Corrigé de dissertation
La Harpe écrivait en 1797 : « C’est une maladresse du philosophe de se montrer derrière le personnage qu’il fait parler ; c’est Suzanne qui raconte et souvent Diderot qu’on entend. » Dans quelle mesure ce propos éclaire-t-il la lecture de La Religieuse ?
Analyse du sujet
Rappel
Prendre en considération tous les aspects du sujet : sa date, éventuellement ce qu’on sait de son auteur, son ton, sa syntaxe, son lexique.
1797 : réception immédiate de ce roman certes publié dans la Correspondance littéraire de 1780 à 1782 mais imprimé à titre posthume.
La Harpe était mentionné dans la première version de la préface, en 1770, comme l’auteur de la tragédie Mélanie ou la religieuse, qui présentait une satire des couvents à travers l’histoire d’une jeune fille amoureuse mais forcée d’entrer au couvent par sa famille. La Harpe est un ennemi des Encyclopédistes et de Diderot.
Son propos est ouvertement critique : « C’est une maladresse… » Maladresse présentée en deux temps : d’abord une formulation de portée générale, une manière d’axiome suivant lequel on ne doit pas se montrer derrière le personnage qu’on fait parler. Idée que le public ne doit pas voir les ficelles de la marionnettes (le personnage que l’auteur fait parler) parce que l’illusion en serait altérée voire brisée.
Le risque est peut-être accru dès lors que c’est un « philosophe » qui est l’auteur de la fiction. Peut-être le philosophe ne peut-il pas, selon La Harpe, s’empêcher de doubler la fiction d’un discours qui la trouble : son domaine n’est pas le roman.
Deuxième temps : une phrase ramassée et bien sonnante, fortement assertive, présentant un paradoxe ; l’un (le personnage) raconte mais c’est l’autre (l’auteur) qu’on entend, comme si le but du récit avait été manqué.
Ainsi La Harpe fait-il état d’un effet produit sur lui par une œuvre à laquelle manifestement il n’adhère pas, pour des raisons qui ne sont pas données pour philosophiques mais pour formelles. Il n’y a aucune raison de croire qu’il ne soit pas sincère, ne serait-ce que parce que sa connaissance de Diderot le rend vigilant et lui permet de reconnaître sa marque dans des détails infimes du roman. La question sera plutôt d’évaluer dans quelle mesure son propos témoigne d’une singularité de La Religieuse : les tensions qui s’y expriment entre des voix diverses pourraient procéder, plutôt que de la maladresse de l’auteur, d’une visée tout ironique.
I. L’évidence d’un écart entre Suzanne et Diderot…
II. … est augmentée par les singularités d’un récit…
III. … qui vise à persuader par des moyens nouveaux
I. L’évidence d’un écart entre la voix de Suzanne et celle de Diderot…
a. Une exigence du genre
Le roman s’exhibe comme une fiction autobiographique : le nom de Diderot, affiché sur la couverture du livre, n’est pas celui de la narratrice nommée Suzanne Simonin. Cette narratrice est manifestement pieuse alors que chacun sait que l’auteur ne l’est pas. Qu’elle prétende écrire « sans talent et sans art » est un lieu commun du genre, surtout quand le je y est conjugué au féminin (voir Marivaux, La Vie de Marianne).
b. L’effet d’un titre
Cette histoire s’intitule La Religieuse, avec article défini, de sorte qu’elle paraît a priori exemplaire. Or tout le récit se rapporte successivement à son refus d’entrer au couvent et à sa volonté, dès lors qu’elle y est enfermée, de fuir. On en déduit, avec dom Morel, qu’une religieuse typique est celle qui a été forcée : une démonstration couve sous le récit.
c. La préface-annexe
Bien plus, Diderot met en scène l’artifice en articulant les mémoires de son personnage à un paratexte considérable, qui fait état d’une mystification dont les auteurs riaient alors que son destinataire en pleurait, ce qui engage à penser que son pathétique servait une cause au-delà.
