La Religieuse, Folio, p. 134-35 ; analyse linéaire

Introduction

Suzanne Simonin ne se trouve au couvent de Sainte-Eutrope que depuis peu de temps lorsqu’elle reçoit les confidences de sœur Sainte-Thérèse, qu’elle tend à supplanter dans le cœur de la supérieure. Cette dernière, apprenant les plaintes de son ancienne favorite, lui intime l’ordre de retourner dans sa cellule et paraît fort irritée [situation du passage]. Alors s’ouvre une curieuse scène, intime, où elle répond à Suzanne, qui la prie de pardonner à Thérèse, par la demande d’une faveur qu’elle obtient aussitôt : déposer un baiser sur le front de la jeune religieuse. Cette scène est présentée par la narratrice comme la première de nombreuses autres, similaires, qui s’accompagnent de pantomimes et de paroles toutes plus équivoques les unes que les autres [caractérisation du passage]. Suzanne raconte mais il semble qu’elle en saisisse moins les enjeux que quiconque, d’où la profonde ambiguïté qui retiendra notre attention [perspective de lecture]. Du chaste baiser initial aux caresses et aux éloges multipliés de la supérieure, rapportés à l’imparfait itératif, jusqu’à la déclaration finale, suivant laquelle elle damnerait n’importe quel homme, Madame *** franchit de rapides étapes sur le chemin de sa propre « damnation » [organisation du passage].

Analyse

Je vis sa colère, et je lui dis : « Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à ma sœur Thérèse ;

La conversation de Suzanne avec Thérèse lui a appris que celle-ci souffrait et elle lui a montré une bienveillance qui trouve ici son prolongement. Elle s’adresse à sa supérieure sur un ton respectueux, en employant l’apostrophe convenable (« Chère mère ») et en présentant la requête qu’elle fait pour sa sœur comme un bienfait pour elle-même (« si vous avez quelque bonté pour moi »), ce qui est une manière de détourner la colère de son interlocutrice de sa cible.

elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu’elle dit, elle ne sait ce qu’elle fait.

Elle soutient en outre sa demande d’un argument : « tête perdue » rappelle « têtes folles » et « têtes faibles », souvent utilisés par Suzanne pour évoquer les religieuses en passe de devenir folles : Thérèse est en effet victime du « dérangement des fonctions animales » consécutives à la vie cloîtrée. Le rythme ternaire de cette déclaration, soutenu par l’asyndète et la reprise anaphorique du pronom donnent de la vivacité à l’argument.

— Que je lui pardonne ! Je le veux bien ; mais que me donnerez-vous ?

Madame *** s’étonne d’abord de cette prière, comme l’exprime sa reprise, exclamative, du verbe pardonner, mais elle exploite immédiatement l’ouverture proposée par Suzanne quand celle-ci présentait invoquait sa bonté à son endroit à elle, Suzanne, et nom à Thérèse. Elle entend donc littéralement, sans tenir compte de la délicatesse exprimée par la précédente phrase de Suzanne, que celle-ci lui demande une faveur : ce sera faveur contre faveur ! L’affaire touchant à un pardon, on ne peut que s’étonner de ce que celui-ci entre dans un circuit de marchandage : « mais que me donnerez-vous ? ». L’implicite de la question, c’est-à-dire l’idée d’un échange de bons procédés, se replie dans la conjonction « mais »

— Ah ! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plût et qui vous apaisât ? »

Surprise, en retour, de Suzanne, d’où l’exclamation « Ah ! », et reprise de la formule habituelle, « chère mère ». Le tour interrogatif, « serais-je assez heureuse […] ? », relève aussi de la politesse. L’étonnement de Suzanne porte sur la nature de ce qu’elle pourrait donner à son tour, elle qui par définition (elle a fait vœu de pauvreté) n’a rien. Qu’elle tienne à l’apaiser se rapporte à la colère à calmer ; qu’elle pense à quelque chose qui plaise à sa supérieure est vague. Elle n’a pas saisi que ce qui est attendu d’elle n’est pas le don de « quelque chose » : il ne s’agit pas d’un objet.

