Dans un fascicule de la Correspondance littéraire daté du 15 mai 1759 (p. 318) était saluée une innovation, au théâtre, dont on perçoit qu’elle était attendue depuis longtemps :
On a enfin réussi à bannir tous les spectateurs du théâtre de la Comédie française, et à les reléguer dans la salle où ils doivent être. Ce changement s’est fait pendant la clôture, et c’est M. le comte de Lauraguais qui en a fait la dépense. Cette opération non-seulement obligera les acteurs de décorer leur théâtre plus convenablement, mais elle entraînera une révolution dans le jeu théâtral. Lorsque les acteurs ne seront plus resserrés par les spectateurs, ils n’oseront plus se ranger en rond comme des marionnettes.
La présence de spectateurs sur la scène, outre qu’elle réduisait l’espace de jeu des comédiens, favorisait en effet ce que tous les écrits esthétiques de Diderot présentent comme sa bête noire, la déclamation ; il s’était lui-même engagé dans cette « révolution dans le jeu théâtral ». Dans le deuxième entretien sur Le Fils naturel, deux ans plus tôt (en 1757), il avait affirmé, par la voix de Dorval, la nécessité que les acteurs ne s’adressent jamais que les uns aux autres, en ignorant tout à fait le public :
Dans une représentation dramatique, il ne s’agit non plus du spectateur que s’il n’existait pas. Y a-t-il quelque chose qui s’adresse à lui ? L’auteur est sorti de son sujet, l’acteur entraîné hors de son rôle. Ils descendent tous deux du théâtre. Je les vois dans le parterre ; et tant que dure la tirade, l’action est suspendue pour moi, la scène reste vide.
De cette idée, répétée, procédait cette image fameuse :
Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas.
Où s’interrompt le dialogue, poursuit-il, commence le prêche ; sollicité directement, le spectateur est détourné de l’illusion, empêché de se transporter par la pensée et l’imagination dans le cercle des personnages et, par conséquent, de vivre une expérience morale. Cette exigence est corollaire du parti de la médiocrité : le problème n’est pas tant celui du réalisme, notion alors anachronique, mais de la proximité qui favorise l’émotion. Il convient donc que, sur la scène, s’agitent des questions touchantes qui intéressent un public susceptible de s’y reconnaître : Dorval recherche une tonalité qui occupe un point d’équilibre entre le comique et le tragique et, a fortiori, le burlesque qui déborde le comique et le merveilleux qui déborde le tragique. Le genre « sérieux » qu’il invente tire son originalité et surtout sa puissance d’être très exactement *moyen *; la décision de composer et de mettre en scène des drames qui, loin de prendre manifestement en compte le public, au contraire l’excluent, en confrontant les personnages exclusivement les uns aux autres, permet d’éviter la déclamation au profit d’une pantomime émouvante, d’assurer le triomphe du naturel sur toute forme de surnaturel et de provoquer l’illusion au lieu d’en appeler à l’admiration du public. Un drame ainsi pensé, affirme Dorval, tire sa supériorité de ne pas reposer sur des coups de théâtre mais d’enchaîner des tableaux, « autant de tableaux qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au peintre ».
Le dispositif du Fils naturel et des Entretiens pousse loin une logique surprenante. Publiés dans le même volume, l’un et l’autre composent ensemble une manière de roman, comme si dans sa version écrite la pièce ne se suffisait pas plus que ne se suffisent les commentaires. Le drame est précédé d’une brève fiction réunissant Dorval, son auteur supposé et personnage principal, et « Moi » ; ce dernier ayant exprimé le vœu d’assister à la pièce, jouée dans la maison de ses protagonistes, il est introduit par Dorval et se soumet à une consigne inhabituelle :
J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval qui avait écarté tout le monde me plaça dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire, excepté la dernière scène (OC III, 36).
Voilà un cas extrême d’exclusion du spectateur, dont on saisit bientôt qu’il favorise pourtant l’immersion de celui-ci dans le drame :
La représentation en avait été si vraie, qu’oubliant en plusieurs endroit que j’étais spectateur, et spectateur ignoré, j’avais été sur le point de sortir de ma place, et d’ajouter un personnage réel à la scène.
Affaire de symétrie, curieuse, ou de transitivité : les personnages étant absorbés dans le drame, le spectateur à son tour s’absorbe au point d’oublier la place qu’il occupe et de céder peut-être à la tentation de se mêler à la scène. Le dénouement de l’étrange roman du Fils naturel le confirme d’une manière indirecte. On sait depuis le début que la pièce représentait, aussi exactement que possible, les derniers moments du père de Dorval et qu’elle était jouée par ceux-là mêmes qui les avaient vécus (à l’exception du défunt, bien sûr, d’où le problème soulevé par la dernière scène). Au terme des entretiens, Dorval prie son interlocuteur de bien vouloir demander à souper à son beau-frère Clairville, à la fois personnage et acteur du drame, et ce souper a lieu :
En un moment, je fus de la famille. On parla, devant et après le souper, gouvernement, religion, politique, belles-lettres, philosophie ; mais, quelle que fût la diversité des sujets, je reconnus toujours le caractère que Dorval avait donné à chacun de ses personnages. Il avait le ton de la mélancolie ; Constance, le ton de la raison ; Rosalie, celui de l’ingénuité ; Clairville, celui de la passion ; moi, celui de la bonhomie.
