Portrait du poète en anachorète

Au plus profond des Fleurs du mal, dans la section qui en redouble le titre et pourrait réfléchir le recueil entier, Baudelaire convoque fugitivement une ancienne figure :

D’autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves

A travers les rochers pleins d’apparitions

Où saint Antoine a vu surgir comme des laves

Les seins nus et pourprés de ses tentations1 ;

Un paysage aride, la suggestion d’une insoutenable chaleur et le surgissement de formes séductrices, d’images que la pensée des laves fait deviner mouvantes et dangereuses. D’autres vers ont évoqué le regard perdu des « chercheuses d’infini » travaillées par la mélancolie du désert, de celles « dont la gorge aime les scapulaires » et qui « Mêlent […] L’écume du plaisir aux larmes des tourments ». Lorsque le regard, de la sorte, cherche l’horizon et passe tous les objets du monde, c’est mélancolie ou acedia.

« Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres » : la théorie des damnées, poursuivies dans leur enfer par l’âme du poète, se fait elle-même suite de tentantes apparitions auxquelles il semble succomber, ce qui l’apparente à saint Antoine dont la figure a été annoncée aux premiers vers de la section :

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;

Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

C’est encore un feu terrible, logé à l’intérieur du poète qui l’aspire comme la mort ; le « désir éternel et coupable » est une manière de la voracité et l’on retrouve les métamorphoses liées à la tentation de la chair :

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,

La forme de la plus séduisante des femmes.

Baudelaire ironise et il est sérieux aussi : l’Ennemi qui l’éloigne du regard divin s’adresse en lui au poète. « La Béatrice » le fait revenir dans un décor calciné, « sans verdure », empruntant à présent l’allure d’un « nuage funèbre et gros d’une tempête, Qui portait un troupeau de démons vicieux, Semblables à des nains cruels et curieux ». C’est une diabolique prolifération, un pullulement monstrueux, une « troupe obscène » qui le laisse impuissant à « détourner simplement [sa] tête souveraine ».

Baudelaire connaît bien saint Antoine et les discours relatifs à l’acedia, qu’il mentionne dans les Fusées (XIV) ; on en trouve ainsi mention au début de « La Solitude », dans les Petits Poëmes en prose : « Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l’homme ; et à l’appui de sa thèse il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l’Eglise ». Il enchaîne en rappelant le même paysage que naguère : « Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l’Esprit de meurtre et de lubricité s’enflamme merveilleusement dans les solitudes », propos conforme à ce qu’on trouve dans Cassien et qui se reverse dans un autre poème des Fleurs du mal, « Le Mauvais Moine » :

– Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,

Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;

Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.

Eloigné de la communauté, l’anachorète est devenu captif d’un tombeau intérieur, comparable à celui dans lequel saint Antoine, suivant saint Athanase d’Alexandrie, subissait les premiers assauts du diable ; là, au lieu de dédier des tableaux à « la sainte Vérité », ce qui pourrait le délivrer du mal, il est soumis au seul « spectacle vivant de [sa] triste misère ».

La figure de saint Antoine, au-delà de cette section du recueil, rayonne dans la totalité des Fleurs du mal. Ainsi le deuxième poème du « Spleen » la fait-il surgir lorsque le poète évoque :

[…] un granit entouré d’une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche

Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

La légende veut que l’anachorète séjourne précisément dans un tombeau ruiné, les pyramides et le sphinx imposent l’idée du désert égyptien où saint Antoine connaît son martyr. De son « triste cerveau », et dans la même pièce, il déclare :

C’est une pyramide, un immense caveau.

