Figure
Une vieille légende, dont Pline a donné la version la plus complète, associe la naissance de la figure à l’amour et au deuil. Prévenue que son amant doit partir à la guerre, une jeune Corinthienne a cerné d’un trait son profil, éclairé par une lumière nocturne, afin que coïncident le dessin visible de ce contour et l’image intérieure inscrite dans son cœur dont Le Mierre, en 1769, vanterait « l’inventive et fidèle tendresse ». Un cœur aimant est en effet comparable à une cire : matière souple et malléable, qui reçoit avec exactitude la précieuse empreinte. L’histoire dit que le père de la jeune fille, potier (figulus, soit expert dans l’art du modelage, du façonnage), aurait ensuite comblé d’argile le creux de l’esquisse et réalisé ainsi la première statue, ressemblante ; la ressemblance n’est pas simulacre mais elle garantit le pouvoir spirituel de la figure, attesté par le fait que celle-ci se trouve déposée, un peu plus tard, dans le temple des Nymphes. Car une figure consiste d’abord en un objet concret qui matérialise la forme ou l’Idée surréelle dont il procède et qu’il indique. Dans cette belle histoire, on entend que le verbe fingere, d’où dérivent tant figulus que figura et fictio, désigne moins le geste de feindre que celui de réaliser un passage, par le biais de l’objet sensible, du monde où nous avons notre séjour à un autre, où rayonnerait l’immortalité de l’âme.
La figure est, par définition, mobile et elle renvoie à un au-delà – toujours figure de quelque chose. Le terme latin a donc pu signifier le visage, l’apparence, l’empreinte et même l’abstraction ou la forme elle-même, d’où la possibilité qu’elle se transporte dans le champ de la rhétorique où dès Quintilien, au I^(er) siècle, on distingue le sens figuré du sens propre des mots et des phrases. Heureux dispositif, qui permet que le sens d’une proposition se dédouble et que même sa fausseté ou son aberration apparente enveloppe une vérité.
La carrière du vocable s’est poursuivie dans ce champ de la rhétorique mais il a bientôt conquis aussi celui de la théologie. Ainsi Tertullien interprète-t-il la parole évangélique, « Hoc est corpus meum », de cette façon : « id est, figura corporis mei », dans la pensée dite « figuriste » de la Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. L’idée de figure lui sert ainsi à articuler étroitement l’esprit à la matière, idée qui s’étend à une conception de l’Histoire partagée avec saint Augustin et saint Paul. Une grande question était en effet celle de la lecture de l’Ancien Testament, que les pères de l’Eglise interprètent dans leur réalité historique tout en y voyant la prophétie des événements advenus dans le Nouveau Testament ; selon cette perspective, Moïse est une figure du Christ, l’arche de Noé est une figure de l’Eglise, etc., ce qui relève d’une méthode allégorique particulière. Deux personnages ou deux événements historiques sont mis en rapport l’un avec l’autre, le premier donné comme une promesse confirmée par le second – cela signifie encore leur incomplétude à tous deux, aussi longtemps que ne se réalise le troisième et ultime événement : la parousie, c’est-à-dire le retour du Christ sur la terre à la fin des temps. Sous la figure couve ainsi l’éternité.
Fiction
La fiction entretient au moins un rapport étymologique étroit avec la figure puisqu’elle renvoie d’abord à l’activité du modelage ou du façonnage ainsi qu’au résultat de cette activité, qui s’étend à l’imagination, l’invention, la composition. Quintillien emploie le mot dans le sillage de figura, quand par exemple il désigne la prosopopée comme une « fictio personarum » parmi les « figurae sententiarum ». On trouve de nombreux emplois alternatifs des deux termes dans les traités d’art oratoire puis, à l’âge classique, dans les traités sur le roman ; Daniel Huet, l’auteur de la lettre à Segrais intitulée Traité sur l’origine des romans, appelle « fictions en raccourci » « les paraboles, les comparaisons et même les métaphores », dont le charme est selon lui « qu’elles nous présentent en même temps deux images » (524). Récemment Genette, poursuivant dans Métalepse cette réflexion ancienne*,* proposait à son tour de considérer « les figures par substitution comme la métaphore ou la métonymie, l’antiphrase, la litote ou l’hyperbole » comme « des fictions verbales et des fictions en miniature » (18) ; la mise en avant de l’idée de substitution marque encore ici un goût pour la dualité propre à la figure – ou à la fiction.