Voilà qui rappelle, ou qui plutôt annonce, le jeu des métalepses multipliées dans *La Religieuse *: la frontière entre le drame et la vie s’estompe, le spectateur devient personnage à la faveur même de l’ignorance dont il faisait précédemment l’objet.
Peu de temps après la publication du Fils naturel et juste avant la mystification faite au marquis de Croismare, Grimm proposait à Diderot de publier dans la Correspondance littéraire des comptes-rendus de salons dont la teneur, bien qu’elle se transporte du théâtre à la peinture, est identique. Leur orientation était favorable à la peinture dite « de genre », par opposition à la peinture d’histoire, et il s’en prenait au style rococo auquel il reprochait le recours au merveilleux et à la mythologie, ainsi que la pente allégorique chère au « pinceau romanesque » de Boucher. De même que Dorval accordait un privilège à la pantomime sur la parole, de même l’auteur des Salons refuse-t-il la frontalité de telles œuvres, leur emphase et leur caractère déclamatoire, au point d’affirmer que « toutes ses compositions font aux yeux un tapage insupportable » et qu’il (Boucher) est « le plus mortel ennemi du silence [qu’il] connaisse » (Garnier, 455). Sa préférence va plutôt à La Bulle de savon et au Château de cartes où Chardin donne, du retrait en soi-même coutumier des saints en méditation, tel Jérôme, une interprétation profane, de même que ses natures mortes sont les versions séculaires de vanités. Elle va encore, comme on sait bien et comme souvent on s’en étonne, à Greuze : des compositions intimes et familières, silencieuses, associant dans un moment crucial quelques personnages n’ayant affaire qu’entre eux et parfaitement ignorants de l’existence d’un spectateur – à commencer par ce spectateur particulier qu’est le peintre lui-même. Il suffit même d’une figure unique, comme la Jeune fille pleurant son oiseau mort. Elle inspire à Diderot un commentaire célèbre, où il attribue le chagrin du personnage à la perte de son innocence, symbolisée par la mort de l’oiseau : « Cette enfant pleure autre chose, vous dis-je. » Certes, la position du personnage en question, nouvelle Madeleine peut-être, suggère sa solitude, comme celle de qui considère avec chagrin un miroir brisé sur une autre pièce de Greuze.
Madeleine elle-même :
La différence qu’il y a entre la Madeleine du Corrège et celle de Vanloo, c’est qu’on s’approche tout doucement par derrière de la Madeleine du Corrège, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son habit de pénitente seulement pour voir si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au-dehors ; au lieu qu’on ne forme nulle entreprise sur celle de Van Loo. La première a bien encore une autre grandeur, une autre tête, une autre noblesse ; et cela sans que la volupté y perde rien.
Le spectateur alors, rappelant celui du Fils naturel, se trouve quant à lui en position de voyeur et se prend à rêver une transgression : « Je n’aime point à affliger, malgré cela, il ne me déplairait pas trop d’être la cause de sa peine (182-183). » Où s’aperçoit la même logique, étrange, suivant laquelle l’exclusion du spectateur serait la condition que celui-ci prenne dans l’œuvre une place secrète.
L’opposition dont il s’agit, épinglée aux noms de Boucher, d’un côté, de Chardin et de Greuze, de l’autre, ne touche pas seulement à la bataille du rococo. Elle s’articule surtout aux recherches menées par Diderot, au théâtre, quant à l’invention d’un genre moyen qui se distingue, en particulier, de la fastueuse tragédie. Au-delà, c’est la question essentielle du parti de l’éloignement ou de la proximité, suivant les termes de Thomas Pavel, qui est posée :
Les peintres de genre et les peintres d’histoire n’avouent pas nettement le mépris qu’ils se portent réciproquement ; mais on le devine. Ceux-ci regardent les premiers comme des têtes étroites, sans idées, sans poésie, sans grandeur, sans élévation, sans génie, qui vont se traînant servilement d’après la nature qu’ils n’osent perdre un moment de vue […]. Le peintre de genre, de son côté, regarde la peinture historique comme un genre romanesque, où il n’y a ni vraisemblance ni vérité, où tout est outré, qui n’a rien de commun avec la nature, où la fausseté se décèle, et dans les caractères exagérés, qui n’ont existé nulle part ; et dans le sujet entier, que l’artiste n’a jamais vu hors de sa tête creuse ; et dans les détails, qu’il a pris on ne sait où ; et dans ce style qu’on appelle grand et sublime, et qui n’a point de modèle en nature ; et dans les actions et les mouvements des figures, si loin des actions et des mouvements réels. Vous voyez bien, mon ami, que c’est la querelle de la prose et de la poésie, de l’histoire et du poème épique, de la tragédie héroïque et de la tragédie bourgeoise, de la tragédie bourgeoise et de la comédie gaie (Garnier, 724-725).
