès de la haute société de Provins ; échec. Elle devient bientôt la servante. Vinet (p. 91) imagine que les Rogron pourraient « hériter de Pierrette ». Alors que Gouraud se préparait vaguement à épouser Sylvie et la sœur du prêtre à épouser Rogron, Gouraud envisage un moment d’épouser Pierrette (d’où la jalousie de Sylvie, qui croit Pierrette complice). Changement, Rogron visera Bathilde de Chargebœuf, cousine de Madame Vinet (que l’avocat avait séduite pour une dot qui ne lui fut pas donnée). Que Pierrette ne se marie pas, qu’elle n’entre pas non plus au couvent. Qu’elle laisse son argent bien sûr. Noter que tout cela, ces intérêts, est un peu confus, au moins assez implicite. Le procès est déterminant quant à l’avenir de Provins, qui signifie celui de la France : il signifie le triomphe des libéraux et la prochaine instauration de la dynastie de Juillet. La voix narrative relève surtout que personne n’a intérêt à ce que Pierrette vive.

Entre l’automne 1827 et le printemps 1828, soit entre la chute de Villèle et l’arrivée de Martignac, à la veille de la révolution de Juillet et de l’établissement d’une nouvelle dynastie. L’épilogue du roman l’indique, on y suit les personnages principaux jusque dans le présent de la composition de l’œuvre.

D’un côté le président du tribunal, Tiphaine, qui soutient les Bourbons. De l’autre, les mécontents de tout poil, identifiés comme des libéraux : l’avocat Vinet (qui deviendra procureur général), l’ancien officier (de Napoléon) Gouraud, le médecin Néraud, les Rogron, le prêtre et sa sœur. P. 63 :

[…] gens tarés comme l’avocat Vinet et le médecin Néraud, de bonapartistes inadmissibles comme le colonel baron Gouraud, avec lesquels Rogron se lia d’ailleurs très inconsidérément, et contre lesquels la haute bourgeoisie avait essayé vainement de le mettre en garde.

Vinet, p. 71 : « Il devint libéral en devinant que sa fortune était liée au triomphe de l’opposition » ; p. 119 : « Nous serons de l’Opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons restent, ah ! comme nous inclinerons tout doucement vers le centre ! ». Tiphaine deviendra « un des orateurs du Centre les plus estimés » (152) et après 1830 il « se rattache sans hésiter à la dynastie de Juillet ». La convergence des malhonnêtes, des lâches, des imbéciles œuvrant également à l’élévation de Louis-Philippe et aux valeurs de Juillet. Vinet, p. 71 : « Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. »

Quelque chose de bien hasardeux :

Le jour où Denis Rogron et sa sœur Sylvie se mirent à déblatérer contre la Clique, ils devinrent sans le savoir des personnages et furent en voie d’avoir une société : leur salon allait devenir le centre d’intérêts qui cherchaient un théâtre. Ici l’ex-mercier prit des proportions historiques et politiques ; car il donna, toujours sans le savoir, de la force et de l’unité aux éléments jusqu’alors flottants du parti libéral à Provins (p. 69).

Les libéraux vont en particulier parvenir grâce à leur association avec l’aristocratie, le mariage de Rogron avec Bathilde de Chargebœuf ; commentaires, p. 94 :

Cette jonction consterna l’aristocratie de Provins et le parti des Tiphaine. Mme de Bréautey, désespérée de voir deux femmes nobles ainsi égarées, les pria de venir chez elle. Elle gémit des fautes commises par les royalistes […].

Mme de Bréautey porta de terribles accusations contre l’égoïsme qui dévorait la France, fruit du matérialisme et de l’empire donné par la loi à l’argent [le cens, auquel accède Vinet] : la noblesse n’était plus rien ! la beauté, plus rien ! Des Rogron, des Vinet livraient combat au roi de France !

« Succursale intime » de l’Histoire, comme dirait Flaubert : la question des mariages est politique aussi, et Balzac le souligne p. 96 : « Aussi vers le milieu de cette année, les intrigues politiques ne furent-elles pas moins vives dans le salon des Rogron que les intrigues matrimoniales. » Penser aussi à la répétition par la voix narrative que les lettres de Pierrette et Brigaut serviront dans le procès, lequel est évidemment politique puisqu’il couronne en définitive les Rogron et Vinet, soit la monarchie de Juillet – p. 126, « Les lettres de ces deux pauvres enfants devaient servir de pièces dans un horrible débat judiciaire » ; p. 127, « cette lettre, qui fut également citée au procès » (anticipé, on n’y comprend encore rien) ; p. 142 « La pauvre enfant confessa son martyre en ne devinant pas à quel procès elle allait donner lieu ». Et à la page suivante : « En ce moment, la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaine était à son apogée ». P. 147 : « Pierrette ignorait totalement le tapage fait en ville à son sujet ». Encore la valeur du contraste et même du heurt entre deux tonalités, qui renvoient à l’âme et à la machine une fois de plus. Au-delà, ce qui se passe à Provins reproduit à petite échelle ce qui se passe à Paris : Vinet triomphe à Provins en même temps que Martignac prend la place de Villèle. P. 143 : « les haines, désormais combinées de l’élément politique », « Une ville se passionnait de certaines luttes et les étendait de toute la grandeur du débat politique ».

Rien de clair dans le légitimisme de Balzac – la Restauration est déjà une époque définie par les intérêts, le règne de l’argent et l’ennui (voir aussi le début de Le Rouge et le noir) ; ce qui est clair, en revanche, c’est son hostilité radicale à la monarchie de Juillet, dont il montre sur quoi elle se fonde et comment elle écrase la poésie – Pierrette ; p. 96, « l’intérêt général exigeait l’abaissement de cette pauvre victime […] cette enfant broyée entre des intérêts implacables ». Rappel d’un point de l’introduction : « un gouvernement essentiellement ennemi des lettres. »

  1. La mise au point d’une tonalité spéciale

Ce que c’est que la Bretagne, « ce vieux et noble pays » (en fait : le Marais, presque la Vendée).

La chanson aux mariées : « je ne sais quelle mélancolie causée par l’aspect de la vie réelle qui touche profondément » (p. 31), « un monde de choses graves, douces et tristes ».