Fiction peut être considéré comme le doublet latin du grec poésie, qui trouve aussi son origine dans un verbe renvoyant à la matérialité du faire, mais s’est transporté assez tôt dans le domaine du droit et de la rhétorique, pour désigner tantôt ce qu’on appelle une fiction juridique tantôt des ornements du discours empruntés à l’imagination de l’auteur. Au cours du XVIIe siècle, l’usage du terme se multiplie dans les réflexions sur le roman, en particulier dans le contexte d’une réflexion sur le merveilleux. S’inscrivant dans le sillage de Macrobe, qui défendait « les rites des mystères, les récits hésiodiques ou orphiques au sujet de la généalogie et des aventures des dieux, les formules mystiques des Pythagoriciens » (In Somn. 1, 2, 6-9), Charles Sorel reconnaissait ainsi, malgré des réticences, la légitimité et la dignité de la fiction :
Ce sont des fictions qui étant conformes à la Vérité ne passent point pour mensonges ; on les admet dans toute sorte d’ouvrages comme leur plus nécessaire partie. Les Prophètes et les Théologiens ont en usage les Paraboles qui ne sont que des fictions d’Histoires ; les Philosophes et les Sages du Monde ont leurs Apologues, où non seulement ils feignent que les Bêtes parlent et raisonnent, mais encore les Arbres et les Rochers, donnant une Ame et une Vie à ce qui n’en a point ; les Orateurs ornent leur langage de Figures et de Tropes, où une chose est dite pour une autre, et leurs propos ne se rendent persuasifs que par la fiction et la supposition ; pourquoi ne sera-t-il pas permis à la poésie et aux Romans de se servir du même Art ? (Esmein, 314-315)
Où l’on retrouve la référence déjà rencontrée à l’art oratoire, qui semble n’être pas loin de servir de matrice à une réflexion sur la dualité de la fiction, encore, comme de la figure (« une chose est dite pour une autre »), dans un contexte plus général où il est affirmé que certaines aises prises avec la vérité factuelle se distinguent du mensonge. On entend que les formes ici énumérées sont conventionnelles et destinées à un public implicitement averti de ne pas s’y tromper.
Huet établit que les fictions ont été inventées en Orient, avant de s’établir en Grèce, et qu’elles avaient pour finalité de voiler de mystère des discours ésotériques :
Aussi à peine est-il croyable combien tous ces peuples ont l’esprit poétique, inventif, et amateur de fictions : tous leurs discours sont figurés ; ils ne s’expliquent que par allégories ; leur Théologie, leur Philosophie, et principalement leur Politique, et leur Morale, sont toutes enveloppées sous des fables et des paraboles (Esmein 448).
Allégories, fables et paraboles, bientôt figures et énigmes, ont manifestement en propre de relever de ce que l’auteur appelle « discours figuré », dans la lignée de Quintilien et Macrobe : c’est bien encore l’idée sous-jacente du voile de la fiction, qui recouvre des vérités profondes comme celui d’Isis. Transportées en Syrie, poursuit Huet, ces « feintes » et « déguisements » auraient été « sanctifiées » afin de servir à l’expression des intentions de Dieu ; il s’ensuit que, pour les Occidentaux, la Bible constitue par excellence le modèle des fictions :
Il déclare dans la Sainte Ecriture, qu’il fait entendre sa volonté aux Prophètes par des figures et par des énigmes. Il dit en un autre endroit, qu’il proposera ses lois sous le voile des paraboles. Salomon fait consister un des principaux fruits de la sagesse et de l’érudition dans l’intelligence des énigmes et des paraboles (459).
De telles fictions engagerait donc, suivant Sorel comme Huet, à une lecture figurée : une lecture selon l’esprit, au-delà de la lettre, d’après un modèle rhétorique et exégétique emprunté aux interprétations de la Bible. Ces fictions auraient en propre d’être en quelque façon chiffrées, suivant un code certes implicite mais extérieur à elles et reconnaissable par ce qu’il convient d’appeler « les initiés ». A travers les images de l’os à moëlle et de la boîte de Silène, Rabelais avait indiqué avec force, au seuil du Gargantua, le caractère ésotérique de son roman.