On a observé l’emploi d’une épithète, romanesque, déjà associée au pinceau de Boucher et qui renvoie à la fois aux vieux romans et à ce que Diderot appelle des « biais chimériques ». Il semble au moins que le parti affiché de la prose contre la poésie (c’est-à-dire le vers) engendre une contrainte nouvelle : non pas susciter l’ébahissement et l’admiration, qui supposent toujours une distance, mais faire illusion soit plonger le spectateur dans la scène qu’il considère à l’insu des personnages. C’est l’endroit où s’invente la fiction moderne, d’autant plus puissante qu’indécelable – comme le diable.
Accompagné, dans sa version publiée, des Entretiens, Le Fils naturel en venait à s’apparenter à un conte dont le héros, Diderot lui-même, en passe de publier le VIIe volume de l’Encyclopédie, finissait par entrer dans la pièce à laquelle il avait assisté et dont il devenait un personnage, caractérisé par la bonhomie. Il arrive aussi que les Salons, où il se plaint souvent que sa plume défaille à décrire les œuvres, tournent au récit quand on suit un voyageur, ému, de paysage en paysage pour découvrir à la fin qu’on circulait dans une galerie et qu’on admirait derrière lui une suite de tableau : c’est la « promenade Vernet » qui se déroule dans le Salon de 1767. Chaque œuvre aimée se présentant à lui comme un monde complet, parce qu’elle dresse face au public une sorte de quatrième mur, il imagine y entrer pour s’asseoir sur un rocher de Vernet ou assister, avec le « fils ingrat », à l’agonie du père peint par Greuze. Ainsi le modèle théâtral et le modèle pictural se confondent-ils, comme l’exprime l’usage indifférencié des mots scène et tableau – étant bien entendu que la querelle de la peinture d’histoire et de la peinture de genre a pour corollaire la promotion du tableau, opposé à la fresque, qui présente l’avantage d’un format non seulement transportable mais approprié à la représentation de l’intime.
Il est ainsi remarquable que les exigences du théâtre, comme celles des Salons, aient conduit Diderot à imaginer des formes qui permettent de les contourner. Les entretiens sur Le Fils naturel ont certes pu inspirer à Eisenstein l’idée qu’il « parle du cinéma », avant la lettre, en particulier parce qu’il rêve de faire varier le point de vue du spectateur sur une scène illimitée et parce qu’il imagine de rendre sur les planches l’impression d’une circulation, ce qui peut être associé au travelling. La place accordée à la gestuelle et au silence le retient aussi : il est vrai que le cinéma n’exige pas toujours la parole. Je relève toutefois que l’encadrement du drame par une introduction qui en présente les circonstances et, surtout, par les trois entretiens avec Dorval, couronnés par la transformation de Diderot le spectateur en personnage, nous orientent ailleurs. La lecture d’Eisenstein a fait date, Roland Barthes et Marc Escola l’ont relayée de manière convaincante. Néanmoins, à l’heure où écrit Diderot, c’est le roman, démarqué de la nouvelle historique ou galante du XVIIe siècle, qui par excellence réunit les moyens d’échapper, en les dépassant, aux contraintes de l’écriture théâtrale comme de l’écriture de salons.
La découverte contemporaine des grands romans de Richardson, à la fin des années 1750, a permis à Diderot de consolider encore cette idée : l’Eloge, publié en 1762, prend d’une certaine manière la suite du Fils naturel et des premiers Salons. On y lit tout d’abord qu’il faudrait, pour désigner Clarisse Harlove ou Pamela, inventer un autre mot que « roman », par quoi « on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs » : voilà qui s’applique aux vieux romans mais recouvre surtout la catégorie beaucoup plus large du romanesque entendu comme l’exhibition arbitraire, bavarde et incohérente d’éléments empruntés au merveilleux – on se souvient qu’il est arrivé à Diderot de qualifier ainsi Boucher, dont il ne cesse par ailleurs de condamner la légèreté, dans la conviction qu’un choix formel transporte nécessairement une idée morale.
Sa lecture des romans de Richardson est une lecture imaginative, au sens où elle imprime dans l’esprit l’« image sensible » (29) d’une maxime en action : « le geste est quelquefois aussi sublime que le mot » (35) rappelle le goût de Diderot pour des œuvres qu’il associe au silence. Dès lors, « celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on s’en écarte avec indignation, s’il est injuste et vicieux ». Diderot insiste : « Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. » Au terme de la lecture :
J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de l’expérience.
Ce sont des dialogues et des tableaux, comme celui de la folie de Clémentine dans Grandisson, qui le retiennent ; il se désigne donc curieusement comme un « spectateur », plutôt qu’un lecteur, dont le moindre paradoxe n’est pas qu’il acquière « de l’expérience » au fil du texte, comme s’il devenait un personnage : on retrouve le principe de « la promenade Vernet ». La clôture sur elle-même d’une œuvre qui fait monde, drame, tableau ou roman – et il semble que ce dernier genre embrasse et dépasse les précédents – est la condition du pathétique et par conséquent de l’illusion. Elle permet que la fiction agisse.