Elle baissa les yeux, rougit et soupira ;

Comme souvent par la suite, la supérieure est embarrassée par l’innocence de Suzanne, qui la contraindrait de s’expliquer, d’appeler les choses par leur nom : or elle s’y refuse. Qu’elle baisse les yeux exprime sa gêne mais le rougissement et le soupir sont plus ambigu : s’expriment ici des émotions mêlées, à la fois de la confusion et du désir.

en vérité, c’était comme un amant.

C’est ce que relève Suzanne, par le moyen d’une comparaison qui modalise, qui atténue sa proposition. On peut s’interroger sur ce qui semble ici une incise, un commentaire rétrospectif d’une Suzanne mieux instruite quand elle compose ses mémoires qu’à l’époque où elle vivait cet événement.

Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme si elle eût défailli :

La supérieure ne répond d’abord à Suzanne que par une pantomime muette : c’est son corps qui s’exprime avant tout par un mouvement, qui se rapproche de Suzanne sans paraître le chercher ; la nonchalance est toutefois bien proche de la langueur et le verbe « défaillir » ne suggère pas seulement un évanouissement mais ce que la narratrice appellera plus loin une « distraction ». La gestuelle du personnage semble en effet celle d’« un amant » ou d’une amante.

Approchez votre front, que je le baise… Je me penchai, et elle me baisa le front.

La faveur dont il s’agit ne laisse pas d’être « innocente » : un baiser sur le front a quelque chose de maternel et de protecteur, il s’admet aisément de la part d’une supérieure bienveillante envers l’une de ses filles. Suzanne se soumet aussitôt à cette demande : la syntaxe, où s’équilibre l’ordre donné et son exécution, marque l’évidence de l’échange. Les points de suspension retiennent toutefois l’attention : le plus souvent, Diderot y recourt de façon à rendre son propos suggestif – l’ellipse est un grand moyen de la littérature libertine. Ici se clôt la scène qui se répètera bientôt sur le mode itératif, à un rythme accéléré.

Depuis ce temps, sitôt qu’une religieuse avait fait quelque faute, j’intercédais pour elle, et j’étais sûre d’obtenir sa grâce par quelque faveur innocente ;

La locution adverbiale, « depuis ce temps », signale une rupture dans le récit, qui au lieu de se poursuivre d’une façon linéaire, en suivant l’ordre des événements, empile un nombre indéfini de scènes du même types. Suzanne se montre toujours compatissante aux autres religieuses, qu’elle tente d’aider dans la certitude qu’elle aura gain de cause, c’est-à-dire qu’elle a acquis du pouvoir. Rien ne permet d’établir qu’elle en ait toutefois conscience. On observe en tout cas la mise en place d’un système douteux : si « intercéder » et « grâce » appartiennent au lexique religieux, Suzanne occupant une place privilégiée dans l’enceinte du couvent, comparable à celle d’un prêtre à qui on se confesserait, il est tout à fait profane que la grâce en question s’échange contre des faveurs même « innocentes » et que l’intercession consiste dans l’abandon de sa personne à des caresses et des compliments.

c’était toujours un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras,

« Toujours » marque bien la répétition et le recours à la polysyndète (multiplication des conjonctions de coordination) marque l’accumulation, effet renforcé par le caractère monosyllabique des termes indiquant les parties du corps touchées par les baisers de la supérieure. Si le front, siège de la pensée, reçoit a priori des caresses innocentes, il n’en va pas de même en ce qui concerne le cou, les bras et la gorge, qui supposent que Suzanne ait au moins ôté (ou que sa supérieure lui ait ôté) au moins son voile et sa guimpe : aucune description ici mais le lecteur n’en assiste pas moins à un effeuillement [évitez striptease] propre à le troubler. Que Suzanne ne le sache pas, il n’en est pas moins certain que le supposé marquis de C*** en ait pleine conscience : voilà qui tient à l’ironie d’un texte fondé sur un jeu de double énonciation – ce qu’énonce Suzanne sans malice touche précisément à la malice de ses lecteurs.

mais plus souvent sur la bouche ; elle trouvait que j’avais l’haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.