La Bretagne est la terre regrettée, l’objet de la mélancolie ou de la nostalgie : « Les souvenirs de son enfance avaient mélodieusement chanté leurs poésies dans son âme » (p. 34). « Ce fut encore un rêve : des joies lumineuses sur un fond grisâtre » (p. 35). Lieu de poésie où se trouve « l’héroïsme le plus naïf du plus naïf sentiment » (p. 35). P. 127, lettre de Brigaut : « Retournons en Bretagne ! », p. 128, « Oh ! comme je pensais à toi et à Pen-Hoël et au grand étang ! »

Bretagne ne désigne pas une province mais une date, avant la Révolution ; c’est pourquoi la grand-mère Lorrain est présentée comme « un spectre » ; « ces chants populaires qui sont les superstitions de la musique, si l’on veut accepter le mot superstition comme signifiant tout ce qui reste après la ruine des peuples et surnage à leurs révolutions ? ». Brigaut poussera le cri des Chouans :

Ma chère Pierrette, si tu souffres tant, il ne faut pas te fatiguer à m’attendre. Tu m’entendras bien crier comme criaient les Chuins (les Chouans). Heureusement mon père m’a appris à imiter leur cri. Donc, je crierai trois fois, tu sauras alors que je suis là et qu’il faut me tendre la corde (p. 131).

Vinet est un Robespierre : « il paraissait agréable dans le genre d’un Robespierre », p. 120. J’ajoute : « Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis » (p. 119) vaut aussi pour un rappel de la Terreur. Rappel que la monarchie de Juillet réactive la Terreur.

Ce que c’est que Provins. Un lieu où Balzac est passé. L’intérêt du partage entre ville haute et ville basse, comme à Angoulême ; son nom qui en fait aussi la province (p. 48 : Le proverbe : Mourir au gîte, fait pour les lapins et les gens fidèles, semble être la devise des Provinois »).

Surtout ses roses, devenues une source de profit comique ; p. 47 : « non seulement elle contient la poésie de Saadi, l’Homère de la Perse, mais encore elle offre des vertus pharmaceutiques à la Science médicale. Des Croisés rapportèrent les roses de Jéricho dans cette délicieuse vallée, où, par hasard, elles prirent des qualités nouvelles, sans rien perdre de leurs couleurs. Provins n’est pas seulement la Perse française, elle pourrait encore être Bade, Aix, Bath : elle a des eaux ! » ; p. 64, « Expliquez-moi pourquoi les oisifs de l’Europe vont à Spa plutôt qu’à Provins, quand les Eaux de Provins ont une supériorité reconnue par la médecine française, une action, une martialité dignes des propriétés médicales de nos roses ? » Noter que les roses sont associées à Pierrette, p. 89 (des « roses d’affection » écrasées par Sylvie, l’âme de Pierrette est une rose) et aussi à la pauvre Mme Vinet, « rose du Bengale ».

Le réel et la réalité.

Le réalisme de Balzac a pour objet le rapport au réel, pas la réalité dans son ensemble. Du réel comme limite, borne, mur, miroir aussi contre lequel se fracassent les espérances, les aspirations, les rêves. Le réel est ce qui résiste, le pot de fer, terrible et risible, objectif. Il se définit par opposition, il va contre. Rappel de la vieille fille à sa fenêtre : pas une fille qui serait vieille et qui se trouverait à sa fenêtre, comme on peut l’envisager dans un roman qui s’attacherait à représenter en effet la réalité, mais le contraire de la jeune fille à sa fenêtre, une anti-Juliette, anti-Augustine du Chat-qui-pelote, anti-Pierrette.

L’amour de Sylvie pour le colonel, contraire de celui de Pierrette pour Brigaut, et sa nature est mise en valeur par l’épisode de la visite médicale, avec des considérations un peu honteuses.

De même Provins n’est pas seulement une autre région que la Bretagne, elle est l’opposé de la Bretagne.

« Le possible de la poésie moderne ». « Un gouvernement essentiellement ennemi des lettres ».

Ce qu’exprime par exemple « la phraséologie moderne » : p. 29 « dont la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment un prolétaire » ; p. 44 : « la bêtise de Rogron était parleuse. » « Plates plaisanteries qui constituent le bagout des boutiques. Ce mot, qui désignait autrefois l’esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par le mot soldatesque de blague. » « Rogron, content de lui-même, avait fini par se faire une phraséologie à lui. Ce bavard se croyait orateur. » « des phrases où les mots ne présentent aucune idée et qui ont du succès ». Rogron exemplaire de son temps.

Un monde tout matériel : la Poste et la Législation. « Si quelque chose ici-bas peut s’appeler la Providence, n’est-ce pas la Poste aux lettres ? » Suit la description héroïcomique du zèle de la poste, qui retrouve à Paris les enfants de Rogron de Provins (p. 39). « Le Fisc devine tout, même les caractères ». Thématique de l’administration se substituant à la providence ; voir la fin du roman : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas » (p. 163).

p. 46 : « le peu de poésie qui germe dans ces têtes et vivifie ces existences ». Gouvernement d’une mécanique, très loin de la poésie et de la foi (qui vont ensemble, pour Balzac). Les Rogrons sont des automates : p. 44, « Un fonds à payer ! cette pensée était le piston qui faisait jouer cette machine et lui communiquait une épouvantable activité [Sylvie] » ; p. 45 « Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées, n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent au cœur sa vie propre » ; p. 66, « Ces deux mécaniques n’avaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés, elles criaient » (ennui qui précède l’arrivée de Pierrette). Quand Sylvie surprend Pierrette dans sa chambre, elle lui heurte le poing comme pour casser une noix. Les intérêts de Provins sont aussi une terrible mécanique, p. 96, « cette enfant broyée entre des intérêts implacables » (au-delà de Sylvie Rogron).

Une sorte de casse-noisette en action, des automates (voir les pinces de homard et le poing de Pierrette, les mâchoires mécaniques – peut-être le roman aussi monté comme une mécanique à deux mâchoires (penser au railway dans Le Cousin Pons). Penser encore à la sœur du vicaire, p. 122 :

Quand on leur parle [aux vieilles institutrices comme Mlle Habert], elles tournent en bloc sur leur buste au lieu de ne tourner que leur tête ; et, quand leurs robes crient, on est tenté de croire que les ressorts de ces espèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l’idéal de ce genre, avait l’œil sévère, la bouche grimée, et sous son menton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques et flétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements.