II. … est augmentée par les singularités d’un récit…
a. Les défaillances de la narratrice
Non seulement Suzanne prétend n’écrire que dans l’urgence, afin de produire un effet sur son lecteur, sans prétention littéraire, mais son récit est parsemé d’anomalies : elle se trompe sur son âge, elle oublie des éléments de son histoire, elle ne comprend pas toujours ce qu’on lui fait ni ce qu’on lui dit, de sorte que, troués qu’ils sont, ses mémoires en appellent à l’interprétation. Interprétation érotique, par exemple, qui n’est pas le fait du personnage mais suggère de l’a part de l’auteur plus savant une manipulation.
b. Une forte incarnation
Les défaillances du récit sont généralement l’effet de défaillances mentales et surtout corporelles qui produisent un effet de très forte incarnation. Suzanne s’évanouit, ou bien elle marche vers l’autel comme un automate ; elle est prise de transes, de convulsions, saisie par une extase mystique ou des extases érotiques… Il en résulte qu’elle impose physiquement sa présence là où son discours se trouble, de telle sorte que l’innocence qu’elle proclame en vient à paraître douteuse et que le lecteur peut avoir le sentiment d’être manipulé.
c. Un jeu polyphonique
Certes, beaucoup « se concentre sur le personnage qui parle » mais non pas tout. Suzanne, dans son récit, fait l’objet de commentaires nombreux, généralement de personnages qu’elle fascine à divers titres (de l’amour à la répugnance voire à la haine). En outre son histoire est doublée par des accusations explicites à l’encontre des couvents, qui émanent de spécialistes de la rhétorique, qu’il s’agisse de l’avocat (Manouri) ou du directeur de conscience (Morel). Il arrive qu’elle les anticipe, au tout début du roman, où qu’elle les transcrive en y mêlant sa propre voix (Manouri) mais ils sont d’une autre tonalité et introduisent dans l’œuvre une forme de discordance : on peut penser avec La Harpe qu’ils expriment la pensée de l’auteur plus que du personnage.
III. … qui vise à persuader par des moyens nouveaux
a. La prévalence du pathétique
N’était qu’ils sont minoritaires : la tonalité générale de l’œuvre est pathétique (le mot figure deux fois dans les mémoires, du reste) et emprunte la forme d’une galerie de tableaux bouleversants – le verbe qui revient le plus souvent sous la plume de Suzanne quand elle présente une nouvelle scène est « peindre ».
b. Une forme de double énonciation
Là s’exprime certainement, derrière l’absence d’art du personnage, la virtuosité d’un auteur qui s’en distingue fortement et qui pratique l’ironie. Chaque tableau est destiné à montrer en Suzanne une innocente persécutée mais la puissance de l’incarnation qui découle des émotions qui l’étranglent produit un effet tout autre, suivant le principe qui réside dans la représentation, chère à Diderot, de Suzanne au bain. Diderot exploite une forme d’érotisme, que son titre laissait attendre, et qui constitue en soi une dénonciation de la contrainte contre-nature que forment les couvents. L’érotisme étant, dans la diégèse, rapporté au diable, on en déduit que celui-ci gouverne le monde : ce n’est pas le discours de Suzanne mais c’est un effet de construction.
c. Les effets de la tripartition des mémoires
La structure générale du récit ainsi mené engage, de plus, parce que chaque épisode est sans cesse remémoré, repris et commenté, à une lecture rétrospective au terme de laquelle le lecteur se convainc que le même mal réside dans les couvents quelle qu’en soit la direction (mystique, sadique, saphique), ce qui sert non seulement la satire de l’institution mais, au-delà, la dénonciation du simulacre en quoi consiste la religion elle-même.
Conclusion
La mauvaise foi de La Harpe le conduit à mettre au compte de la maladresse ce qui constitue la plus grande force qu’un roman qui, en effet, borde les écrits philosophiques de son auteur (ainsi l’essai Sur les femmes, par exemple) mais où sont mis en œuvre des moyens pathétiques au lieu de rhétoriques, destinés à servir une démonstration implicite d’une grande radicalité : c’est en partie le sens de la Question aux Gens de lettres qui achèvent la « préface-annexe ». La Religieuse fait la preuve que la fiction est un moyen pour le philosophe, de porter « le flambeau dans la caverne », afin de dissiper les fantômes trompeurs.