Roman
Parmi tous les genres, le roman forme exception. Contrairement à l’épopée, à la tragédie et à la comédie, antérieures, il porte tous les signes d’une origine profane. Composé en prose, alors que le vers a fonction de convoquer les dieux ici-bas, il est l’œuvre d’un unique individu et il est écrit, ce qui signifie qu’il n’est pas destiné à se consumer dans une performance mais qu’on prend soin de le conserver afin de le transmettre. Contrairement à ce qu’a pu suggérer Lukács, il ne consiste pas en une dégradation de l’épopée mais son invention résulte de l’entrelacement d’histoires orales, populaires, qu’Héliodore comme Apulée rapportent à des pratiques de « bonnes femmes ». Il prend pour objet la médiocrité intrinsèque de l’homme, qu’il confronte à d’autres êtres et qu’il expose à la violence du monde, ce qui signifie que son objet est moral. Enfin il s’organise, comme le relevait encore Huet, autour d’histoires amoureuses : cela confirme son appartenance au registre moyen.
Sa dimension profane l’isole et le situe en retrait des grands genres, assurément, autant qu’elle en appelle à un mode de lecture, ou plutôt d’audition pour commencer, distinct des autres. Qu’on pense au discours tenu par Socrate à Ion, dans le dialogue éponyme : voilà un aède content de lui, qui court les festivals et y récolte des couronnes, à une époque tardive où l’épopée tend à se figer en même temps que les concours de tragédies se sécularisent. C’est précisément la question de Socrate : Ion, lui demande-t-il en substance, es-tu inspiré par Homère ou bien n’exerces-tu, quant à son œuvre, qu’une forme d’habileté soutenue par du savoir ? Ion est bien embarrassé, il s’embrouille dans ses réponses et, Socrate le ménageant un peu, le dialogue tourne bientôt court. Une métaphore qui tourne au mythe se trouve au cœur du propos de Socrate, c’est celle de la pierre de Magnésie à laquelle il assimile Mnémosyne, ou la Mémoire :
Cette pierre en effet ne se borne pas à attirer simplement les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces anneaux une puissance qui les rend capables de produire ce même effet que produit la pierre et d’attirer de nouveaux anneaux ; si bien que parfois il se forme une file, tout à fait longue, d’anneaux suspendus les uns aux autres, alors que c’est de la pierre en question que dépend la puissance qui réside en tous ceux-ci. Or c’est ainsi, également, que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habita alors la Divinité ! Ce n’est pas, sache-le, par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède, que tous les poètes épiques, les bons s’entend, composent tous ces beaux poèmes, et pareillement pour les auteurs de chants lyriques, pour les bons (64).
Le point est donc de savoir si Ion est inspiré par le poète, saisi d’enthousiasme, ou bien s’il est seulement un expert dans l’art (la technique) de le réciter et de le commenter ; l’enjeu, au-delà, est la vérité. Si invraisemblable puisse être l’anecdote de L’Odyssée, la divinité du poète la soustrait à la question du vrai et du faux et le problème de la fiction ne se pose pas. Il en va de même en ce qui concerne la tragédie : leurs origines sacrées excluent qu’on raisonne avant longtemps, à leur propos, en termes de fiction – elles sont vraies.
En revanche le roman, même quand il aborde, comme c’est le cas dès Les Ethiopiques, des affaires religieuses, n’est jamais soutenu par une si haute justification : au mieux est-il porteur de vérités morales, enveloppées par l’éternel voile de la fiction. Charles Sorel, s’appuyant sur l’autorité de Bacon, paraît accepter de s’y laisser prendre :
Bacon dit que l’Histoire feinte a été inventée pour donner quelque satisfaction à l’Esprit aux endroits où la Nature des Choses le dénie, le Monde étant inférieur à l’âme humaine, qui cherche une bonté plus exacte que ce qu’elle voit d’ordinaire. De fait qu’en de tels Ouvrages, on feint des événements plus remarquables et plus héroïques, et joints de plus près que ceux qu’on rapporte dans les Histoires véritables (314).
Ces quelques lignes précèdent de peu les développements, déjà évoqués, relatifs aux paraboles et aux énigmes. Elles suggèrent de lire les vieux romans suivant un biais allégorique, à la façon de paraboles ou d’apologues étendus. Ceux-ci reposent en effet sur une vraisemblance non pas factuelle mais morale : les espaces et les époques y sont imprécis, les personnages y incarnent des valeurs abstraites mais la suite des épisodes qui s’y accumulent rend compte d’une vision commune du monde et elle conduit toujours à un dénouement qui émeuve et édifie tout ensemble : la réunion finale des amants consacre l’élection divine dont ils sont l’objet.