La rime cerveau – caveau en annonce une voisine, qui se trouve dans le quatrième poème du « Spleen » et rapproche cerveaux de barreaux. C’est maintenant la ville fuligineuse au lieu des rochers arides, mais des visions affluent toujours ; non seulement « la terre est changée en un cachot humide » où l’Espérance, dans le souvenir probable du Caprice 43 de Goya, s’est transformée en une chauve-souris, mais « un peuple muet d’infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux ». Ce bestiaire spleenétique évoque d’ignobles viscères et rappelle que la mélancolie est une maladie de l’intériorité. Le travail du poète enfermé dans la chambre noire de son imagination consiste dans l’élaboration de ces formes qui viennent le hanter (on revient au « spectacle vivant de [sa] triste misère »).

Une constellation de motifs disséminés dans l’ensemble de l’œuvre se forme ainsi et ces motifs sont réunis dans le poème liminaire où le poète définit les conditions de la lecture. C’est d’abord la mention de Satan ou du Diable, et l’évocation d’un pullulement démoniaque qui annonce « La Destruction » :

Serré, fourmillant comme un million d’helminthes,

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumons

Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Les helminthes (qui sont des vers intestinaux) renvoient au hideux bestiaire que j’indiquais plus haut et suggèrent une intériorité organique répugnante ; l’absorption de la mort, qui circulait tout autour du nouvel Antoine, introduit la décomposition fourmillante au cœur de l’être et elle se métamorphose encore pour laisser voir le cortège des animaux du désert, également marqués (le jeu de l’énumération a cette fonction) par la démultiplication ; ce sont :

[…] les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants.

Le pullulement est toujours dans Baudelaire le signe du démon.

Dès lors le Diable se confond avec l’allégorie de l’Ennui, « monstre délicat » bien connu du lecteur et certainement identique au poète lui-même ; le monde est réduit à une hallucination, près de s’évanouir pour laisser voir le gouvernement universel de la pourriture ou de la « charogne ». Telle est la manière de contrat installé au seuil des Fleurs du mal, qui invite d’autant plus à assimiler le poète au martyr des tentations que sa « muse malade » est désignée, un peu plus loin, comme une comparable victime des « visions nocturnes », des cauchemars versés par un infâme succube.

C’est principalement l’appel de la volupté qui paraît se faire entendre, à travers des formes mouvantes et monstrueuses. La femme se balance comme un « beau navire » ou danse comme un serpent, elle se tord comme un tigre et comme un chat au regard étoilé, se dresse à la façon de la Vierge aux Sept Douleurs, au cœur transpercé ; elle essaie des « poses langoureuses » et on lit dans « Les Bijoux » que « la candeur unie à la lubricité / Donnait un charme neuf à ses métamorphoses », ce qui fait écho aux « nobles attitudes » empruntées par « la Beauté » aux « plus fiers monuments » et spécialement au sphinx égyptien. Le plus souvent la femme est une géante ou un être hybride, le torse mince sur les cuisses de l’Antiope à la façon de « la belle Dorothée », la créature du midi ; elle trône magnifique, impériale, jusqu’à ce que soudainement se révèle « Belzébuth », « une charogne » ou bien encore « une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! ».

Le poète est exposé au cauchemar perpétuel, il est visité tantôt par le démon du crépuscule tantôt par « l’essaim des mauvais anges », au point d’en venir parfois à se définir comme un écran où se projettent les images. Ainsi confesse-t-il que « sur le fond ténébreux de [son] âme » certain souvenir « n’est point pâli ». « Pour égayer l’ennui de nos prisons » il s’agit encore que des voyageurs fassent « passer sur nos esprits, tendus comme une toile, [Leurs] souvenirs avec leurs cadres d’horizon ». On se le représente alors, et « Le Rêve d’un curieux » y invite, comme un homme enfermé dans une geôle dont les parois réfléchissent des images ; cette geôle est aussi une grotte intérieure, la chambre mentale où l’imagination déroule ses fastes inquiétants.