Une galerie de tableaux
Dans la lettre qui annonçait à Meister le prochain envoi d’une livraison de La Religieuse, le 27 septembre 1780, Diderot écrivait :
Il est rempli de tableaux pathétiques. Il est très intéressant, et tout l’ensemble est rassemblé sur le personnage qui parle. Je suis bien sûr qu’il affligera plus vos lecteurs que Jacques ne les a fait rire ; d’où il pourrait arriver qu’ils en désireront plus tôt la fin. Il est intitulé *La Religieuse *; et je ne crois pas qu’on ait jamais écrit une plus effrayante satire des couvents. C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : Son pittor anch’io.
On entend que la composition du roman est simple puisque tout s’y concentre sur la narratrice et que s’y déroule une galerie de tableaux propres à émouvoir et à ménager l’intérêt, puisqu’il s’agit de courir jusqu’à la fin de l’histoire. Diderot affirme qu’on y peut lire une « effrayante satire des couvents », ce qui suppose la mise en œuvre d’une rhétorique accusatrice, mais la tonalité dominante de l’œuvre est pathétique : voilà qui déterminerait la possibilité d’une double lecture, suivant qu’on s’arrête à pleurer ou qu’on passe au-delà, suivant qu’on s’identifie au personnage qui parle ou qu’on observe le dispositif où s’inscrit sa parole.
On saisit encore que l’intrigue est linéaire et successive ; on n’y attend pas de retournements extraordinaires qui montreraient la virtuosité du romancier et seraient l’équivalent de coups de théâtre mais, c’est là le terme principal, une suite de « tableaux » à feuilleter – une « promenade Suzanne », comme on dit « la promenade Vernet ». De fait, La Religieuse peut bien se lire ainsi, à condition de bien entendre ce que Diderot désigne par le mot de « tableau », de ne pas en restreindre la portée à la simple description. On l’a lu plus haut, une « scène muette » est un tableau ; Dorval précise :
Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau (88).
Comme le montre son long commentaire de L’Accordée de village de Greuze, par exemple, tout un récit peut se replier dans le tableau ; dans les Pensées détachées sur la peinture, Diderot précise que, si l’artiste n’a « qu’un instant », le tableau n’en condense pas moins une durée :
[…] cet instant peut subsister avec des traces de l’instant qui a précédé, et des annonces de celui qui suivra. On n’égorge pas encore Iphigénie ; mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir (776).
Lorsque Suzanne montre au grand vicaire ses bras blessés par les cordes, elle fait tableau ; la pensée se fixe sur une image qui contient en effet celles qui ont pu précéder, de torture, et qui annonce un prochain bouleversement : le prêtre comprendra bientôt qu’elle est une innocente persécutée et non une possédée du diable.
Il arrive aussi, comme au moment de sa rencontre avec Madame ***, qu’un tableau ne corresponde pas à un instant particulier mais rassemble des traits observés dans le temps, ce qui explique en l’occurrence que le portrait soit soutenu par des verbes conjugués au présent de répétition. Même, à l’occasion d’un long échange avec sa nouvelle supérieure, sur les sévices subis naguère à Longchamp, il arrive à Suzanne d’employer le verbe peindre relativement à une scène présentée comme synthétique puisqu’elle « fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables [qu’elle] néglige » (149).
Elle utilise du reste indifféremment, pour rendre compte de la composition de ses mémoires, le verbe écrire et le verbe peindre, ce dernier souvent associé à *scène *: « ces mémoires où je peins mes malheurs sans talent et sans art » (12), « Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre » (15), « Je ne saurais vous peindre ma douleur » ; « Cette supérieure s’appelle madame***. Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin »… En une circonstance elle évoque même « un tableau assez agréable à voir », celui de « l’atelier » de couture et de broderie du couvent, non sans rappeler le « goût pour les beaux-arts » qui caractérise le marquis : « vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis […] ». Il se rencontre ainsi un bonheur dans la destination d’un « ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres » à un homme remarquablement pourvu de cette qualité.
Le tableau dont il s’agit est présenté par Suzanne suivant la formule recommandée et illustrée par Diderot dans les *Salons *; elle consiste à en identifier le sujet avant de se concentrer sur son personnage principal et d’en venir aux groupes adjacents :
Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu’elle portait d’assez bonne grâce, des bras ronds comme s’ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes […]. J’étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d’autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d’autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l’ai dit. Il n’était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s’étaient placées, ou l’une à côté de l’autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux […].
Ce regard de la supérieure sur l’ensemble peut boucler la description du tableau. On aura observé que tout ce petit monde est fort absorbé. L’atelier réunit des beautés variées, chacune plongée (à l’exception de la narratrice, qui observe) dans une occupation distincte en même temps qu’elles forment de petits groupes réunis par la circulation de Madame ***. Comme celles du Fils naturel, comme celles des tableaux de Greuze, les figures de l’atelier ignorent qu’on les regarde – c’est ce qui permet au lecteur, derrière le marquis ainsi invité au spectacle, de penser qu’il se glisse lui-même dans la scène, c’est-à-dire qu’il franchit la clôture.