Que le recours au merveilleux se justifie par l’enthousiasme sacré du poète ou par la perspective morale du romancier, nul doute que la fiction agisse sur le lecteur. Elle appartient alors à un système symbolique appuyé sur le principe d’espérance, idéaliste, suivant lequel les discordances terrestres se résolvent au ciel en harmonie. Certes, elle suppose de la part du public une culture commune et une forme de docilité, fondée sur le partage tacite du code qui la conforme, mais à quelques égards elle va de soi. Aussi longtemps qu’on peut à son propos raisonner en termes de discours figuré, parce qu’on en aperçoit encore les deux bords, elle ne se présente pas comme une question ; c’est la discrétion de la contrainte et l’invisibilité du processus qui oblige à la penser comme telle, ainsi qu’il se produit en France à partir des années 1660.
Nouvelle
Dans les dernières années du XVII^(e) siècle s’est développé un genre, celui de la nouvelle dite galante ou historique, qui a fait reculer dans une forme de préhistoire ce qu’on appelait désormais « les anciens romans ». Un concert de voix se faisait entendre, qui condamnaient « leur longueur prodigieuse, ce mélange de tant d’histoires diverses, leur grand nombre d’acteurs, la trop grande antiquité de leurs sujets, l’embarras de leur construction, leur peu de vraisemblance, l’excès dans leur caractère » (Esmein 761), au profit de récits plus simples, organisés autour d’un événement remarquable ayant trait aux passions, situés dans l’Histoire et alliant des faits réels avec des faits imaginaires. Le problème posé n’était pas tant celui du réalisme que celui de la proximité, dans un contexte où les lecteurs aspiraient à reconnaître dans un roman le reflet de leurs imperfections et les tourments de leurs âmes. Ainsi Huet affirmait-il la supériorité d’histoires relatives à la médiocrité de notre condition :
La fiction totale de l’argument est plus recevable dans les Romans dont les acteurs sont de médiocre fortune, comme dans les Romans Comiques, que dans les grands Romans dont les Princes et les Conquérants sont les acteurs, et dont les aventures sont illustres et mémorables : parce qu’il ne serait pas vraisemblable que de grands événements fussent demeurés cachés au monde, et négligés par des Historiens : et la vraisemblance, qui ne se trouve pas toujours dans l’Histoire, est essentielle au Roman. De sorte que comme on peut appliquer aux Historiens ce que les Muses disent d’elles-mêmes dans Hésiode, quand elles se vantent de savoir dire la vérité ; on peut appliquer aux Romanciers ce qu’elles ajoutent, qu’elles savent aussi conter des mensonges semblables à la vérité (Esmein, 8).
Dans le même esprit, l’abbé de Charnes met l’accent sur le caractère privé des actions rapportées dans les nouvelles et il se plaît à les associer à une rêverie commune sur les ressorts secrets de l’Histoire :
Ce sont des copies simples et fidèles de la véritable Histoire, souvent si ressemblantes qu’on les prend pour l’Histoire même. Ce sont des actions particulières de personnes privées ou considérées dans un état privé, qu’on développe et qu’on expose à la vue du public dans une suite naturelle, en les revêtant de circonstances agréables ; et qui s’attirent la créance avec d’autant plus de facilité, qu’on peut souvent considérer les actions qu’elles contiennent comme les ressorts secrets des événements mémorables que nous avons appris dans l’Histoire1.
Une pensée de la fiction commence ainsi à se faire jour quand, le merveilleux reculant, l’adhésion du lecteur n’est plus acquise a priori mais suscitée seulement par l’art du romancier (du nouvelliste) ; quand, au lieu de convoquer des figures conventionnelles préalables, l’œuvre élabore, en même temps qu’elle se tisse, son propre code.
La Princesse de Clèves et Don Carlos ont réalisé l’idéal de ce genre nouveau et suscité une critique également nouvelle, où commençait de s’élaborer une réflexion théorique sur la fiction rendue nécessaire par le sentiment d’hybridité, voire de confusion, qu’ils pouvaient inspirer. Ces récits associant des références vérifiables avec des références invérifiables, dans un cadre factuellement vraisemblable, l’écart entre fiction et Histoire paraissait se réduire, suscitant éventuellement de la confusion. Pierre Bayle déplorait encore, à propos des Mémoires de la cour d’Espagne de Madame d’Aulnoy :
L’on n’a pas d’autre voie de discerner ce qui est fiction d’avec les faits véritables que de savoir par d’autres livres si ce qu’elle narre est vrai. C’est un inconvénient qui s’augmente tous les jours […] et je crois qu’enfin on contraindra les Puissances à donner ordre que ces nouveaux romanistes aient à opter : qu’ils fassent des Histoires toutes pures, ou des romans tout purs ; ou qu’au moins ils se servent de crochets pour séparer l’une de l’autre, la vérité de la fausseté (Noille-Clauzade, Lavocat, 176).