La poésie est souvent une femme : Véronique Graslin, Madame de Mortsauf, Ida, Pierrette, Massimilla Doni, Eugénie Grandet…

Or qu’est-ce qui déclenche le drame ? Rien ; Sylvie Rogron n’a pas vu Brigaut : p. 106, « Si elle avait eu le vulgaire esprit de l’espion, elle aurait vu Brigaut, et le drame fatal alors commencé n’aurait pas eu lieu ». Supposer Pierrette prête à accepter les hommages du colonel est risible et être jalouse d’elle l’est aussi. Rien mais « le moteur de la fiction », bien sûr. On est dans le simulacre. Une folle agitation, pour rien ; le vide, l’ennui, rien à broyer, une erreur. Prétention qui éclate en brimborions : ce serait aussi le sens du détail. Inversement, Pierrette écrasée contre cette réalité. Ceux qui ont du cœur ou une âme et ceux qui n’en ont pas, évidemment les plus forts.

Le fonctionnement politique qui a donné naissance à la monarchie de Juillet et tué la poésie que Balzac attache à des souvenirs d’Ancien Régime. Confrontation mélancolique d’un rêve poétique à la rudesse du réel, comique ne serait-ce que parce que mécanique et caricatural ; surenchère dans la hideur – humour noir, qu’il faut rattacher à son origine mélancolique. Poésie de la prose, toujours douce-amère. Le grotesque ou le retrait du beau idéal – par conséquent sa réserve secrète. Balzac, la haine de son temps et des valeurs qui y montent ; pas une défense du peuple, pas une pensée démocratique mais une défense des « lettres » dans un temps de « désenchantement ». Lettres qui ont besoin de l’Ancien Régime ; qui en tout cas doivent s’adapter au présent.

Pour réorganiser l’ensemble :

Mise en perspective

Préface : « un gouvernement essentiellement ennemi des lettres »

L’intrigue se déroule principalement entre l’automne 1827 et le printemps 1828, soit entre la chute de Villèle et l’arrivée de Martignac (mentionnées), à la veille de la révolution de Juillet et de l’établissement d’une nouvelle dynastie qu’annonce la chute de Villèle.

Epilogue du roman : ce que sont devenus, depuis 1830, les notables de Provins. Soit encore, du point de vue d’un homme qui se consacre exclusivement aux lettres : comment on en est arrivé là, à ce « gouvernement essentiellement ennemi des lettres », et ce qu’on peut en faire. Une archéologie du présent et par conséquent une enquête sur les circonstances d’élaboration du roman, une dimension immédiatement réflexive. Pierrette raconte dans quelles conditions on écrit Pierrette, expose quelles conditions déterminent Pierrette. Noter qu’il en ira de même en ce qui concerne Le Cousin Pons, qui a des parentés avec ce roman-ci.

J’appuie un peu le trait : comment on écrit l’un des romans les plus noirs de La Comédie humaine et comment, d’une façon implicite surtout, on le définit, le conçoit, aborde une manière de traiter du présent qui repose sur le grotesque. Je pose – je vais essayer de le montrer – qu’il y a dans Pierrette une démonstration qui a trait au réalisme et qui en passe par la mise en œuvre d’une forme spécifique de comique. Il est certain qu’il serait plus facile d’exploiter La Vieille Fille mais Pierrette n’est pas si éloigné.

Dans mon titre il est question de mélancolie. Il n’est pas difficile de développer ce point : au début des années 1820, pour se faire valoir dans une société de notables médiocres, à Provins, l’épouvantable Sylvie et son frère (qui lui n’est qu’un imbécile) ont accueilli leur jeune cousine Pierrette, encore une enfant d’une dizaine d’années, qui doit posséder 8000 francs. L’opération échoue, se solde par une guerre entre les proches des Rogron, prétendus libéraux (en réalité des opportunistes de tous poils), et le parti légitimiste représenté par les Tiphaine et leur entourage (issus du commerce, souvent de la mercerie eux aussi). Action déterminante de l’avocat Vinet : pour devenir député, s’allier aux Rogron grâce à sa cousine Bathilde en éloignant les Habert (le vicaire et sa sœur) et en empêchant le mariage de Sylvie (éloigner aussi le colonel et Pierrette).

Dès lors qu’elle ne les fait pas valoir, bien au contraire, Pierrette n’est plus utile aux Rogron ; on chasse la bonne Adèle, qui la protégeait, que la petite fille devienne plutôt leur servante, mal traitée. Le principal est désormais d’éviter qu’elle ne se marie ou n’aille au couvent ; d’éviter en particulier qu’elle n’épouse le colonel que convoite Sylvie. Le mieux : hériter d’elle, comme l’insinue l’ami Vinet…

A quoi s’ajoute la passion, ou plutôt la manie (petite monnaie de la passion, ridicule comme tout ce qui est petit mais éventuellement dangereux) de Sylvie. Celle-ci ayant pris une sérénade de Brigaut à Pierrette pour un hommage du colonel à la même, ce qui déclenche le drame proprement dit, une scène terrible s’ensuit et la petite fille meurt bientôt. Le procès qui doit établir la culpabilité des Rogron tourne (grâce à Vinet, une sorte de Fraisier avant la lettre) au conflit politique. Au moment-même où Martignac succède à Villèle, les Rogron bénéficient d’un non-lieu, ce qui signifie que l’Opposition l’emporte. La dynastie de Juillet s’installe peu de temps après et tous, y compris les anciens ministériels ou légitimistes, s’y rallient progressivement.

A Pierrette et son entourage (Brigaut, la grand-mère Lorrain) sont associés l’innocence, la pureté, la foi, la beauté, la poésie, la mélancolie.

Leurs opposants ne sont pas seulement cruels, ils sont ridicules, profondément et terriblement ridicules. S’ensuit un partage : du côté de Pierrette, le style humble de la légende (par exemple la lettre où Brigaut dit que le bleu du ciel s’est brouillé pour lui) ; du côté des Rogron et généralement de Provins, la satire. Deux pans ; la dédicace à Anna Hanska évoque une mélancolique histoire de jeune fille innocente ; la préface met l’accent sur le ridicule du célibataire et promet de l’épingler comme un insecte dans la vitrine du Muséum.