Baudelaire a souvent écrit sa « primitive passion » pour les images et Les Fleurs du mal est une galerie de tableaux aussi bien qu’un jardin vénéneux. Les peintures elles-mêmes, et les statues, sont ainsi des visions douloureuses : Rembrandt fait s’exhaler « la prière en pleurs […] des ordures », les fantômes de Michel-Ange « déchirent leur suaire en étirant leurs doigts », Puget est le « mélancolique empereur des forçats », les lustres de Watteau « versent la folie à ce bal tournoyant » et

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,

De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,

De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,

Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, enfin, est un « lac de sang hanté par des mauvais anges », d’où ce tableau d’un « maître inconnu », « Une martyre ». Toutes images en vérité diaboliques, forgées dans la cellule intérieure des acédiastes. Le poème se termine par une bien étrange prière :

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,

Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

Sont un écho redit par mille labyrinthes ;

C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

[…]

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité !

Il faudrait convoquer une savante casuistique pour reconnaître dans ces expressions de la révolte, dans ces lamentations d’un saint Antoine torturé, un hommage à Dieu : c’est au contraire d’un hommage à la grandeur de l’homme dans sa misère, qu’il est véritablement question. Athanase d’Alexandrie, son hagiographe, montrait comment Dieu triomphe du diable par l’intermédiaire du saint. A l’opposé, c’est le mal démoniaque de l’anachorète, c’est la mélancolie qui triomphe ici et à travers elle la faiblesse humaine, son abandon à la misère ou au mal. On peut dès lors comprendre le titre du recueil, en songeant aussi à « L’Ennemi » et à « La Mort des artistes », comme une affirmation du parti esthétique et moral de saint Antoine : les images sont assez précisément des fleurs du cerveau, épanouies sous le soleil de la Mort ou du diable.

Certainement, saint Antoine est une figure saturnienne dont le martyre consiste dans des visions, une fièvre de l’imagination. Dans la mythologie des Grecs, Saturne lui-même était exposé à ne connaître de la réalité que le rêve inquiétant ; on lisait dans Du visage qui apparaît dans le rond de la lune, de Plutarque, que « Cronos est endormi car c’est le sommeil que Zeus a imaginé de lui donner pour lien… Et tout ce que Zeus projette, Cronos le voit en rêve2 ». Les représentations du saint dans les tableaux du Nord, ainsi celui de Jérôme Bosch, le montrent toujours dans la posture traditionnelle, replié sur soi et le visage posé dans la main. Saturne se confond ici avec le diable, ainsi que dans Les Fleurs du mal, mais il semble bien que règne ici, comme en tous lieux où est en cause la mélancolie, une profonde ambiguïté. Les séductions dont saint Antoine est la victime lui font inlassablement voir, derrière toutes les images, la mort à l’œuvre ; de sorte que le grand rêve qui l’enlace n’est pas exactement illusion mais plutôt saisie d’une vérité noire.

Depuis longtemps Baudelaire n’a-t-il pas renoncé à l’utopie de poésie et n’a-t-il pas reconnu dans le mal la condition du temps, d’où le seul « possible de la poésie moderne » désormais ? L’Espérance aux ailes diaprées, qui naguère illuminait le séjour du poète, s’est retournée en une obscure chauve-souris ; convertie en « infernal désir », elle est soumission amoureuse et grandiose à la loi funèbre qui gouverne le monde. Charge au poète de projeter « des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain » : « l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque » et toute aspiration classique, tout déni de la discordance ou surdité aux « musiques du sabbat3 », est candeur énigmatique, véritable erreur.

Baudelaire l’a lui-même écrit, à propos de Flaubert : toute référence à saint Antoine ne peut qu’irradier4 parce qu’elle traîne avec elle une tout autre pensée de la poésie, attachée à « cette faculté souffrante, souterraine et révoltée, qui traverse toute l’œuvre, ce filon ténébreux qui illumine, – ce que les Anglais appellent le subcurrent, – et qui sert de guide à travers ce capharnaüm pandémoniaque de la solitude5 ». On est tombé dans les profondeurs phosphorescentes du mal, dont Baudelaire répète sans relâche qu’il est notre condition : la vérité a cessé de se confondre avec aucun rayonnement solaire, elle émane désormais de la grotte sombre dont nous sommes les prisonniers et où les anciens rêves se décomposent. Ainsi doit se lire Madame Bovary, avec son héroïne « tentée par tous les démons de l’illusion, de l’hérésie, par toutes les lubricités de la matière environnante, – son saint Antoine enfin6 », où Baudelaire voit « la chambre secrète de [l’]esprit » de Flaubert.