Alors que les commentaires des vieux romans associaient à l’idée de fiction celle de pleine invention et imagination, il s’en fait jour une autre, plus fine. Les admirateurs de Madame de Lafayette et de Saint-Réal ne raisonnent pas en termes de « roman pur » ou « Histoire pure » et ils n’abritent pas sous le mot fiction les seuls ornements merveilleux d’un récit. La fiction commence à être pensée comme l’agencement narratif d’éléments composites, inventés ou incomplètement vrais, agencement susceptible de confondre le lecteur mal averti mais qui ne relève pas du mensonge. En tout état de cause, elle demeure un fait d’interprétation. Valincour déclare, dans ses _Lettres à Madame la Marquise sur La Princesse de Clèves _:
Il y a deux sortes de fictions. L’une dans laquelle il est permis à l’Auteur de suivre son imagination en toutes choses, sans avoir aucun égard à la vérité […]. La seconde sorte de fictions, c’est de celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’Auteur prend un sujet tiré de l’Histoire, pour l’embellir, et le rendre agréable par ses inventions.
Le statut des éléments faux ou incomplètement vrais dont il s’agit varie beaucoup suivant leur degré de vraisemblance non seulement morale mais surtout factuelle. On a vu que, dans le cas où domine le merveilleux, la fiction est immédiatement reconnaissable comme telle, elle ne peut pas être confondue avec l’Histoire et son invraisemblance est compensée par le double bénéfice qu’elle procure, d’une part ce qu’Amyot appelait, dans Le Proesme du translateur, « l’ébahissement et la délectation » et d’autre part un enseignement moral : être transporté dans un autre monde, généralement idéal, et tirer de ce transport une forme de leçon. Une fiction merveilleuse se lit, presque spontanément dès lors qu’on appartient à une culture qui l’autorise, sur deux plans distincts dont le modèle est d’ordre exégétique : « selon la lettre » et « selon l’esprit », c’est-à-dire en suivant une voie allégorique qui permet de convertir la fausseté des éléments qu’elle réunit en vérité d’un ordre supérieur. Cette voie peut engager la croyance, le rituel ou la culture ; elle repose toujours sur un code de lecture extérieur au texte, identifiable et relativement univoque. C’est toute la question du « sens figuré ».
Le merveilleux relève, certes, de la fiction, peut-être à un degré superlatif, mais celle-ci se présente véritablement comme une question térébrante à condition que le récit évite les constructions imaginaires propres à la fabula, d’inspiration tant païenne que chrétienne, qui se présenteraient comme le déploiement d’une maxime commune. Inversement les fictions modernes se suffisent à elles-mêmes, elles ne sont pas transposables c’est-à-dire qu’elles n’engagent pas, au-delà d’une lecture selon la lettre, à une lecture selon l’esprit qui donnerait accès, par une voie détournée, à un message céleste. Il s’ensuit que l’écart entre invention et réalité peut être si réduit que, faisant désormais monde, elles puissent devenir indécelables comme telles.
C’est pourquoi les libelles émanant de l’Eglise se sont multipliés à l’encontre de la nouvelle, dès la fin du XVII^(e) siècle et tout au long du suivant : elle repose sur l’invention de personnages et d’événements que ne justifie pas la possibilité d’une lecture figurée, dont les contours seraient dessinés par un dogme. Elle présente en outre le vice, corollaire, de sublimer les passions humaines…
Déchristianisation
Erich Auerbach a montré, dans une série d’études réunies sous le titre Le Culte des passions, que l’époque où s’invente la nouvelle galante ou historique est celle où la littérature, tous genres confondus, devient l’observatoire privilégié d’une déchristianisation des élites, engagée depuis la Réforme et relayée par le jansénisme : il n’y a pas si loin du retrait de Dieu à sa presque disparition. Se construit alors une idée du public fondée sur la notion d’honnêteté, très loin de la conception religieuse d’une humanité réunie par le partage du péché et l’espoir d’une rédemption : à ce public s’adressent des œuvres intrinsèquement pensées comme mondaines, c’est-à-dire anti-chrétiennes. Les pamphlets se multiplient et on lit ainsi, sous la plume de Nicole :
Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses effets pernicieux. Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes (Auerbach 40).