La voix narrative prend indiscutablement le parti de Pierrette mais le point de vue ne se limite pas à elle (une enfant qui ne perçoit pas les enjeux), il est omniscient, ce qui signifie multifocal ; ce point de vue permet de faire valoir les perspectives de tous les personnages en les confrontant les unes aux autres et de border l’ensemble d’un commentaire, de réaliser de constantes modulations, de faire jouer des plans énonciatifs multiples (ce qui conduit à l’ironie) – par exemple, au tout début, quand Brigaut se sent confusément attristé par le luxe trop neuf de la maison, chose qu’il ne serait pas capable de se formuler. Ou bien, considérations sur le courage du colonel quand celui-ci envisage d’épouser Sylvie Rogron.

On se trouve en plein système platonicien : l’innocence de Pierrette a pour corollaire la beauté (c’est l’idée de grâce) tandis que la cruauté de Sylvie Rogron s’inscrit sur une physionomie d’une terrible laideur. Pour Balzac, suivant la tradition qui prévaut jusqu’à lui et qu’Auerbach rapporte au principe aristotélicien d’associer bassesse et comique, la laideur est toujours susceptible d’engendrer le rire, d’où dans Le Cousin Pons l’affirmation que « cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire ». Ici, à propos de Denis Rogron : « sa figure ronde et plate n’excitait aucune sympathie et n’amenait même pas le rire sur les lèvres de ceux qui se livrent à l’examen des Variétés du Parisien : elle attristait » (p. 42).

Intérêt de relever, malgré de notables différences entre Pons et Rogron, que la laideur touche à la fois au comique et au sérieux, même au pathétique : ici « elle attristait » et, quant au cousin Pons, « La mélancolie qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres ». Est en train de s’installer, ce qui ne va dans le sens d’Auerbach que d’une seule façon, une tonalité nouvelle, identifiée à peu près depuis le début du siècle par Jean Paul ; ce n’est pas que le comique disparaisse, c’est qu’il se complexifie, il devient indissociable d’une forme de mélancolie attachée à la conscience moderne de notre précarité, de notre égalité non pas tant sociale et politique que métaphysique. « Grotesque triste », « comique objectif », « comique absolu », « blague supérieure » ; Jean Paul dit « humour », en conservant à l’esprit la circulation européenne d’un mot revenu d’Angleterre après s’être rapporté en France à la mélancolie. Il y a des degrés ; un humour léger et doux – un autre. C’est aussi humour qu’utilisera Huysmans en 1885 pour se caractériser lui-même.

Localement, dans Pierrette, cette tonalité humoristique légère, qui suppose un exercice de la compassion, la possibilité d’une identification, est peu présente, sinon quand il est question de ce que nous pouvons tous avoir en partage, des rêves modestes et irréalistes pourtant ; je pense au passage où Denis et Sylvie rêvent, du fond de leur mercerie parisienne, d’une maison merveilleuse où le premier admirerait son jardin tandis que la seconde arborerait ses plus beaux bonnets. Toutefois le recours au burlesque (les Hébreux, la traversée du désert de la Mercerie) fait basculer plutôt du côté du rire franc, à la fin du passage :

Lorsqu’il ruminait son déjeuner sur le pas de sa porte, adossé à sa devanture, l’œil hébété, le mercier voyait une maison fantastique dorée par le soleil de son rêve, il se promenait dans son jardin, il y écoutait son jet d’eau retombant en perles brillantes sur une table ronde en pierre de liais. Il jouait à son billard, il plantait des fleurs. Si sa sœur était la plume à la main, réfléchissant et oubliant de gronder les commis, elle se contemplait recevant les bourgeois de Provins, elle se mirait ornée de bonnets merveilleux dans les glaces de son salon. Le frère et la sœur commençaient à trouver l’atmosphère de la rue Saint-Denis malsaine ; et l’odeur des boues de la Halle leur faisait désirer le parfum des roses de Provins. Ils avaient à la fois une nostalgie et une monomanie contrariées par la nécessité de vendre leurs derniers bouts de fil, leurs bobines de soie et leurs boutons. La terre promise de la vallée de Provins attirait d’autant plus ces Hébreux, qu’ils avaient réellement souffert pendant longtemps, et traversé, haletants, les déserts sablonneux de la Mercerie (p. 49).

Il faut examiner plutôt la structure générale de Pierrette pour saisir ce que j’ai appelé « articulation réaliste de la mélancolie et du grotesque », en gardant à l’esprit la façon dont Hugo et Gautier ont appréhendé le grotesque lui-même (c’est à cause de leurs développements que je choisi ce mot de grotesque plutôt qu’un autre). Hugo rapporte le grotesque à la matérialité du corps, par opposition au sublime qu’il rapporte à l’âme. Gautier, lui, fait plutôt jouer le grotesque contre l’idéal que contre le sublime ; dans tous les cas le grotesque est chrétien et moderne par conséquent, associé au Nord par opposition à l’Italie et la Grèce, caractérisé par l’irrégularité, la prolifération du détail et l’excentricité au lieu du galbe, la belle ligne courbe, et de l’unité. En aucun cas il n’est exclu toutefois qu’il puisse s’inverser – ne serait-ce que, comme il se définit par opposition, par polarité, il apparaît toujours comme du non-sublime ou du non-idéal, ce qui signifie qu’en en marquant l’absence ou le retrait il conserve de l’idéal ou du sublime quelque chose, en creux. J’installe donc cette idée peut-être un peu étrange que le grotesque, indissociable du couple qu’il forme avec l’idéal ou le sublime (ce qui n’est pas réciproque : l’idéal et le sublime l’ont précédé) a en quelque sorte deux étages – il est aussi la conjonction du grotesque et de l’idéal ou du sublime, c’est de cet étage-là que je parle, c’est ce grotesque-là que j’articule ici à la mélancolie.

La fille à sa fenêtre

Deux exemples : la fille à la fenêtre et les roses de Provins.

