Chabert p. 192-93 analyse linéaire

Analyse linéaire

Le Colonel Chabert, p. 92-93 (Livre de Poche)

Introduction

A l’issue d’un long dialogue, il semble que le colonel Chabert, porté mort au champ d’honneur à Eylau, en 1807, soit enfin parvenu à convaincre l’avoué Derville de la véracité de son histoire : celui-ci accepte de défendre ses intérêts et, contre toute attente, va jusqu’à lui prêter de l’argent [situation du passage]. Chabert en est abasourdi et un long paragraphe expose, tout le temps qu’il demeure « immobile et stupéfait », l’étendue et les causes du bouleversement psychologique qui se produit en lui [caractérisation du passage]. On examinera en particulier la façon dont la voix narrative, en experte de l’âme, rapporte le cas particulier de Chabert à des lois de portée générale [perspective de lecture, problématique], à travers un raisonnement en deux temps : après avoir rappelé le caractère absolu de sa recherche, comparée avec celle d’un joueur, elle se focalise sur le « miracle » réalisé par Derville avant d’en revenir à l’immobilité et au silence de l’intéressé [organisation du passage].

Analyse

[Vous n’aurez sans doute pas le temps de recopier les passages du texte que vous analysez et je ne vous le conseille pas ; je le fais ici pour vous faciliter la lecture. Pour faciliter celle de votre correcteur, vous pouvez indiquer en marge de votre développement le numéro des lignes que vous commentez.]

Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait :

Quoique Derville ait accepté de se charger de l’affaire de Chabert, la difficulté d’établir officiellement son identité demeure considérable, d’où l’emploi de cette prétérition, « le prétendu Chabert ». Cette proposition introduit un long moment de silence qui s’interrompra juste après le paragraphe que nous examinons : « - Où en étais-je ? dit le colonel […] ». Derville vient en effet de l’inviter à continuer son histoire : « Poursuivez » ; c’est son silence que l’ensemble de cette page va justifier tout en le comblant. L’immobilité est l’un des attributs les plus récurrents du personnage : elle le caractérisait dès le début de cet entretien, où il était comparé à « une figure de cire », et elle réapparaîtra, par exemple, lorsqu’il apprendra que le nouveau régime voudrait « pouvoir anéantir les gens de l’Empire ». « Stupéfait » redouble « immobile », Balzac ayant le goût d’équilibrer ses phrases par le recours à des paires, mais y ajoute une nuance psychologique : c’est l’étonnement qui cloue Chabert sur place.

son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances.

Les deux points introduisent une tentative d’explication, modalisée par la locution adverbiale « sans doute », émanant d’un point de vue qui n’est pas tout à fait omniscient de sorte qu’il pourrait se confondre avec celui de Derville. L’hypothèse émise touche aux « croyances » de Chabert, c’est-à-dire (comme souvent chez Balzac), à ce en quoi il a confiance : on entend que ses malheurs, désignés par l’hyperbole « extrêmes », l’ont rendu incrédule, qu’il ne croit pas tout à fait ce qu’il vient d’entendre.

S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce

Une seconde hypothèse, ouverte par la conjonction si et modalisée elle aussi (« peut-être ») prolonge la précédente et s’y ajoute, émise elle aussi par une instance vague, qui n’est pas tout à fait omnisciente : elle se rapproche du point de vue que peut avoir l’avoué sur son singulier client. En trois temps, mis en valeur par un jeu anaphorique (« après…, après…, après… »), sur un mode diminuendo, puisque la longueur de chaque complément est inférieure à celle du précédent, sont rappelés les objets de la quête de Chabert : sa gloire, ses possessions, son identité. La réduction quantitative des trois motifs de la course du personnage exprime une amplification qualitative, dans la mesure où l’identité constitue un bien plus précieux que les possessions et, a fortiori, les titres et la réputation militaires. Cette proposition hypothétique ouvre une longue période.

pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes,

L’explication proposée est rapportée, par le biais d’une exophore mémorielle, à une loi de la psychè humaine (« tous les hommes »), au-delà du cas individuel de Chabert. Nous constaterons bientôt que le « sentiment » dont il s’agit et dont il est précisé qu’il est « inexplicable », c’est-à-dire qu’il constitue un mystère, ne sera pas non plus nommé. La voix narrative, après l’avoir désigné comme universel, en détaille quatre modalités :

et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique,

La course de Chabert est déterminée par un moteur comparable à celui qui anime ces chercheurs d’absolu que sont l’alchimiste (voir ce titre : La Recherche de l’absolu), l’artiste (on peut penser au Chef-d’œuvre inconnu), l’astronome et le physicien, qui ont tous en propre de toucher à des valeurs immatérielles, dans le désintéressement le plus total.

tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées.

La dernière séquence de la phrase forme une synthèse : le « sentiment inexplicable », et manifestement indicible aussi, qui gouverne de tels hommes est commun à tous ceux qui cherchent « à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées » : est en cause chez ceux-ci, et chez Chabert par conséquent, une activité strictement intransitive, détachée de toute visée qui ne serait pas la pure augmentation de l’être – c’est bien d’absolu qu’il s’agit. Le nom par lequel Balzac désigne ordinairement ce qu’il appelle ici « sentiment » est « volonté ».

***L’*ego, *dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, ***

Le développement emprunte un chemin philosophique et l’on constate que la modalisation (« peut-être », « sans doute ») disparaît. Par ego, il faut comprendre la personne individuelle et limitée, avec toutes ses particularités, par opposition à l’abstraction de l’homme qui se grandit « en se multipliant » : la tentative de reconquête de son identité par Chabert ne signifie pas qu’il tienne à ses petites qualités mais relève du principe.

de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari.