Au-delà du portrait de Madame ***, quelques-uns des tableaux peints par Suzanne présentent d’autres personnages qu’elle-même : c’est celui de la religieuse folle du début, qui s’ouvre par la formule « Je la vis » ; c’est celui de sœur Augustine se macérant et encore celui de Madame *** dans ses derniers moments, où elle court en chemise à travers les couloirs du couvent. Chaque fois est saisi un moment de crise et de désordre, nocturne de préférence, et souvent la religieuse sur qui s’arrête le regard est dénudée. Certes, elle n’est supposée être vue que de ses compagnes et sa nudité est justifiée par la folie ou par la pénitence. N’importe, le lecteur, assimilé comme toujours à un spectateur, est présent : on se prend à songer une fois de plus que la clôture est mise pour être franchie. L’effet érotique est, d’une certaine manière, garanti par le refus de la frontalité ordinaire aux tableaux comme aux récits libertins.
La question gagne encore en complexité quand Suzanne se dépeint elle-même car l’entreprise est doublement contradictoire : d’une part, elle n’est pas censée se voir elle-même ; d’autre part, on se souvient que l’ensemble de ses mémoires est tendu par la volonté de montrer rien moins que son innocence. Paradoxe fondamental.
Suzanne et Suzanne
Le récit de la mystification faite au marquis de Croismare et les adresses qui lui sont faites au fil des mémoires établissent que ceux-ci visent la production d’un effet dont dépendrait la « bienfaisance » du lecteur : Suzanne doit à la fois si montrer aimable, à tout le moins « intéressante », et injustement persécutée. Il arrive qu’elle le déclare elle-même d’une façon directe ; ainsi établit-elle d’entrée qu’elle vaut « mieux que [ses] sœurs par les agréments de l’esprit et de la figure, le caractère et les talents » ; au moment où elle est dévoilée devant le grand vicaire, elle déclare sans ambages :
J’ai la figure intéressante, la douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies […].
Qu’elle reçoive des éloges, il arrive aussi qu’elle s’interroge sur leur bien-fondé et en marque une petite vanité :
[…] il faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir, et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées.
Elle ne refuse pas non plus ceux de la supérieure de Sainte-Eutrope, malgré certaine affectation de modestie :
En vérité, je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait […]. Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; j’en rabattais beaucoup, mais non pas tout.
Encore le lecteur est-il libre d’accorder cette légère concession à l’innocence d’un personnage qui ne voit pas malice à se trouver belle. On observera d’autre part que toutes les évocations de cette beauté sont de la plus grande abstraction, on ne connaît pas même la couleur de ses yeux ou de sa chevelure : jamais décrite, sa personne fait plutôt l’objet de blasons, dans un registre qui est toujours celui de l’hyperbole, et elle ne peut se laisser que deviner « selon le coup d’œil » où il plairait de la considérer.
Au moins a-t-elle conscience d’une capacité à se « composer », depuis que la maîtresse des novices de Sainte-Marie le lui a enseigné : « ce fut presque une leçon de Marcel sur les grâces monastiques, car chaque état a les siennes. » Elle s’en ouvre à l’occasion du portrait du père Le Moine :
Je ne connais pas deux hommes plus différents que le père Le Moine à l’autel et le père Le Moine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là ; et moi-même je me suis surprise plusieurs fois sur le point d’aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j’avais à parler.
De cette capacité à se mettre en scène de manière à dresser devant le spectateur un tableau, elle donne au moins deux remarquables exemples. Le premier est celui des vœux refusés à Sainte-Marie. Le couvent a organisé la cérémonie de façon qu’elle se déroule devant un public restreint, émue par l’entrée en religion d’une « jeune innocente » pleine de zèle. Cependant Suzanne parvient à convier une assemblée nombreuse, à persuader que les cloches sonnent « pour apprendre à tout le monde qu’on fait une malheureuse ». Au lieu que « quelque chose de bien solennel » se produise, elle dénonce le rituel par sa conduite en substituant, au tableau édifiant préparé de longue main, un tableau pathétique :
Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; j’avais la tête renversée sur une d’elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout ; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille […].
Cette substitution d’un tableau de genre (pathétique) au tableau d’histoire (édifiant) rend bien perceptible la clôture, ou le « quatrième mur », et produit en même temps un effet d’évanouissement de celle-ci quand les spectateurs s’y pressent en grappes, bouleversés parce qu’ils s’identifient à cette nouvelle Iphigénie. Les paroles de Suzanne le confirment : « je vous prends tous à témoin… » n’est pas, malgré les apparences, l’ouverture d’une déclamation faite au « parterre » mais signifie qu’on reconnaisse avoir vu le tableau dont il s’agit. A ce moment tombe « le voile de la grille », comme un rideau de théâtre.
L’autre grande scène où Suzanne manifeste, avec plus de succès, ses qualités de composition est celle l’exorcisme. A l’approche de ce jour horrible, elle déclare ignorer « sous quelles couleurs on [l]’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique » mais elle précise « qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait ». Pressée et tirée comme un pantin, afin de donner l’impression qu’elle lutte avec violence, elle est présentée au grand vicaire, qui demande qu’on la délie, et pousse « une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir » parce qu’elle semble confirmer la possession. C’est le moment critique, celui où une représentation prend la place d’une autre :
Qu’avez-vous ?... Je ne lui répondis qu’en lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les chairs ; et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé ; il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours.