Aux toutes premières pages, la jeune fille à la sérénade ; Juliette au balcon, La Maison du Chat-qui-pelote, un lieu commun idéal. C’est bien à quoi on assiste mais surgit presque immédiatement, comme une affreuse tortue sortant de sa carapace, la vieille fille laide à sa fenêtre, présentée de manière caricaturale, à traits profondément creusés. Assurément grotesque. Pas une fille qui serait un peu âgée, pas jolie et qui se montrerait par hasard à sa fenêtre, ce qui peut arriver et ferait l’objet d’un roman réaliste œuvrant à la promotion sérieuse du registre bas ; non : la vieille fille laide vaut par opposition, comme le contraire de la belle jeune fille qu’elle défigure ou qui se défigure en elle. De même, la vieille fille pieuse, contre la jeune fille pieuse, et puis la vieille fille amoureuse, contre la jeune fille amoureuse. Un comble, la vieille fille amoureuse jalouse de la jeune fille, comme si elle pouvait prendre sa place ; évidemment aucun risque, Pierrette n’aime pas le colonel, le drame se déclenche pour rien, il ressortit à la blague (mot deux fois utilisés et même commenté dans le roman). La diploptrie balzacienne, le principe emprunté à Buffon de « Homo duplex » est lié à l’appréhension du grotesque contre.

Les roses

Autre exemple, celui des roses de Provins. Les roses de Jéricho, ramenées des croisades – fleur de Vénus, fleur de la Vierge surtout, bien sûr la grâce. Mais les roses de Provins sont aussi la matière d’une industrie pharmaceutique moderne, soutenue par le traitement des eaux (dont il est savoureux qu’elles soient « martiales » c’est-à-dire ferrugineuses, ce qui complète la vénusté des roses) :

Non seulement elle contient la poésie de Saadi, l’Homère de la Perse, mais encore elle offre des vertus pharmaceutiques à la Science médicale. Des Croisés rapportèrent les roses de Jéricho dans cette délicieuse vallée, où, par hasard, elles prirent des qualités nouvelles, sans rien perdre de leurs couleurs. Provins n’est pas seulement la Perse française, elle pourrait encore être Bade, Aix, Bath : elle a des eaux ! (p. 47)

Expliquez-moi pourquoi les oisifs de l’Europe vont à Spa plutôt qu’à Provins, quand les Eaux de Provins ont une supériorité reconnue par la médecine française, une action, une martialité dignes des propriétés médicales de nos roses ? (p. 64)

Noter que les roses sont associées à Pierrette, p. 89 (des « roses d’affection » écrasées par Sylvie, l’âme de Pierrette est une rose) et aussi à la pauvre Mme Vinet, « rose du Bengale ».

Ici encore, du grotesque par contraste, pas en soi : la seule mention des confits de roses n’aurait pas produit cet effet, elle aurait peut-être même orienté confusément du côté de la grâce de Vénus. Penser à la préface de Mademoiselle de Maupin et aux roses mangées en salade comme des pommes de terre (« Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses »). L’insistance mise sur l’industrie des roses est moderne, réaliste – grotesque seulement à condition du rapprochement, du souvenir de Jéricho. Le grotesque tient ici dans le rapprochement et il n’est pas exempt de mélancolie ou de nostalgie : qu’est-il advenu des roses des croisades ?

La maison

Il peut assurément se produire qu’un passage indiscutablement réaliste, comme la description d’une maison, n’ait pas exactement de pendant, ne tire pas son effet d’une opposition – comportera-t-il du grotesque pour autant ?

Quelques pages, pour éclairer tout cela et consolider la thèse, tirées de l’Introduction à l’esthétique de Jean Paul Richter (1804) :

Le sérieux […] met partout en avant le général, et nous spiritualise tellement le cœur, qu’il nous fait voir de la poésie dans l’anatomie, plutôt que de l’anatomie dans la poésie. Le comique, au contraire, nous attache étroitement à ce qui est déterminé par les sens ; il ne tombe pas à genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du jarret. Quand il a par exemple à exprimer cette pensée : « L’homme de notre temps n’est pas bête, mais pense avec lumière ; seulement il aime mal ; » il doit d’abord introduire cet homme dans la vie sensible, en faire par conséquent un Européen, et plus précisément encore un Européen du XIXe siècle ; il doit le placer dans tel pays et dans telle ville, à Paris ou à Berlin ; il faut encore qu’il cherche une rue pour y loger son homme. Quant à la seconde proposition, il doit la réaliser organiquement de la même manière, ce qui se ferait le plus rapidement par une allégorie, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à parler d’un habitant du quartier de Frédérichstadt à Berlin, écrivant près d’une lumière dans une cloche à plongeur, sans camarade de chambre ou de cloche, au sein de la mer froide, n’étant en communication avec le monde de son vaisseau que par le tuyau qui est la prolongation de sa trachée. « Et ainsi, dira en concluant l’auteur comique, cet habitant de Frédérichstadt n’éclaire que lui-même et son papier, et méprise entièrement tous les monstres et les poissons qui l’entourent. » Et voilà précisément l’expression comique de la pensée que nous avons proposée tout à l’heure (p. 322-323).

Passage remarquable, qui nous indique que le détail sensible est, au moins pour Jean Paul, constitutivement comique (et plus précisément humoristique). Penser aux Nuit d’octobre de Nerval, à l’image du miroir, de la hotte et du chemin boueux dans Stendhal…

Dans la première description de la maison (considérée par Brigaut au début), relevé de discordances, quelque chose de tapageur qui passe l’élégance – seulement l’insinuation du grotesque.

Revoir le passage clairement humoristique mentionné plus haut : des rêves exorbitants dont on apprend bientôt que les Rogron ont les moyens financiers mais pas intellectuels ou sensibles de les réaliser. L’aménagement de la maison conduit par conséquent à une chute, parce qu’elle était destinée à la montre (Flaubert s’en souvient probablement dans Bouvard et Pécuchet) : la visite proposée aux notables tourne à la catastrophe, on se moque. Intérêt que la description, longue et détaillée, soit déléguée à Madame Tiphaine qui met toujours en regard l’ambition de ses hôtes avec le résultat piteux auquel ils ont abouti, une description « épigrammatique » (dit Balzac) : rouge portor douteux, probablement faux. La référence est son propre salon (Louis XV ou à peu près, semble-t-il). Un beau morceau, une évocation digne de Balzac lui-même, je veux dire de la voix narrative directement (Nathalie a bien montré comme les pendules parlent dans La Comédie humaine) d’une pendule au lion à la patte posée sur une sphère, pour indiquer la puissance de la maison Médicis :

Du haut de la pendule, vous êtes regardés à la manière des Rogron, d’un air niais, par ce gros lion bon enfant, appelé lion d’ornement, et qui nuira pendant longtemps aux vrais lions. Ce lion roule sous une de ses pattes une grosse boule, un détail des mœurs du lion d’ornement ; il passe sa vie à tenir une grosse boule noire, absolument comme un Député de la Gauche. Peut-être est-ce un mythe constitutionnel (p. 60).