La tragédie selon Racine, en particulier, qui forme pour le roman nouveau une sorte de réserve, emprunte à la mystique la langue de la Passion afin de sublimer les passions humaines et elle postule une forme de transcendance du désir qui n’a rien de chrétien. L’invention de la nouvelle historique ou galante, fondée elle aussi sur une religion des passions qu’elle situe dans la proximité des lecteurs, aggrave d’autant plus le « crime » qu’elle ne se soutient pas du recours au merveilleux et prête au dégagement de morales toujours ambiguës. Le XVIII^(e) siècle héritera donc d’un genre hautement suspect : à défaut d’être appuyée sur une autorité qui la légitime, en l’articulant à ce que Thomas Pavel nommait un « art de l’éloignement », la fiction ainsi devenue autonome est évidemment scandaleuse.
Cette question se pose avec une singulière acuité dans un siècle traversé par une profonde crise figurative, qui s’étire et s’aggrave de la fin des années 1720 jusqu’à la Révolution et qui connaît vers 1760, quand Diderot commence à écrire La Religieuse, ses plus extraordinaires débordements : l’affaire des convulsionnaires de Saint-Médard fait briller les Lumières sur un fond d’obscurantisme marqué. L’affaire était d’abord politique : les derniers jansénistes continuant de mener une sourde opposition à l’encontre de Louis XIV vieillissant, celui-ci avait imposé au pape Clément XI, en 1713, la publication de la bulle Unigenitus, condamnant le livre de l’un d’entre eux et les déclarant tous hérétiques. La réaction à cette publication devait être considérable : une fraction des intéressés conçut non seulement de protester mais d’en appeler, d’une façon spectaculaire, au témoignage des fidèles, c’est-à-dire, déjà, à « l’opinion publique ». La machine devait bientôt lui échapper.
Tout commence en 1728. Il se produit au cimetière de Saint-Médard, sur la tombe du diacre janséniste Pâris, des guérisons miraculeuses données pour la preuve que les cibles de la bulle papale sont victimes d’iniques persécutions, comparables à celles dont l’Eglise a souffert dans les premiers temps et même à celles qui ont conduit le Christ à mourir sur la croix : on reconnaît le grand principe d’une interprétation figuriste de l’Histoire. Dans un deuxième temps, les guérisons sont accompagnées de convulsions et elles attirent de plus en plus de visiteurs stupéfaits, prêts à attester le miracle ainsi augmenté. Vers 1733, tout s’emballe : aux convulsions s’ajoutent désormais ce qu’on nomme « les secours », secours meurtriers qui consistent pour les scénographes des prétendus miracles à rendre visible la toute-puissance divine. Plus de guérisons : Catherine Maire rapporte que, le corps tétanisé, les convulsionnaires appellent à l’aide les « secouristes », qui leur portent des coups, les blessent, leur font mimer la Passion, le martyre de saint Etienne ou la vie du diacre Pâris. Une sœur ainsi mortifiée se réjouit :
Quel bonheur de ressentir la main de Dieu sur nous. Qu’elle est légère cette main, que ces plaies qu’elle nous fait sont douces et agréables à soutenir ; oh mon Dieu, à proportion que vous frappez, et que les plaies se ferment, vous teniez de l’autre main un vase pleine d’une liqueur que vous versez dans les plaies que nous avons le bonheur de porter, plaies de grâce et de miséricorde (Maire 291).
Où n’est pas loin de s’annoncer une réflexion de Suzanne, dans le roman de Diderot, saluant « la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde » parce qu’elle offre au pécheur la consolation de se mirer dans l’image de « l’innocent le flanc percé, le front couronné d’épines, les mains et les pieds percés de clous et expirant dans les souffrances » (90).