Un baiser sur la bouche ne suppose pas de dévoilement mais est une caresse intime, évidemment amoureuse ; les éloges dont la supérieure semble entrecouper ses baisers ne rendent pas exactement à la beauté de Suzanne mais à sa séduction. On retient que les attributs de pureté, blancheur, fraîcheur, avec la note vermeille, renvoient à la jeunesse voire à l’enfance, à une forme d’innocence qui suscite chez Madame *** une attirance érotique.

En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait :

La liste des baisers entraîne celle des compliments portés par la supérieure sur presque toutes les parties du corps de Suzanne, qui font l’objet d’une série de blasons anatomiques ouverte par cette phrase, qui illustre la modestie de l’intéressée tout en annonçant la tonalité hyperbolique de l’ensemble.

si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme charmante ;

La polysyndète donnait une forme de précipitation, de rythme soutenu à la phrase énumérant les morceaux du corps touchés par les baisers de la supérieure ; c’est à présent l’anaphore qui la relaie, produisant un effet accru par la longueur peu commune d’une phrase elle aussi énumérative, composée de brèves propositions. On perçoit que les gestes et les paroles de la supérieure sont bien désordonnés mais la syntaxe de Diderot y installe une forme d’ordre, qui en passe aussi par des jeux sur le nombre : le rythme ternaire, avec respect de la loi des nombres croissants [c’est-à-dire que le troisième élément de la suite est plus long que les précédents], de « blanc, uni et d’une forme charmante » répond à celui de « l’haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles ».

si c’étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c’étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces ; si c’étaient mes mains, elles étaient petites et potelées ;

Tous les attributs prêtés au corps de Suzanne sont convenus et aucune description n’en est faite : il suffit que le lecteur l’imagine à sa convenance : le texte engage celui-ci à pallier les ellipses, ce qui contribue à cet effet érotique dont il semble que la narratrice soit tout à fait inconsciente. Certes, les yeux sont seulement « brillants » mais Diderot maintient un parallélisme entre les attributs des joues et ceux des mains, au nombre de deux sans que l’un ajoute de précision à l’autre. La question est d’ordonnancement de la phrase, de rythme.

si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds ;

La gorge de Suzanne (que le lecteur est obligé d’imaginer découverte : il y a bien effeuillement) a aussi deux attributs, certainement plus remarquable que les précédents car ils suggèrent la vision d’une statue antique (« fermeté de pierre », « forme »), d’une Aphrodite. « Admirable » ne renvoie pas à une qualité de cette gorge mais à l’effet hyperbolique qu’elle produit. Il y a aussi de l’hyperbole dans la mention de bras dont il est « impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds » : court toujours l’image d’une statue, avec l’indication que la beauté de Suzanne est insurpassable.

si c’était mon cou, aucune des sœurs ne l’avait mieux fait et d’une beauté plus exquise et plus rare :

Les comparaisons, au superlatif, se poursuivent, comme si l’enthousiasme de la supérieure augmentait, comme si elle perdait toute mesure et subissait une forme d’emballement : certes, ce passage réunit plusieurs scènes en une mais il n’en suggère pas moins une gradation. Si l’évocation des bras de Suzanne présupposait une comparaison, celle-ci se précise ici : dans le vaste sérail que compose le couvent, elle triomphe absolument. A ce moment du récit, la scène équivoque de la macération d’Augustine a déjà donné lieu à des commentaires voisins de ceux ici portés sur l’héroïne et promis à une importante variation dans la scène du récits des sévices endurés à Longchamp.

que sais-je tout ce qu’elle me disait !

La liste s’interrompt par une aposiopèse qui marque le désordre de la supérieure (Suzanne ne peut pas rapporter toutes ses paroles) mais qui a aussi valeur suggestive : le marquis peut prolonger cette suite à sa guise.

Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; j’en rabattais beaucoup, mais non pas tout.

Cette phrase répond à celle par laquelle s’ouvrait l’ensemble des blasons, qui se trouve ainsi encadrés. Elle marque la modestie tempérée de Suzanne, qu’on peut interprétée comme une marque de son innocence (elle ne voit pas de mal à se trouver belle puisque « c’est pour les autres qu’on est belle ») même si elle peut parler « au vice » du lecteur. Cela s’était déjà rencontré dans l’épisode de son entrée, comme novice, à Sainte-Marie.

Quelquefois, en me regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que je n’ai jamais vu à aucune autre femme,

« Quelquefois », après « toujours » (« c’était toujours un baiser […]) annonce un retour progressif au récit singulatif. Que la supérieure regarde à présent « de la tête aux pieds » met fin aux blasons. Suzanne est ici au bord de saisir quelque chose : un « air de complaisance » signifie que sa vue réjouit tout particulièrement son admiratrice et, qu’elle ne l’ait « jamais vu à aucune autre femme » suggère une anomalie. On peut penser que ce regard est comparable à celui d’un homme : au moment où elle écrit ses mémoires, la narratrice a au moins rencontré celui du dominicain de sa fuite ainsi que ceux des visiteurs du « lieu suspect » et du non moins suspect hôpital. Peut-être son point de vue contemporain de l’action et son point de vue rétrospectif se superposent-ils dans cette remarque.

elle me disait : « Non, c’est le plus grand bonheur que Dieu l’ait appelée dans la retraite ; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné autant d’hommes qu’elle en aurait vu, et elle se serait damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu’il fait. »

Voici comme la morale, ironique, de la contemplation du corps de Suzanne. Madame *** s’adresse à Suzanne (« elle me disait ») mais à la troisième personne du singulier, comme si elle se parlait aussi, voire surtout, à elle-même : énallage de personne. La mention du « grand bonheur » de l’enfermement de Suzanne au couvent va à l’encontre de tout ce que celle-ci répète de son malheur. Il se confirme d’autre part qu’elle l’observait avec des yeux qui n’étaient pas ceux d’une femme puisqu’elle n’évoque que des hommes, « dans le monde » soit en-dehors du monastère. La beauté de Suzanne, ou son charme (au sens étymologique : enchantement magique), serait fatal, il aurait même un pouvoir diabolique. Il est savoureux que ce constat s’accompagne de la citation de la Genèse suivant laquelle « Dieu fait bien tout ce qu’il fait », évidemment détournée de son sens puisqu’elle sert ici à vanter une créature, Suzanne, au détriment du Créateur. Savoureux aussi que la suite de l’histoire raconte comment la supérieure, une femme, se découvre elle-même « damnée », du fait de sa passion pour Suzanne, non pas « dans le monde » mais dans la clôture.

Conclusion

Il s’apercevait depuis quelques pages que Suzanne était devenue, très vite, la « favorite » de Madame ***, suivant un mot qui se rencontrait dès l’arrivée de la jeune religieuse à Longchamp, auprès de la bonne mère de Moni. La scène de demande de pardon pour Thérèse, avec la suite de toutes celles qu’elle annonce, est le premier indice clair qu’il se joue entre les deux femmes autre chose que la bienveillance d’une supérieure envers l’une de ses filles. Les temporalités se mêlent dans ce passage, y compris touchant au point de vue peut-être mêlé de la narratrice. Son ressort tient à l’ignorance dans laquelle elle se trouve de ce que le lecteur sait, d’où un effet de dédoublement de la perspective. Suzanne est simple mais le dispositif mis en place par Diderot est duplice : il y a bien de l’ironie à ce que le personnage, comme les Suzanne au bain dont le romancier appréciait tant le sujet, se mette nue pour démontrer sa parfaite innocence. Il s’ensuit de possibles effets érotiques qui n’excluent pas que, comme les auteurs de la mystification dont procède le roman, on en rie aussi.