Quand Jakobson caractérise le réalisme par le recours au « détail inessentiel », il ne pose pas la question de la tonalité et celle-ci se perd complètement quand on raisonne comme Barthes en termes d’« effet de réel » et même quand on s’oppose à Barthes, comme le fait Rancière, en mettant en avant l’idée fondamentalement démocratique de « partage du sensible ». Je ne résiste pas au plaisir de citer, dans Pierrette, les deux passages où il est question d’un baromètre ; c’est d’abord Mme Tiphaine qui parle, dans le même morceau :

Au-dessus de l’autre [buffet] se trouve un baromètre excessivement orné, qui paraît devoir jouer un grand rôle dans leur existence : le Rogron le regarde comme il regarderait sa prétendue (p. 59).

Et un peu plus loin, c’est la voix narrative qui poursuit, dans une longue évocation de l’ennui du frère et de la sœur :

Le baromètre était le meuble le plus utile à Rogron : il le consultait sans cause, il le tapait familièrement comme un ami, puis il disait : « Il fait vilain ! » Sa sœur lui répondait : « Bah ! il fait le temps de la saison. » Si quelqu’un venait le voir, il vantait l’excellence de cet instrument (p. 63).

Le propre du baromètre (surtout « excessivement orné », valorisé) est de marquer l’étroitesse des pensées et des préoccupations, l’ennui, le gouvernement du lieu commun (quel temps ! un temps de saison ! parlons de la pluie et du beau temps) ; le baromètre dénonce le vide et il est ridicule. Mais c’est lui, « l’effet de réel » selon Barthes ; quant à Rancière, il est inspiré :

Un cœur simple témoigne de la révolution qui advient quand une vie normalement vouée à suivre le rythme des jours et des variations du climat et de la température revêt la temporalité et l’intensité d’une chaîne d’événements sensibles exceptionnels. L’aiguille du baromètre inutile marque un bouleversement dans la distribution des capacités d’expérience sensible qui séparait les vies vouées à l’utile des existences vouées aux grandeurs de l’action et de la passion (Le Fil perdu, p. 26).

Valeur du détail dit réaliste, mais toujours grotesque, dans ces conditions : un morceau minuscule de la blague éclatée (Nathalie, toujours). De plus les Rogron, comme les autres notables de Provins, ce qui signe leur médiocrité et leur mesquinerie, étaient merciers. Des gens « réalistes » ou positifs, pratiques, réalisant des inventaires, établissant des prix pour leurs rubans, fils, boutons, épingles et autres objets minuscules. A inventaire, inventaire et demi ; le tout d’un point de vue variable puisque le récit de Madame Tiphaine est lui-même borné par les commentaires discrets de la voix narrative soulignant sa propre fierté quant à l’agencement et au décor de sa maison et surtout son art de manipuler les destinataires de ses tirades. Prolifération ridicule des choses, en tout cas, aggravée par les soins ménagers de Sylvie Rogron.

En fait le contraste joue, pas seulement par rapport aux rêves royaux du frère et de la sœur mais parce que l’innocente Pierrette est bientôt exploitée comme servante affectée aux soins du ménage. Il va s’avérer que le grotesque se confond avec le réel en tant que celui-ci est un principe immobile (éventuellement mécanique) de résistance aux rêves, aux aspirations, à l’âme – en l’occurrence de Pierrette. J’entends par réel non pas la réalité qui nous entoure en tant qu’elle nous entoure, dans sa matérialité (qui ferait l’objet d’un réalisme inexclusif, au sens où il accueillerait universellement les hideurs comme les beautés et les choses médiocres), mais en tant qu’elle résiste, que des rêves s’y heurtent et s’y brisent, qu’elle entraîne la chute (or la chute est assurément triste mais elle fait rire ; rappel Baudelaire, suite dans Bergson ; principe du slapstick du cinéma burlesque où un innocent, Charlot ou Buster Keaton, déploie une énergie excessive qui est déviée de son but et entraîne catastrophe, éventuellement minuscule et d’autant plus risible, sur catastrophe – origines dans la pantomime noire que Balzac n’a pas pratiquée mais qui est dans l’air du temps ; Gautier et bientôt Champfleury, fantaisiste et inventeur officiel du Réalisme).

Or cette maison pleine de détails est agissante, elle n’est pas un décor, ni seulement un portrait oblique des Rogron. Première étape, le luxe que l’enfant a admiré à son arrivée devient ce à quoi elle heurte non seulement son innocence mais sa santé, chaque détail de la maison à nettoyer devient source de douleur et l’affaiblit : « Aussi fut-elle grondée pour des riens, pour un peu de poussière oubliée sur le marbre de la cheminée ou sur un globe de verre. Ces objets de luxe qu’elle avait tant admiré lui devinrent odieux » (p. 97).

Bien plus, la raison principale de sa mort, outre l’affaiblissement dû à la chlorose et aux fatigues excessives du ménage, est un accident lié à la maison : « la pauvre Pierrette se heurta le front à la porte du corridor que le juge avait laissée ouverte » ; « Pierrette s’était donné un coup affreux dans le champ de la porte qu’elle avait heurtée avec sa tête à la hauteur de l’oreille, à l’endroit où les jeunes filles séparent de leurs cheveux cette portion qu’elles mettent en papillotes. Le lendemain, il s’y trouva de fortes ecchymoses ». (Rappel que Madame Tiphaine, dans sa description, a largement insisté sur les portes de la maison). Heurt, donc, fracas, une belle âme se cogne à une de ces choses proliférantes et grotesques, mesquines – elle en mourra. Importance générale des portes mal fermées dans Balzac (Le Cousin Pons, encore) : entropie, confusion, tout se mélange, défaut articulation et d’équilibre. Encore une fois : principe de résistance terrible, le grotesque n’est pas innocent, il blesse et il tue.