A cette époque, le cimetière de Saint-Médard a été fermé et les secours se perpétuent dans des cercles privés ; ils cessent d’attirer l’attention et même les foudres de la police quand, aux alentours de 1760, est franchie une dernière étape, celle des « crucifiements ». Les guérisons miraculeuses ne suffisant pas à manifester la puissance divine, non plus que les convulsions ni même les supplices, on s’acharne à l’expressivité, à rendre visible ce qui par définition demeure contenu dans l’ordre de l’invisible, et on en arrive à cette extrémité : s’unir par la crucifixion au Rédempteur. La Condamine témoigne, dans une lettre de la Correspondance littéraire de Grimm et Diderot, à peine antérieure à la première mention de La Religieuse dans le même périodique* *:
Pour sentir l’à-propos du crucifiement dont on a fait usage dans le Mémoire pour Abraham Chaumeix, il faut savoir que les convulsionnaires se font crucifier dans Paris depuis cinq ou six mois, et qu’ils ont substitué le secours de la croix au secours de la bûche et de la barre de fer. M. Bertin, lieutenant général de police, en homme d’esprit, au lieu de les persécuter, leur a fait dire qu’il leur donnerait la permission de représenter à la foire. Monsieur de la Condamine a eu l’occasion d’assister le Vendredi-Saint à cette étrange cérémonie ; il s’est même nanti d’un clou qui y a servi. Il en a écrit l’évangile que je n’ai pu obtenir de lui. Voici ce qu’il me mande à ce sujet :
« Oui, Monsieur, mes yeux ont vu ce que je désirais de voir. Sœur Françoise (55 ans) a été clouée en ma présence avec quatre clous carrés à une croix. Elle y est demeurée attachée plus de trois heures. Elle a beaucoup souffert, surtout de la main droite. Je l’ai vu frémir et grincer les dents de douleur quand on lui a arraché les clous. Sœur Marie (22 ans) sa prosélyte a eu bien de la peine à s’y résoudre. Elle pleurait, et disait naïvement qu’elle avait peur ; enfin elle s’est déterminée, mais elle n’a pu résister au quatrième clou, et il n’a pas été enfoncé tout à fait. Elle lut, en cet état, la passion à haute voix ; mais les forces lui manquèrent, elle fut prête à s’évanouir ; elle dit, Ôtez-moi vite. Il y avait vingt ou vingt-cinq minutes qu’elle était attachée. On l’emmena hors de la chambre ; elle avait la colique. On lui bassina les pieds et les mains avec de l’eau miraculeuse de saint Pâris, et ce secours lui fut plus agréable que celui des coups de marteau. Je vous lirai tant qu’il vous plaira mon procès-verbal ; mais je n’en ai voulu donner copie à personne, pas même à ma sœur ni à ma femme. J’ai des raisons pour cela. Si je ne m’étais pas imposé cette loi, je vous l’aurais communiqué avec plaisir ; mais ce qui précède vous en tiendra lieu, et le reste ne sont que des petits détails peu importants » (Corr. Litt. 319-321).
Il est savoureux que Grimm appelle évangile le procès-verbal, quant à cette séance, qu’il attend de son ami. On entend bien résonner aussi l’ironie de La Condamine, en particulier dans l’emploi qu’il fait du mot « secours », plus approprié à une eau bienfaisante qu’à des instruments de torture. On mesure aussi que l’ambition expressive des jansénistes lancés dans cette entreprise trouve ici un point d’arrêt : les crucifiements ne donnent pas accès au divin mais à la colique, aux glaires, à des vomissements et des écoulements de sang. Loin de faire signe vers le Ciel, ils n’imposent à la vue et à tous les sens qu’une matérialité corporelle repoussante.
Tel est l’aboutissement ridicule et terrible, dans les années 1760 et au-delà, de la doctrine janséniste du figurisme, selon laquelle l’Ancien Testament vaut prophétie de ce que réalise le Nouveau, l’Ecriture sainte étant pensée comme le dessin de toute la suite des temps, dans le cadre d’une théologie de l’Histoire supposée accomplir sa promesse. La figure pensée comme vinculum, soit point d’articulation entre un objet sensible et l’idée qu’il signifie, est rompue. Corollairement, l’idée de Providence, soit de développement historique de la volonté divine, est compromise, ce qui explique tant Zadig ou la Destinée que Jacques le Fataliste et son maître. Le développement de réflexions relatives au hasard et à la sérendipité, ainsi que l’accroissement d’un nouveau domaine des mathématiques, celui des probabilités, s’inscrit aussi dans le contexte de cette crise.