La comparaison de Chabert avec le joueur forme la dernière illustration de ce principe d’intransitivité : en pariant, le parieur ne cède pas à autre chose qu’à la passion du pari lui-même. On observe que les verbes sont ici conjugués, encore, au présent à valeur gnomique, ce qui évoque l’exophore mémorielle : oscillation entre le particulier (l’histoire de Chabert) et le général – la fiction placée au centre de la nouvelle est une forme de maxime mise en action. Cette comparaison avec un parieur évoque la précédente situation de Derville, qui vient de donner au colonel le fruit de son propre gain au jeu : voilà qui consolide l’idée que le point de vue presque omniscient de la voix narrative se rapproche de celui de ce personnage.

Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création sociale entière.

Cette phrase renforce encore l’hypothèse proposée sur le point de vue adopté dans cette page : après la comparaison avec le parieur, on en revient à l’action de Derville, d’une part, et on quitte le champ de la philosophie et de la psychologie générale pour se concentrer sur les seuls personnages : cela s’accompagne d’un retour au temps du récit, c’est-à-dire au passé simple. Le mot « miracle » est fort, il désigne « le jeune avoué » comme une sorte d’émissaire divin, d’ange. L’essentiel de l’histoire est résumé par trois compléments d’agent, avec reprise anaphorique de la préposition « par », suivant un ordre croissant du plus circonstanciel, « sa femme », au plus énorme, « la création sociale entière ». La formule « création sociale » mérite d’être relevée : les hommes font ainsi dangereusement concurrence à Dieu – voilà qui rappelle, ou qui plutôt annonce, car l’ensemble ne sera réuni par Balzac qu’en 1842, la raison du titre général de La Comédie humaine, démarqué de La Divine Comédie de Dante.

Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de manières !

La narration se concentre ici sur le point de vue de Chabert, à qui est prêtée cette exclamation au discours indirect libre, indiquant qu’une forme de comble a été atteint – mais prêtée par qui ? par la voix narrative ? par Derville se mettant à la place de son client ? Il y a un paradoxe à ce que Chabert reçoive de l’argent d’un homme de loi, a priori intéressé, plutôt que de sa femme, par exemple. Je relève que le nombre des pièces d’or est égal à celui des années écoulées depuis la mort officielle du colonel, ce qui paraît bien ironique. Il y a une disproportion entre cet événement inopiné et les efforts vainement accumulés par Chabert pour bénéficier d’une telle grâce, ce qui s’exprime par une série de trois compléments de même structure, introduits pas des adverbes d’intensité (« si », « tant de ») : voilà qui donnerait l’impression que le monde tourne à l’envers.

Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie.

Le texte se focalise à nouveau sur l’apparence de Chabert, après que ce discours direct lui a été prêté. Cette dernière comparaison illustre l’idée d’une inversion de l’ordre normal des choses. Elle est introduite, une fois de plus, par un pronom démonstratif à valeur cataphorique, qui ne renvoie pas tant à un objet du monde, quoique le lecteur soit tenté de le croire, qu’à la suite du texte (on l’appelle « postcédent ») : cela produit un effet d’illusion. [En réalité, qui d’entre nous à jamais rencontré le cas d’une telle dame ? sans doute personne.]

Il est des félicités auxquelles on ne croit plus ; elles arrivent, c’est la foudre, elles consument.

De l’exemple de « cette dame » est tirée une nouvelle vérité générale, exprimée au présent, suivant le jeu déjà observé entre la maxime et le récit. « On ne croit plus » éclaire le mot « croyances », employé au début du paragraphe ; celui-ci se boucle, c’est bientôt la fin de la digression. On aura observé au passage que l’immobilité et la stupeur peuvent être des effets de la foudre et que la violence de l’événement est exprimée par un procédé syntaxique intéressant, l’ellipse de la conjonction de subordination c’est-à-dire la parataxe : il serait plus régulier de lire « si elles arrivent » ou « quand elles arrivent » mais l’absence de liaison logique renforce l’impression d’un miracle bouleversant.

Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer.

On se souvient que Derville avait engagé Chabert à poursuivre et que celui-ci reste muet pendant tout le temps que se déroule le paragraphe que nous lisons. Le silence du personnage s’explique par la disproportion de la cause, dix pièces, et des effets, une reconnaissance extrême au regard des souffrances précédemment endurées par celui-ci.

Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.

Encore cette explication ne peut-elle émaner que d’un expert, d’un spécialiste de l’âme humaine comme peut l’être un homme de loi. Celui-ci s’oppose aux « gens superficiels » de la même façon que le silence de l’homme probe s’oppose au bavardage du « fripon ». Que le récit se recentre explicitement sur Derville, alors que prend fin cette digression, achève de persuader que celui-ci, « répondant analogique » du romancier, pouvait bien être l’auteur des considérations précédentes.

Conclusion

L’histoire de Chabert est assurément exceptionnelle, elle s’inscrit dans un contexte historique tout particulier mais la manière dont la voix narrative l’articule, sans relâche, à des principes, lui donne une portée plus générale. Il est remarquable que cette voix narrative tende à se confondre avec celle de Derville, l’homme de loi, qui du reste conclut la nouvelle – lui qui seul avait rendu son titre au colonel Chabert – en énumérant quelques drames de La Comédie humaine. Par son intermédiaire le romancier se définit comme un expert, comparable au juriste, au médecin voire au prêtre qu’il lui associe parfois, non seulement des mœurs mais de la psychologie humaine quand celle-ci est confrontée à la perte de sa propre identité. C’est peut-être la raison de la fortune de cette nouvelle à une époque où Sebald, dans Austerlitz, en faisait une matrice de sa réflexion sur les effets de la Shoa.