Introduction
Seconde partie du roman : le procès soit une forme de réexamen de la première partie, qui conduit Meursault de l’enterrement de sa mère au meurtre de l’Arabe. Un système d’échos, un « parallélisme », dit Camus, où réside l’absurde – d’un côté la densité, la résistance de la nature et des choses, de l’autre l’effort d’y installer du sens.
C’est le deuxième jour du procès ; les témoins ont été entendus et c’est le moment de la plaidoirie de l’avocat général, c’est-à-dire de l’accusation. « Il est toujours intéressant d’entendre parler de soi », disait Meursault un peu plus haut ; en effet il écoute et réfléchit, mais sans trouver moyen d’articuler les discours qu’il entend à son cas. On examinera en quoi ce passage met en évidence l’incompatibilité de deux univers de pensée et de valeurs : devenu l’objet de discours où il est évoqué à la troisième personne du singulier (au lieu de la première), au passé (au lieu du présent ou du passé composé), par un orateur rompu à l’art de la rhétorique (au lieu de s’en tenir, comme le narrateur de la première partie, au ras des sensations), préoccupé de psychologie, de morale et de religion, non seulement Meursault ne peut pas s’y reconnaître mais Camus, derrière lui, défend implicitement une poétique nouvelle. Jusqu’à la fin du premier paragraphe, une réflexion sur son absence de regrets, qui s’élargit dans le deuxième à une interrogation quant à ce que contient son âme : on s’oriente vers le verdict.
« A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, Messieurs. Pas une seule fois au cours de l'instruction cet homme n'a paru ému de son abominable forfait. »
C’est donc le procureur qui parle : une question, où l’emploi de l’adverbe seulement signifie qu’elle oratoire, toute formelle, et à laquelle il répond lui-même, sans négliger de s’adresser au jury qu’il doit convaincre. *Jamais, pas une fois *: martellement, variations sur la même idée à faire entrer dans les esprits, qui relève de l’art de l’amplification (qui est une partie de la rhétorique, regroupant les figures de l’augmentation : répétition, gradation, hyperbole, métaphore, raisonnement indirect). Or les regrets ne sont pas une affaire juridique, ils ne relèvent pas du droit mais de la psychologie et de la morale. Le scandale de l’absence de regrets est relevé par la formule toute faite « abominable forfait », une hyperbole et un cliché journalistique (les journalistes sont nombreux dans la salle d’audience : on juge un « fait divers »).
À ce moment, il s'est tourné vers moi et m'a désigné du doigt en continuant à m'accabler sans qu'en réalité je comprenne bien pourquoi.
Le procureur joint le geste à la parole, geste par excellence de l’accusation puisqu’il le désigne du doigt : une mise en scène convenue, un geste pléonastique. « Continuer à m’accabler » : Meursault, sensible au martellement déjà souligné, passe sous silence la suite de ce discours et y cherche une forme de pertinence. En vain : « sans qu’en réalité je comprenne bien pourquoi ». NB : 63 occurrences du verbe comprendre dans le roman ! ce qui renvoie à la condition d’« étranger » de Meursault. Celui-ci peine toujours à saisir ce qui pourrait se rapporter à des émotions, des sentiments ; comme il disait au juge au premier chapitre de cette partie : « j’avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments » (p. 100). En outre, la place des regrets dans un procès peut être estimée incongrue : ne juge-t-on pas sur les faits ? En réalité, non : emporter la conviction d’un jury suppose qu’on s’appuie sur ce qui précisément fait défaut à Meursault, les émotions.
Sans doute, je ne pouvais pas m'empêcher de reconnaître qu'il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte.
Une concession : le procureur a raison ; il le redira, il trouvera plausible ses hypothèses, simplement il ne les coordonne pas de la même façon. Regretter, c’est se tourner vers le passé : Meursault se sait factuellement et juridiquement coupable, il a tué l’Arabe, mais ne l’éprouve pas moralement ; il ne déplore pas même d’être entré dans une phase nouvelle et redoutable de son existence.