Le saint Antoine de Baudelaire, partout reconnaissable dans Les Fleurs du mal, est de même « la chambre secrète de son esprit » et le martyr des tentations semble le patron de l’autre œuvre, celle de la compassion douloureuse aux « éclopés de la vie », Les Petits Poëmes en prose. Déjà dans « La Béatrice », la troupe des démons n’abritait-elle pas la réalité bien tangible des lecteurs incrédules, reprochant au poète de

Vouloir intéresser au chant de ses douleurs

Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,

Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,

Réciter en hurlant ses tirades publiques ?

Le seul fait de l’isolement porte Baudelaire à se portraire en anachorète, sinon Antoine au moins Jérôme, dans cette ironique diatribe :

Je ne crois pas que les oiseaux du ciel se chargent jamais de pourvoir aux frais de ma table, ni qu’un lion me fasse l’honneur de me servir de fossoyeur et de croque-mort ; cependant, dans la Thébaïde que mon cerveau s’est faite, semblable aux solitaires agenouillés qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort encore farcie de toutes les mauvaises raisons de la chair périssable et mortelle, je dispute parfois avec des monstres grotesques, des hantises du plein jour, des spectres de la rue, du salon, de l’omnibus. En face de moi, je vois l’Âme de la Bourgeoisie, et croyez bien que si je ne craignais pas de maculer à jamais la tenture de ma cellule, je lui jetterais volontiers, et avec une vigueur qu’elle ne soupçonne pas, mon écritoire à la face. Voilà ce qu’elle me dit aujourd’hui, cette mauvaise Âme, qui n’est pas une hallucination : « En vérité les poètes sont de singuliers fous de prétendre que l’imagination soit nécessaire dans toutes les fonctions de l’art […]7 ».

Cette « Âme de la Bourgeoisie » rappelle l’ignoble cortège de « La Béatrice » et elle a en propre de conjoindre étrangement le plus fantastique, puisqu’elle relève du « monstre » et de la « hantise », et le plus trivial (elle « qui n’est pas une hallucination »), comme pour attester, dans un contexte où il est question de l’imagination, la domination actuelle, tangible et concrète du mal.

On a observé déjà que le poète en saint Antoine est enfermé dans un cachot qui se confond avec la chambre de son imagination, ce que fait spécialement varier Baudelaire dans « Sur Le Tasse en prison » : autour de l’artiste voltigent les démons du Doute et de la Peur « hideuse et multiforme », et le « taudis malsain » dans lequel il se trouve enfermé se transforme en une allégorie :

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,

Voilà bien ton emblème, âme aux songes obscurs,

Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !

Le caveau, comme déjà dans la légende de saint Antoine, se transporte du dedans au dehors. Dès lors « les plis sinueux des vieilles capitales », comparables aux circonvolutions d’un cerveau en proie à la mélancolie et où « où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements », en viennent à délivrer leurs cortèges de monstres pathétiques : non seulement la sinistre « Âme de la Bourgeoisie » mais tous les misérables, autres « hantises du plein jour » et « spectres de la rue ». A la suite du procès des Fleurs du mal, Baudelaire reprend, affine et durcit la ligne qu’il explorait dès les salons de 45 et 46 puis dans De l’essence du rire, en élaborant une pensée de la prose vraisemblablement issue aussi de la profonde compréhension qu’il avait montrée, en 1857, de l’œuvre inattaquable de Flaubert.