Une mécanique impitoyable

Si l’on élargit encore le point de vue, de quoi meurt Pierrette ? Mauvais traitements, heurt contre la porte, négligence, lutte violente pour la lettre de Brigaut (à la suite de l’erreur de Sylvie sur ses amours ; il n’y avait rien). Mais encore : elle meurt d’être ce qu’elle est dans un monde et peut-être dans un temps qui ne peut que la détruire. Elle, beau idéal, ange, martyr, âme pure et innocente (Cendrillon, Virginie, Béatrice Cenci), est prise dans une mécanique.

Qu’est-ce que Pierrette ? Elle est blanche, douce, délicate, sensible, aimante, fragile. « Le blanc, prodigué outre mesure, rendait d’ailleurs les lignes et les détails de la physionomie très purs. L’oreille était un petit chef-d’œuvre de sculpture : vous eussiez dit du marbre », p. 36. P. 75, quand elle arrive à Provins :

La lumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre, un demi-jour doux sur le teint ; il lui donne cette grâce virginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et que Léopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de la femme qui tient un enfant dans le tableau des Moissonneurs.

Ainsi, la grâce, le beau idéal. Après avoir reçu une lettre de Brigaut : « Elle dormit comme dorment les persécutés, d’un sommeil embelli par les anges, ce sommeil aux atmosphères d’or et d’outre-mer, pleines d’arabesques divines entrevues et rendues par Raphaël » (p. 129).

A la fin, encore l’auréole du bonnet breton, « comme un parfum céleste », « un admirable chef-d’œuvre de mélancolie » (p. 155). Pour le docteur Martener, p. 154 : « Pierrette fut pour lui ce qu’elle devait être, un de ces poèmes mystérieux et profonds ». Ange, sainte, martyr qui meurt le mardi de Pâques. Raphaël, c’était tout dire.

Mais gouvernement d’une mécanique, très loin de la poésie et de la foi (qui vont ensemble, pour Balzac). Les Rogrons sont des automates : p. 44, « Un fonds à payer ! cette pensée était le piston qui faisait jouer cette machine et lui communiquait une épouvantable activité [Sylvie] » ; p. 45 « Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées, n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent au cœur sa vie propre » ; p. 66, « Ces deux mécaniques n’avaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés, elles criaient » (ennui qui précède l’arrivée de Pierrette). Les « pattes de homard » de Sylvie, relevées par Madame Tiphaine et relayées par la voix narrative. Penser encore à la sœur du vicaire, p. 122 :

Quand on leur parle [aux vieilles institutrices comme Mlle Habert], elles tournent en bloc sur leur buste au lieu de ne tourner que leur tête ; et, quand leurs robes crient, on est tenté de croire que les ressorts de ces espèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l’idéal de ce genre, avait l’œil sévère, la bouche grimée, et sous son menton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques et flétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements.

Assurément le « mécanique plaqué sur du vivant », du grotesque et du ridicule, une âme et des pantins. Mais une grande gravité ; quand Sylvie surprend Pierrette dans sa chambre, elle lui heurte le poing comme pour casser une noix : pas seulement des pattes de homard, un authentique casse-noix.

Les intérêts de Provins sont aussi une terrible mécanique, p. 96, « cette enfant broyée entre des intérêts implacables » (au-delà de Sylvie Rogron). La mécanique de ce casse-noix automatique s’étend en effet à tout Provins ; Pierrette prise entre deux mâchoires qui ont l’une et l’autre intérêt en effet à ce qu’elle soit détruite puisque, de l’issue du procès familial pour mauvais traitements, dépend en définitive l’équilibre politique de la ville. Insistance constante de Balzac sur l’étroitesse du lien qui unit le martyre de Pierrette avec les manœuvres préparant l’avènement de la dynastie de Juillet.

Entre l’automne 1827 et le printemps 1828, soit entre la chute de Villèle et l’arrivée de Martignac, à la veille de la révolution de Juillet et de l’établissement d’une nouvelle dynastie. L’épilogue du roman l’indique, on y suit les personnages principaux jusque dans le présent de la composition de l’œuvre.

D’un côté le président du tribunal, Tiphaine, qui soutient les Bourbons. De l’autre, les mécontents de tous poils, identifiés comme des libéraux : l’avocat Vinet (qui deviendra procureur général), l’ancien officier (de Napoléon) Gouraud, le médecin Néraud, les Rogron, le prêtre et sa sœur. P. 63 :

[…] gens tarés comme l’avocat Vinet et le médecin Néraud, de bonapartistes inadmissibles comme le colonel baron Gouraud, avec lesquels Rogron se lia d’ailleurs très inconsidérément, et contre lesquels la haute bourgeoisie avait essayé vainement de le mettre en garde.

Vinet, p. 71 : « Il devint libéral en devinant que sa fortune était liée au triomphe de l’opposition » ; p. 119 : « Nous serons de l’Opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons restent, ah ! comme nous inclinerons tout doucement vers le centre ! ». Tiphaine deviendra « un des orateurs du Centre les plus estimés » (152) et après 1830 il « se rattache sans hésiter à la dynastie de Juillet ». La convergence des malhonnêtes, des lâches, des imbéciles œuvrant également à l’élévation de Louis-Philippe et aux valeurs de Juillet. Vinet, p. 71 : « Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. » Pas loin jusqu’à dire que Pierrette est une victime de Juillet.

Quelque chose de bien hasardeux ; cette réunion des prétendus libéraux a lieu à la faveur des démêlés de Rogron et sa sœur avec les Tiphaine, à propos de Pierrette et de sa belle jupe de reps bleu :

Le jour où Denis Rogron et sa sœur Sylvie se mirent à déblatérer contre la Clique, ils devinrent sans le savoir des personnages et furent en voie d’avoir une société : leur salon allait devenir le centre d’intérêts qui cherchaient un théâtre. Ici l’ex-mercier prit des proportions historiques et politiques ; car il donna, toujours sans le savoir, de la force et de l’unité aux éléments jusqu’alors flottants du parti libéral à Provins (p. 69).

Les libéraux vont en particulier parvenir grâce à leur association avec l’aristocratie, le mariage de Rogron avec Bathilde de Chargebœuf ; commentaires, p. 94 :

Cette jonction consterna l’aristocratie de Provins et le parti des Tiphaine. Mme de Bréautey, désespérée de voir deux femmes nobles ainsi égarées, les pria de venir chez elle. Elle gémit des fautes commises par les royalistes […].