Mais tant d'acharnement m'étonnait. J'aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n'avais jamais pu regretter vraiment quelque chose.
Retour de l’idée d’acharnement – en effet, on s’acharne contre lui, plus qu’on ne considère son acte – et de l’idée d’incompréhension, exprimée par « étonnait ». L’acharnement s’exprime par la rhétorique du procureur, qui convoque de nombreuses figures de l’amplification. Une tentation traverse Meursault : invoquer sa « nature », expliquer comment il est. L’incapacité d’éprouver des regrets ne concerne pas seulement le crime – elle concerne aussi la disparition de sa mère. La cordialité et l’affection qui accompagneraient ses paroles s’expliquent par la volonté de se faire comprendre, en sollicitant la bienveillance de son interlocuteur.
J'étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd'hui ou par demain.
Un homme du présent, donc, ce qui a déterminé non seulement ses actions, dans la première partie, mais les particularités grammaticales et stylistiques de la première partie, où son étrangeté n’était pas ainsi confrontée à une altérité qui la mesure et surtout la juge. Derrière Meursault, Camus défend la vision du monde qui a pu déterminer l’écriture si singulière de cette première partie.
Mais naturellement, dans l'état où l'on m'avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton. Je n'avais pas le droit de me montrer affectueux, d'avoir de la bonne volonté.
Meursault justifie son silence par sa situation et, plus précisément, par la place qu’on lui fait au tribunal : « dans l’état où on m’avait mis » renvoie à l’idée déjà développée qu’on l’exclut de son propre procès, d’une part, et qu’il y aurait incompatibilité de ton entre le procureur et lui. Il exprime ici un sens des convenances en employant le mot « droit », qui pourrait être pris dans son sens le plus léger mais qui, dans ce contexte, appartient bien au lexique juridique : le rôle d’accusé exige qu’on suscite l’animosité.
Et j'ai essayé d'écouter encore parce que le procureur s'est mis à parler de mon âme.
Depuis qu’il était question, dans la bouche du procureur de son « abominable forfait » et qu’il avait constaté de l’ « acharnement », on saisit que Meursault avait cessé d’écouter pour se livrer à ses réflexions. Ici se dessine un virage : le mot « âme » retient son attention. Le mot a déjà été prononcé par le juge (p. 107) : « jamais vu d’âme aussi endurcie que la vôtre » ; il reviendra. Une certaine incongruité cependant, d’une part parce qu’on est au tribunal et, d’autre part, parce que ce mot chrétien ne pouvait trouver aucune place dans le premier récit du roman : écriture blanche, degré zéro de l’écriture, écriture neutre ou sans âme, de l’extériorité, des seules sensations. Rappel que Meursault trouve toujours intéressant d’entendre parler de soi, même au tribunal.
Il disait qu'il s'était penché sur elle et qu'il n'avait rien trouvé, Messieurs les jurés.
Mode énonciatif singulier : discours indirect ponctué par une apostrophe, nécessairement directe, « Messieurs les jurés », qui rappelle le cadre rituel où ces mots presque comiques sont prononcés. Presque comiques parce que l’âme y est traitée comme un objet matériel, une enveloppe, un sac ou une petite valise où serait abrité quelque chose.
Il disait qu'à la vérité, je n'en avais point, d'âme, et que rien d'humain, et pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m'était accessible.
Retour anaphorique de « Il disait », qui accentue l’extériorité de ce discours. Une gradation : ce n’est pas que cette âme soit vide, c’est n’y en a pas du tout (point, qui appartient au registre élevé, est plus définitif que pas). « Rien d’humain » rappelle un vers de Térence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto » (Je suis homme, je crois que rien d’humain ne m’est étranger ») ; référence savante, bien à sa place dans la bouche d’un orateur, qui exclut implicitement Meursault de l’humanité. La formule « rien d’humain » est précisée et amplifiée par « pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes » : toujours les figures du martellement, de l’« acharnement », pour dénoncer l’absence de moralité de Meursault. Toujours cette bizarrerie qui consiste à convoquer la morale et même la religion (l’âme) dans un contexte juridique.
« Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le lui reprocher. Ce qu'il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu'il en manque.
Une concession toute rhétorique : le procureur veut précisément montrer qu’il est humain et suggérer que l’absence d’âme est plutôt un malheur qu’une faute.
Mais quand il s'agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moins facile, mais plus élevée, de la justice.
Cette concession, on pouvait s’y attendre, était provisoire : mais indique bien sûr qu’il se ravise aussitôt, pour rappeler le cadre juridique où il se trouve c’est-à-dire reprendre la robe du procureur qu’il avait momentanément quittée pour se montrer (par opposition à Meursault) « humain ». La « tolérance » se renverse dès lors en « vertu toute négative », au sens où elle est passive, consiste à ne pas faire de mal, tandis que la « justice », assurément moins humaine, est à la fois difficile et noble : supériorité morale du procureur sur les simples individus.
Surtout lorsque le vide du cœur tel qu'on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber. »
Noter l’absence d’articulations logiques dans ce discours : seulement des embrayeurs de l’énonciation (mais, surtout, qui sont des ponctuations du discours et non des termes logiques), avec des périphrases à peu près équivalentes les unes aux autres (rien dans l’âme, pas d’âme, ici « vide du cœur ») et même un glissement métaphorique aberrant, du « vide du cœur » au « gouffre ». Il s’agit d’amplification par raisonnement indirect. Le vide s’augmente ainsi, d’une part, et il quitte le champ sémantique de la morale pour atteindre celui de la politique. On peine à se représenter un cœur si vide et si grand que la société tout entière y tomberait : cette grandiloquence peut impressionner mais elle est fondamentalement grotesque. Pourquoi la société ? parce que c’est elle que défend, bien sûr la Justice. Meursault fait donc courir un risque fatal à la société, non parce qu’il a commis un crime mais parce qu’il manque de cœur. La rhétorique du procureur serait le filet de protection de ladite société : on conçoit bien que les phrases de Meursault soient tout autres.
C'est alors qu'il a parlé de mon attitude envers maman. Il a répété ce qu'il avait dit pendant les débats.
C’est alors que est une formule plus orale qu’écrite, qui focalise l’attention, par clivage (« c’est… que »), sur un élément remarquable voire surprenant, incongru. Sur le plan temporel est ainsi marquée une butée dans le discours du procureur, qui touche vraisemblablement à son sommet (ce qui se vérifiera). *Mon attitude envers maman *: rappel du premier chapitre de la partie ainsi que du chapitre précédent : l’argument suprême. Bien sûr, dans le cadre de cette rhétorique de l’acharnement propre à l’accusation, il y a répétition.
Mais il a été beaucoup plus long que lorsqu'il parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n'ai plus senti que la chaleur de cette matinée.
Comme plus haut, mais n’a pas ici de valeur logique mais est utilisé comme embrayeur de l’énonciation : il exprime le paradoxe consistant en la circonstance à s’étendre plus longuement sur « maman » que sur le crime ; Meursault n’en tire aucune conclusion, alors que c’est bien sa condamnation à mort qui se profile. Il cesse manifestement d’écouter, les sensations reprennent le dessus ; le tour exclusif ne… que met en évidence cette forme de déconnection.
Conclusion
On mesure la violence du contraste établi entre les deux parties du roman, contraste avivé par l’incompréhension de Meursault à l’écoute de discours qui parlent de lui tout en l’excluant. Du discours du procureur, il comprend la lettre mais pas l’esprit : en « étranger » qu’il est, il en pèse exclusivement la violence et l’incongruité. Le contraste est grand entre le maniement, par le procureur, de toutes les figures de l’amplification, et, du côté de Meursault, le recours à une écriture presque « blanche ». Cela peut produire sur le lecteur un effet satirique mais l’enjeu, au-delà, touche à des pensées de l’existence dont on saisit bien qu’elles déterminent des façons d’écrire : Flaubert écrivait que le style est « à lui tout seul une manière absolue de voir les choses ».