A la question posée par le grand vicaire, Suzanne répond, et elle le souligne elle-même, seulement par une pantomime muette, en misant sur l’éloquence du geste plutôt que celle de la parole pour l’entraîner à donner du cri échappé une explication d’ordre médical et non diabolique. La suite, où les ruses des autres religieuses se retournent à leur détriment, parachève le tableau :
Il dit : Qu’on lui lève son voile. On l’avait cousu en différents endroits, sans que je m’en aperçusse : et l’on apporta encore bien de l’embarras et de la violence à une chose qui n’en exigeait que parce qu’on y avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle ; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on me vit.
Cherchant à convaincre le vicaire de sa résistance furieuse, les sœurs la brutalisent ; l’excès de leur comédie fait que non seulement elles la dévoilent mais en partie la dénudent. Le désordre du voile et de l’habit de Suzanne n’est plus alors le signe d’une possession diabolique : il permet la révélation, littérale, de son innocence. Peut-être Diderot joue-t-il sur le sens étymologique du mot grec désignant la vérité : dévoilement. Accidentellement dénudée, c’est la pureté de son âme qu’entend montrer la religieuse (personnage et narratrice), non sans relever cependant la diversité des effets qu’elle produit. Si le vicaire, « peu sensible » et attaché à la seule vertu, demeure froid, ses acolytes en sont émus, pour une raison qui peut-être excède la pitié invoquée et annonce les troubles à venir de la supérieure de Sainte-Eutrope. La narratrice ne s’appesantit pas mais le lecteur, ainsi cet exquis amateur des beaux-arts qu’est le marquis de Croismare, ne manque pas de références pour saisir un enjeu : la nudité de Suzanne est gage de son innocence comme celle de Phryné et, surtout, celle de la figure biblique à qui Diderot a emprunté son nom et qui, au XVIIIe siècle a inspiré de nombreuses toiles.
Certes, avant d’être celui de « la religieuse », Suzanne était le prénom de la défunte épouse du marquis de Croismare ainsi que celui de sa fille : le fait a peut-être son importance. Surtout, Suzanne apparaît dans la Septante, précisément dans le Livre de Daniel : épiée au bain et menacée de viol par deux vieillards concupiscents qui, pour se venger de sa résistance, l’accusent d’adultère, elle incarne l’innocence persécutée et, dans le système figuriste, elle est une figuration du Christ. Dès l’Antiquité, le bain de Suzanne fait l’objet de représentations picturales : se détournant du regard des vieillards introduits illicitement dans la scène, elle leur oppose des voiles ou des vêtements afin de protéger son innocence et elle apparaît nue, par conséquent, au spectateur du tableau. On aperçoit que le motif porte en lui-même au moins un paradoxe, celui qui consiste à montrer l’innocence en exhibant une nudité peut-être provocante : ce que la pudeur oblige à cacher aux vieillards est offert à celui qui regarde le tableau, plus heureux voyeur.
Dans l’une des Pensées détachées sur la peinture, où il établit une analogie entre le tableau et la scène, Diderot y fait allusion, comme si ce motif était exemplaire de ce qu’il visait quant à « la place du spectateur » :
Lairesse prétend qu’il est permis à l’artiste de faire entrer le spectateur dans la scène de son tableau. Je n’en crois rien ; et il y a si peu d’exceptions, que je ferais volontiers une règle générale du contraire. Cela me semblerait d’aussi mauvais goût que le jeu d’un acteur qui s’adresserait au parterre. La toile renferme tout l’espace, et il n’y a personne au-delà. Lorsque Suzanne s’expose nue à mes regards, en opposant aux regards des vieillards tous les voiles qui l’enveloppaient, Suzanne est chaste et le peintre aussi ; ni l’un ni l’autre ne me savaient là.
Le tableau est ainsi donné pour une scène fermée par le mur invisible, qui garantit l’innocence de la figure. La référence théâtrale suggère cependant de transposer ici la notion de double énonciation, la même réplique résonnant différemment à l’oreille d’un personnage et à celle du public. A s’en tenir à la fiction du tableau, Suzanne protège sa nudité du regard lubrique des vieillards mais l’image qui se présente au spectateur est celle qu’elle dérobait aux voyeurs. Diderot y est revenu à plusieurs reprises, à propos de toiles de Van Loo, de Troy et Lagrenée en particulier :
Un peintre italien avait imaginé ce sujet d’une manière très ingénieuse. Il avait placé les deux vieillards à droite, sur le fond. La Suzanne était debout sur le devant. Pour se dérober aux regards des vieillards, elle avait porté toute sa draperie de leur côté, et restait exposée toute nue aux yeux du spectateur du tableau. Cette action de la Suzanne était si naturelle, qu’on ne s’apercevait que de réflexion, de l’intention du peintre, et de l’indécence de la figure ; si toutefois il y avait indécence. Une scène représentée sur la toile, ou sur les planches, ne suppose pas de témoins.