Mme de Bréautey porta de terribles accusations contre l’égoïsme qui dévorait la France, fruit du matérialisme et de l’empire donné par la loi à l’argent [le cens, auquel accède Vinet] : la noblesse n’était plus rien ! la beauté, plus rien ! Des Rogron, des Vinet livraient combat au roi de France !

« Succursale intime » de l’Histoire, comme dirait Flaubert : la question des mariages est politique aussi, et Balzac le souligne p. 96 : « Aussi vers le milieu de cette année, les intrigues politiques ne furent-elles pas moins vives dans le salon des Rogron que les intrigues matrimoniales. » Penser aussi à la répétition par la voix narrative que les lettres de Pierrette et Brigaut serviront dans le procès, lequel est évidemment politique puisqu’il couronne en définitive les Rogron et Vinet, soit la monarchie de Juillet – p. 126, « Les lettres de ces deux pauvres enfants devaient servir de pièces dans un horrible débat judiciaire » ; p. 127, « cette lettre, qui fut également citée au procès » (anticipé, on n’y comprend encore rien) ; p. 142 « La pauvre enfant confessa son martyre en ne devinant pas à quel procès elle allait donner lieu ». Et à la page suivante : « En ce moment, la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaine était à son apogée ». P. 147 : « Pierrette ignorait totalement le tapage fait en ville à son sujet ». Encore la valeur du contraste et même du heurt entre deux tonalités, qui renvoient à l’âme et à la machine une fois de plus. Au-delà, ce qui se passe à Provins reproduit à petite échelle ce qui se passe à Paris : Vinet triomphe à Provins en même temps que Martignac prend la place de Villèle. P. 143 : « les haines, désormais combinées de l’élément politique », « Une ville se passionnait de certaines luttes et les étendait de toute la grandeur du débat politique ». Pas tant l’idée que les luttes politiques sont l’extension de luttes privées, que les unes fonctionnent comme les autres, quoique ce soit suggéré ; surtout, sans doute, les unes allégorisent les autres : Pierrette est une fable (clin d’œil, le sujet d’agrégation).

Un monde tout matériel : la Poste et la Légalité (qu’elle annonce) sont aussi deux mécaniques définies par opposition – la Providence d’un côté, Dieu de l’autre. « Si quelque chose ici-bas peut s’appeler la Providence, n’est-ce pas la Poste aux lettres ? » Suit la description héroïcomique du zèle de la poste, qui retrouve à Paris les enfants du Rogron de Provins (p. 39). « Le Fisc devine tout, même les caractères ». Thématique de l’administration se substituant à la providence, comme la mécanique à la divinité ; voir la fin du roman : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas » (p. 163).

Que représentait en effet Pierrette, avec Brigaut et la grand-mère Lorrain ? La Bretagne, « ce vieux et noble pays » où les jeunes filles portent des auréoles (en fait : le Marais, presque la Vendée).

La chanson aux mariées est empreinte de « je ne sais quelle mélancolie causée par l’aspect de la vie réelle qui touche profondément » (p. 31), elle fait monter à l’âme « un monde de choses graves, douces et tristes ».

La Bretagne est la terre regrettée, l’objet de la mélancolie ou de la nostalgie : « Les souvenirs de son enfance avaient mélodieusement chanté leurs poésies dans son âme » (p. 34). « Ce fut encore un rêve : des joies lumineuses sur un fond grisâtre » (p. 35). Lieu de poésie où se trouve « l’héroïsme le plus naïf du plus naïf sentiment » (p. 35). P. 127, lettre de Brigaut : « Retournons en Bretagne ! », p. 128, « Oh ! comme je pensais à toi et à Pen-Hoël et au grand étang ! »

Bretagne ne désigne pas une province mais une date, avant la Révolution ; « ces chants populaires qui sont les superstitions de la musique, si l’on veut accepter le mot superstition comme signifiant tout ce qui reste après la ruine des peuples et surnage à leurs révolutions ? ». Brigaut poussera le cri des Chouans :

Ma chère Pierrette, si tu souffres tant, il ne faut pas te fatiguer à m’attendre. Tu m’entendras bien crier comme criaient les Chuins (les Chouans). Heureusement mon père m’a appris à imiter leur cri. Donc, je crierai trois fois, tu sauras alors que je suis là et qu’il faut me tendre la corde (p. 131).

La grand-mère Lorrain, comme l’incarnation de cette Bretagne, est donc bien un spectre, spectre de l’Ancien Régime et de ses valeurs pieuses, esthétiques.

Vinet est un Robespierre : « il paraissait agréable dans le genre d’un Robespierre », p. 120. J’ajoute que « Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis » (p. 119) vaut aussi pour un rappel de la Terreur (via la Saint-Barthélemy). Rappel que la monarchie de Juillet réactive la Terreur (voir Nathalie : Philippe-Egalité, le double corps du roi…).

La Révolution contre la poésie, avec sa langue. Ce qu’exprime par exemple « la phraséologie moderne » : p. 29 « dont la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment un prolétaire » ; p. 44 : « la bêtise de Rogron était parleuse. » « Plates plaisanteries qui constituent le bagout des boutiques. Ce mot, qui désignait autrefois l’esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par le mot soldatesque de blague. » « Rogron, content de lui-même, avait fini par se faire une phraséologie à lui. Ce bavard se croyait orateur » ; « des phrases où les mots ne présentent aucune idée et qui ont du succès ». Rogron exemplaire de son temps comme le colonel avec sa « bouche blagueuse » qui désigne aussi son néant. Evidemment un rapport entre la mécanique et la blague : au centre il n’y a rien, l’âme d’un violon ou d’un singe.

C’est à cette Bretagne, à ce temps, qu’est associée la poésie, tout ce dont « ce gouvernement [comme le précédent] est essentiellement ennemi » et contre quoi Balzac élève cette plainte rugueuse, au nom aussi de la possibilité d’une œuvre contrainte de se conformer à de nouvelles et odieuses exigences ; exigences avec lesquelles il compose à sa façon. Réalisme : articulation de la mélancolie et du grotesque. Je dirais : le comble de la mélancolie, qui est l’humour noir.