Ce n’est pas seulement le récit, en ce qu’il conduit d’un début à une fin, que met en cause l’affaire des convulsionnaires de Saint-Médard, mais la fiction entendue comme extension narrative d’une figure, qui délivre au-delà de l’interprétation littérale une interprétation allégorique. Pour des raisons qui ne sont pas seulement esthétiques mais symboliques, voire philosophiques, elle doit désormais se penser comme autonome, construite à la manière d’une hypothèse qui se corrobore elle-même à défaut de toute possible justification extérieure. Se confondant avec son code de véridicité, à la manière des grimoires, il convient qu’elle fasse elle-même sa preuve.
Le moment de La Religieuse
C’est le moment de Diderot qui, dans son dithyrambique Eloge de Richardson, reprend les arguments de Du Plaisir et de tous les défenseurs de la nouvelle formule, à la fois de la fiction et du roman. Après avoir déploré que les œuvres de Richardson portent le nom de romans, quand elles mériteraient de ne pas être confondues avec tant d’autres, invraisemblables et dangereuses, il s’exclame :
Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévorés par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent, elles ont l’énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m’environnent. Sans cet art, mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques, l’illusion ne serait que momentanée, et l’impression faible et passagère (Pl. 898).
Voilà opposés l’ancien et le nouveau roman, soit encore ce que les Anglais appellent respectivement romance et novel. D’un côté, les chimères, la démesure, le parti le plus extrême de « l’éloignement » ; de l’autre, la proximité (« le monde où nous vivons », « le cours général des choses qui m’environnent »), garante d’émotions partagées avec les personnages et par conséquent d’une « illusion » bienfaisante, parce que source de réflexion morale. L’œuvre, nécessairement pathétique, n’en appelle pas à la catharsis mais à l’identification, ce qui peut se dire en ces termes que la vérité qui se recueille dans l’œuvre est proportionnée à l’illusion que celle-ci peut susciter. Ce que Diderot met implicitement en valeur dans ces lignes, et sur quoi il revient un peu plus loin, c’est le travail du romancier, engagé dans l’entreprise de produire des effets sur le lecteur en dissimulant son art à force d’art.
Il va plus loin encore ; ayant constaté que la lecture de Clarisse Harlowe ou de Pamela pouvait susciter des jugements divers, jusqu’à engendrer parfois « des haines secrètes », il déclare :
Alors je comparais l’ouvrage de Richardson à un livre plus sacré encore, à un évangile apporté sur la terre pour séparer l’époux de l’épouse, le père du fils, la fille de la mère, le frère de la sœur ; et son travail rentrait ainsi dans la condition des êtres les plus parfaits de la nature. Tous sortis d’une main toute-puissante et d’une intelligence infiniment sage, il n’y en a aucun qui ne pèche par quelque endroit. Un bien présent peut être dans l’avenir la source d’un grand mal ; un mal, la source d’un grand bien (903-904).
Voilà bien, en effet, un enjeu des romans nouveaux que de se substituer dans le meilleur des cas aux Evangiles. Diderot tire la conséquence ultime des usages contemporains de la fiction, quand celle-ci n’est pas soutenue par une autorité et n’engage pas, de ce fait, à une lecture allégorique : elle devient elle-même autorité et elle fait monde, en concurrence immédiate avec la divinité, ce qui suppose la mise au point de procédures de justification internes.
Dès lors Diderot peut poursuivre, d’une façon qui porte un coup d’arrêt aux dialectiques ordinaires du vrai et du faux : « Ô Richardson ! j’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités » (905), dans la continuité d’une singulière métaphore filée un peu plus haut :
C’est lui qui porte le flambeau au fond de la caverne ; c’est lui qui apprend à discerner les motifs subtils et déshonnêtes, qui se cachent et se dérobent sous d’autres motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se montrer les premiers. Il souffle sur le fantôme sublime qui se présente à l’entrée de la caverne ; et le Maure hideux qu’il masquait, s’aperçoit (899).
Diderot accorde à la fiction, telle qu’il en trouve le modèle inégalé dans l’œuvre de Richardson, une rare puissance herméneutique, d’ordre moral : à sa lumière, les ombres fallacieuses se dissipent et les hideurs cachées se révèlent. Inversion des valeurs ; un mensonge spécifique se retourne contre les mensonges ordinaires, il lève le voile qui dissimulait la vérité. On entend dans la référence implicite faite ici à l’allégorie platonicienne, renforcée par l’image d’un « évangile », que la fiction forme un instrument philosophique susceptible de servir l’athéisme radical de l’auteur de ces pages. La Religieuse est le laboratoire où il l’invente.