Il faut donc bien distinguer la scène de l’effet qu’elle peut produire : Suzanne est décente parce qu’elle se cache et que nous ne faisons que surprendre sa nudité. C’est bien sûr à Boucher que Diderot oppose implicitement les peintres des Suzanne :
Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre.
Où se décèle au moins de l’ambiguïté. Certes, la nudité de Suzanne s’explique par son geste, dans la fiction du tableau, de dresser un écran entre elle et les vieillards concupiscents. Toutefois le quatrième mur est transparent : menacée ou non par le regard des vieillards, une femme nue exhibe sa beauté à l’œil du public et il n’est pas si assuré même que ce seuil ne se franchisse pas. C’est encore Diderot qui, dans ses Pensées détachées sur la peinture, écrit :
Je regarde *Suzanne *; et loin de sentir de l’horreur pour les vieillards, peut-être ai-je désiré d’être à leur place (767).
Il se confirme que l’instauration de cette clôture qui doit accompagner la création d’un monde complet, celui de la fiction, est faite pour autoriser au moins une effraction par la pensée. Une grande question, qui anime tout le roman de Diderot, est celle de la place du lecteur : on aperçoit que Suzanne Simonin montrant au grand vicaire son innocence et sa nudité est irréprochable mais il n’est pas assuré que, narratrice de cette scène à l’attention du marquis, elle n’entende pas lui échauffer la tête.
Les larmes
Tandis que la peinture d’histoire, la tragédie dite « noble » et le roman romanesque appartiennent à « l’art de l’éloignement » mais s’adressent au public, la peinture de genre, le drame sérieux et le roman moral appartiennent à l’art de la proximité et supposent ce que Michael Fried appelait un « absorbement » des figures dont l’effet est des plus singuliers puisque, engendrant plutôt le pathétique que l’ébahissement classique, il favorise l’illusion, qui peut se traduire par une métalepse du lecteur ou du spectateur omniprésente dans l’œuvre de Diderot. La fiction moderne a en effet pour principe de s’insinuer ou de déborder, de passer les limites où on la croyait confinée ; il faut (on peut) prendre au sérieux la fable du romancier pleurant sur un conte qu’il se fait, comme celle des comploteurs bouleversés par la disparition du simulacre qu’ils avaient inventé.
On pleure beaucoup dans La Religieuse, à commencer par Suzanne quand dans le carrosse elle veut persuader sa mère de la laisser libre ou quand, emprisonnée dans l’in-pace, elle essaie d’attenter à ses jours. Plus souvent, les larmes sont suscitées par le tableau qu’elle présente, comme dans la scène du reposoir :
[…] je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule ; je me trompais ; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et fondant en larmes […].
A la fin de l’exorcisme, après qu’elle a fait, suivant la consigne, un acte de foi, un acte d’amour et un acte d’espérance :
Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus ; mais je pense qu’apparemment ils étaient pathétiques ; car j’arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclésiastiques en versèrent des larmes, et l’archidiacre étonné me demanda d’où j’avais tiré les prières que je venais de réciter.
L’emploi de pathétique retient l’attention car il n’est pas familier à l’heure où Diderot compose le roman et plutôt réservé à la critique théâtrale. Il n’est pas unique dans l’œuvre et son pendant présente un grand intérêt lui aussi ; Suzanne explique en effet que l’échec du premier mémoire de son avocat Manouri, en vue de la résiliation de ses vœux, tient au fait que : « Il avait trop d’esprit, pas assez de pathétique, presque point de raisons. » On entend entre les mots qu’inversement le récit adressé au marquis devra justement sa puissance à l’abondance des « raisons » (c’est-à-dire des explications privées de sa décision, qui supposent des indiscrétions qu’elle refuse dans le cadre du procès), et surtout à la préséance des émotions (le pathétique, justement) sur « l’esprit ». Si le réquisitoire de Manouri, qu’elle cite en partie, permet d’établir directement la « satire des couvents », il sert aussi de repoussoir à un récit conçu pour toucher plutôt que pour convaincre.
Manifestement, Suzanne espère susciter les larmes du marquis et elle affecte à plusieurs reprises d’être navrée de le peiner, ainsi quand elle raconte le calvaire qui lui est infligé avant l’exorcisme :
Monsieur le marquis, je vois d’ici tout le mal que je vous c ause, mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que j’attends de vous (90).
Au moment de répondre à la curiosité de la supérieure de Sainte-Eutrope, pressée de connaître tout ce qui lui est arrivé jusqu’alors, elle prend la même précaution :
Mais, lui dis-je, chère Mère, ce sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.
Sur son insistance :
Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa, les marques d’indignation qu’elle donna […].