L’orientation est ironique et lyrique et elle repose sur un sentiment qui tend, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à s’ériger en catégorie esthétique : la compassion. Baudelaire en énonce le principe dans un poème en prose, « Les Foules », qui fait écho à Poe mais qui annonce aussi cette « Solitude » où il évoquait sarcastiquement les écrits des Pères de l’Eglise quant au monachisme avant de poursuivre :

Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour l’âme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.

Ce qui indique certainement une conversion de l’imagination, orientée par l’attention au monde le plus voisin. On lit au début des « Foules » :

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas d’être visitées.

Le diable a laissé la place à une fée, pareillement verseuse au moins du désir mélancolique de Bellérophon, « la haine du domicile et la passion du voyage » ; il y a toujours « ribote », comme au seuil des Fleurs du mal, mais celle-ci se réalise « aux dépens du genre humain », dans la proximité de la ville. Croiser dans les grandes capitales figure l’opération inverse du repli : de même que le poète, expert dans l’art de peupler sa solitude, éprouve réciproquement la multitude comme démultiplication de soi et se représente, comme dans « Femmes damnées », capable de pénétrer l’enfer ou au moins la conscience d’autrui.

Cette démarche ambiguë était déjà un objet de « Au lecteur », dans ces vers mystérieux :

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

– Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère !

C’est la conjonction du lyrisme et de l’ironie que Baudelaire réalisait là, après les plus lointaines ouvertures, farceuses et terribles, des premiers *Salons *: « C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, – nombre et intelligence, – est un sot livre8 ».

Déjà les « Tableaux parisiens » se consacrent à ce que Baudelaire appelle, à propos de Daumier, « le fantastique de la vie réelle », en des termes qui rappellent la « chambre secrète » de saint Antoine. C’est ainsi l’apparition d’un premier vieillard, sinistre, qui se multiplie par sept dans la « fourmillante cité, pleine de rêve, Où le spectre en plein jour raccroche le passant ! ». Autant de « spectres baroques », en effet : le « cortège infernal » de « sept monstres hideux » qui pourtant doivent nous saisir « d’un frisson fraternel », voire précipiter la raison dans un naufrage sans nom. De même ces « monstres disloqués [qui] furent jadis des femmes », les petites vieilles, sont-elles de « pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié » ; elles suscitent l’amour du poète qui se projette en elles, dont le « cœur multiplié jouit de tous [les] vices » et en qui il salue sa famille ruinée – « ô cerveaux congénères » ou « Eves octogénaires, / Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ». Le démon intérieur du poète « est légion », il suscite la foule malheureuse qui croît autour de lui et qui chante d’une voix chevrotante et cassée un effroyable blasphème.

De même que toute la ville est devenue la chambre du poète, de même, par une loi d’adhérence peut-être diabolique, les démons se sont imposés comme ses semblables monstrueux et cette conversion impose le renoncement aux luxes du vers et de l’image grandiose. Entré dans l’âme des pauvres, Baudelaire dévide leur prose. Après « Les Phares », l’ensemble du Spleen de Paris où il a installé, à travers « Les Tentations. Eros, Plutus et la Gloire » et « La Belle Dorothée », le souvenir de saint Antoine, roulera en une longue lamentation la colère et la pitié du poète : un chant grinçant de la compassion, une ode à la grandeur mélancolique de l’homme écrasé par la malignité divine.


  1. « Femmes damnées »

  2. Plutarque, Du visage qui apparaît dans le rond de la lune, trad. P. Raingeard, Les Belles Lettres, 1935 ; cité par Maxime Préaud, Mélancolies. Livre d’images, Klincksieck, 2005, p. 88-90.,

  3. II 168.

  4. J’emprunte cette notion d’irradiation à Pierre Brunel, Mythocritique, XXXX.

  5. II 86.

  6. II 84.

  7. II 654.

  8. II 607.