A bien des reprises, Suzanne a pu mesurer les effets produits par son histoire puisque l’ensemble des mémoires est conçu comme la reprise de tous les récits qu’elle mène à l’adresse des nombreuses personnes s’intéressant à elle : Madame de Moni, Ursule, Manouri, le père Le Moine, le père Morel… jusqu’à Madame Madin dans les lettres de la préface-annexe. Il s’agit donc de susciter chez le marquis, chez le lecteur, une émotion violente comparable à celle qui s’empare de Madame ***, qui lui présente du reste sa propre idée des larmes :
Ne crains rien, j’aime à pleurer, c’est un état délicieux pour une âme tendre que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi, tu essuieras mes larmes, j’essuierai les tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances ; qui sait jusqu’où l’attendrissement peut nous mener ? (142-143).
Ce sont en effet des tableaux pathétiques qui s’annoncent, propres à émouvoir au-delà de l’entendement. On saisit bien que verser des larmes ne suppose pas seulement du cœur mais de la sensibilité et que ce délice est bien voluptueux. Suzanne consent donc à parler à Madame *** « de [sa] scène du cachot, de celle de [son] exorcisme, de [son] amende honorable », également rapportées plus haut au marquis, et suscite de sa part une émotion qui doit plutôt au désir qu’à la pitié : la supérieure, reprenant des bribes du récit de Suzanne, les accompagne d’autant de caresses qui culminent dans une extase réciproque. Les trois grandes scènes du cachot, de l’exorcisme et de l’amende honorable s’impriment assez fortement dans son esprit pour la hanter littéralement ; lorsqu’elle fait irruption dans la cellule de Suzanne, de nuit, pour y trouver du réconfort, elle invoque « des songes fâcheux » dont on peut imaginer qu’ils tourmentent aussi le marquis :
[…] à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou ; je crois qu’elles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble […] (149-150).
Suzanne observe que « deux larmes coulaient de ses yeux » et regrette : « vous pleurez ; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes peines… » Les tableaux de la religieuse martyrisée, imprimés au cœur de Madame *** en appelaient ainsi à une émotion si forte qu’ils la conduisent dans son lit. C’est toutes l’ambivalence des larmes.
Les mêmes images de torture la poursuivront jusque dans son agonie, comme une préfiguration de l’enfer auquel elle se croit vouée :
Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents supplices ; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur le dos ; elle en voyait avec des torches à la main ; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable ; elle se croyait conduite à la mort ; elle disait au bourreau : « J’ai mérité mon sort, je l’ai mérité ; encore si ce tourment était le dernier ; mais une éternité ! une éternité de feux ! … » (188)
Par son récit, Suzanne semble avoir littéralement pris possession de la supérieure qu’on la soupçonnera bientôt, au reste, « d’avoir ensorcelée ». Il s’ensuit que le dernier dépositaire du même récit, qui est le marquis, doit en être à son tour voluptueusement secoué, au risque de souffrir du même mal que Madame ***…
Ce qu’elle appelle « ma scène du cachot, celle de mon exorcisme, de mon amende honorable » ont en commun de figurer les stations d’un chemin de croix secret, qui n’est pas destiné à l’édification mais à une obscure forme de jouissance. On reconnaît en Suzanne au moins le maintien d’un Christ aux outrages et il arrive que ses paroles rappellent celles de la Crucifixion : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, soutenez-moi ! Mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé ! » (91) Et encore :
« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.
— Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.
A la façon des convulsionnaires de Saint-Médard, elle s’identifie à « l’innocent le flanc percé, le front couronné d’épines, les mains et les pieds percés de clous et expirant dans les souffrances » : on se trouve en pleine scène figuriste. N’était que le tableau qu’elle présente est celui-ci :
[…] on m’arracha mon voile, on me dépouilla et je pris cette robe. J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules […] (109)
Après cela on m’ôta la corde, on me déshabilla jusqu’à la ceinture, on prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeté sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l’on commença le Miserere. Je compris ce qu’on attendait de moi et je l’exécutai (110).
Autant de scènes de clair-obscur, éclairées aux flambeaux, où Suzanne paraît dénudée et en cheveux et où son corps est meurtri, comme pour prouver que « notre mythologie ne prête pas moins à la peinture que celle des Anciens », du fait des « crimes que la folie du Christ a commis », suivant les mots de Diderot dans le Salon de 1763. La religion ainsi détournée est devenue une réserve de motifs érotiques. Les cruautés infligées à une belle personne doivent susciter la volupté : voilà ce qui couve sous le pathétique.
Cet effet est d’autant plus vif que littéralement Suzanne ne le sait pas et que même son ignorance en est la condition, c’est un effet de l’absorbement des figures. Il s’ensuit que, si paradoxale soit la formulation, le roman ne doit pas être confondu avec la succession des mots supposés avoir été couchés sur le papier par la narratrice, qu’il ne coïncide pas exactement avec lui-même parce que Diderot y a introduit du jeu, en procédant d’une manière comparable à celle des peintres de Suzanne au bain. En se garantissant pour lecteur, par l’adresse de l’œuvre et par le double portrait du marquis, non seulement un homme à l’imagination vive mais un amateur des beaux-arts, il engage à pallier les lacunes d’un texte essentiellement suggestif. La duplicité d’un récit dont la narratrice, l’ayant entièrement relu, hésite si elle l’a destiné à la bienfaisance ou au vice de son lecteur, repose sur « l’innocence » de celle-ci.