Cette sombre histoire d’un retour empêché, souvent mise en scène pour le théâtre, le cinéma et la télévision, est certainement l’une des œuvres de Balzac à la fois les plus célèbres et les moins étudiées, peut-être parce qu’elle paraît simple au point d’en devenir universelle, « miroir possible de tous les temps et tous les pays »1, œuvre où commencerait même d’être pensée la barbarie actuelle2… Il se peut que le génie du Colonel Chabert soit de bouleverser le lecteur et d’en appeler à son présent au point d’arrêter l’interprétation.
Soit donc un vagabond, revenu d’Allemagne au pays natal. Il se prétend le colonel Chabert, mort au champ d’honneur à la bataille d’Eylau, en 1807. Les uns se gaussent et le jugent fou, sa femme ne veut rien entendre, seul l’avoué Derville donne crédit à l’histoire fantastique de son retour d’entre les morts et tente de lui porter secours. En vain : les vivants douillettement installés sur leurs héritages n’aiment pas ces sortes de revenants ; Chabert ne sera bientôt plus personne.
Sous le titre La Transaction, Balzac avait publié une première version de cette longue nouvelle en février et mars 1832, dans L’Artiste. Reprise comme Le Comte Chabert, la même année, elle devint en 1835 La Comtesse à deux maris et s’imposa enfin, à partir de 1847, sous son titre définitif. Comme elle fut imaginée au début des années 1830, elle relève de l’Histoire contemporaine, en ce sens que les événements qu’elle rapporte n’appartiennent pas exactement au passé mais se continuent secrètement dans un présent qu’ils éclairent. Dans sa première édition, l’ultime rencontre de l’avoué Derville avec son malheureux client, qui vaut épilogue, était au reste datée de juillet 1830 ; cela engage à lire dans son filigrane une réflexion sur la monarchie bourgeoise commençante et, par conséquent, sur les conditions mêmes de son écriture. Il s’y conclut que « toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. »
Dans l’édition de 1835, le texte se découpe en trois chapitres, Une étude d’avoué, La Transaction et L’Hospice de la vieillesse, qui peuvent en guider la lecture. On assiste d’abord à l’entrée matinale de Chabert dans une étude, où les clercs se moquent de lui, puis à son retour nocturne ; l’avoué Derville entend son histoire, le croit et lui promet son aide. La partie centrale du récit est consacrée à la procédure mise en œuvre en vue de restaurer l’identité et les droits du colonel : un procès lui paraissant perdu d’avance, Derville propose à son client de transiger avec sa femme, qui s’y refusera. Il retombera au vagabondage et l’ensemble se termine par une dernière entrevue, dix ou vingt ans plus tard selon les versions de la nouvelle, où, avec l’air craintif d’un vieillard et d’un enfant, il refuse d’entendre prononcer son nom et déclare n’être « plus un homme ».
L’histoire du général ou colonel comte Hyacinthe, dit Chabert, est infiniment pathétique et l’émotion dont elle est porteuse est amplifiée par l’écoute de Derville, interrompant par exemple le récit de son aventure par ces mots :
Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
Où le lecteur est appelé lui aussi à rêver et surtout à compatir. Même, la conclusion donnée par Derville à toute l’histoire est qu’il se retire : « moi, je vais vivre à la campagne avec ma femme, Paris me fait horreur ». Le pathétique se réserve dans la misérable apparence du personnage, qui engendre à la fois la pitié et le rire, dans son incompréhension des règles qui ordonnent le monde où il croit revenir, dans le contraste de sa noblesse d’âme avec l’ingratitude mesquine de sa femme. Il tient enfin au paradoxe historique de sa condition de victime absolue d’un système social qu’il a pourtant contribué à instaurer.
Chabert figure une manière d’Ulysse inversé ou retourné, burlesque : revenu de la guerre ou des enfers après dix ans d’errance, il découvre Pénélope adultère, il défaille à bander l’arc mythique et en vient à devoir porter pour de vrai le nom de Personne. Un détail de son terrible récit de remontée d’entre les morts confirme cette dimension burlesque, qui ajoute à la tristesse. Ecrasé par un monceau de cadavres :
En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais !
Une autre version du déclin des valeurs épiques, plus sérieuse, est indirectement donnée par l’homme de loi. Un médecin peut déceler sur le visage de Chabert « les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme » :
Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré.
Le temps de l’héroïsme à l’antique a passé.
C’est en réalité ce qu’indiquait pour les contemporains, dès la première ligne de la nouvelle, la mention métonymique, et comique, de « notre vieux carrick ! ». Assimilé à son vêtement démodé, on entendait déjà par la bouche du saute-ruisseau que Chabert ne retrouverait ni son nom ni les attributs de sa personne, ce que confirme un peu plus loin cette question : « Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick ? » demande le garçon au clerc qui le sermonne.
Ce large manteau à col multiple et aux manches dégagées, pour conduire un cheval librement, parle pour son propriétaire puisque l’un des clercs est près de deviner qui il est :
Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
Un passage du Cousin Pons éclaire un peu la référence. On y lit que Pons porte un spencer et la voix narrative commente : « Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures ». Elle ajoute que le spencer fut inventé par un lord comme une alternative élégante à « cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre […] ».
Dans ses meilleurs moments, pourtant « vêtu selon son rang », d’un bel habit bleu, et gonflé par l’espérance de retrouver son nom, sans plus du tout ressembler « au Chabert en vieux carrick », le colonel est encore présenté comme un « débris » d’une époque plus glorieuse :
À le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Cet éclat est bientôt terni ; Chabert soupire : « Que voulez-vous ! notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant ». De l’épopée demeurent des souvenirs d’Egypte, les Victoires et conquêtes où est rapporté le « fait historique » de la mort du colonel, les Bulletins de la Grande Armée où il est également consigné, la colonne Vendôme au pied de laquelle il rêve de hurler sa misère et sa colère à l’Empereur. Les anciens héros sont devenus dérisoires.
Le soleil d’Austerlitz s’est même deux fois couché : non seulement Napoléon végète désormais à Sainte-Hélène mais la peu glorieuse bataille d’Eylau précisément, un an après le triomphal Iéna, avait ouvert « à la Pyrrhus » la longue théorie des hécatombes et révélé ce que couvait l’Empire, et la Révolution avant lui, d’indifférence au peuple. En Prusse orientale, contre l’armée russe, Murat avait commandé aux côtés de Napoléon la plus grande charge de cavalerie de l’Histoire et remporté la victoire au prix d’un massacre. Le capitaine Louis-Joseph Hugo, suivant La Légende des siècles, en avait raconté quelque chose à son neveu le poète, qui lui donne la parole :
Et l'on criait : Victoire ! et je criai : Victoire !
J'aperçus des clartés qui s'approchaient de nous.
Sanglant, sur une main et sur les deux genoux
Je me traînai ; je dis : — Voyons où nous en sommes.
J'ajoutai : — Debout, tous ! Et je comptai mes hommes.
— Présent ! dit le sergent. — Présent ! dit le gamin.
Je vis mon colonel venir, l'épée en main.
— Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ?
— Par vous, dit-il. — La neige était de sang baignée.
Il reprit : — C'est bien vous, Hugo ? c'est votre voix ?
— Oui. — Combien de vivants êtes-vous ici ? — Trois.
Dès 1807 un chansonnier breton, Fañch Guenveur, dans une feuille satirique intitulée Les Exploits de Napoléon le Grand… le jour mémorable de la bataille d’Eylau, dressait un compte pour conclure à « l’horreur de la guerre » :
Nos pertes se lèvent à mille neuf cent morts
Et nos blessés au nombre de cinq à six mille environ.
Sept à huit mille Prussiens furent trouvés sur place,
Et dans tous les maisons de la contrée plein de blessés.
Vingt et deux généraux ennemis
Et neuf cents officiers furent tués dans la bataille
En vérité dans cette bataille, plus de trente mille hommes
Furent tués ou prisonniers par la force des Français.
Vingt-cinq gros canons restèrent sur place
Avec leurs servants déchiquetés à leur côté ;
Le terrain était jonché de casques et de chapeaux
De nourritures, de boissons, de poudres et de boulets.
Neuf ou dix mille corps tués et cinq mille chevaux,
Des têtes, des membres, des cervelles de tous côtés
Des sacs, des bouts de fusils ou de sabres,
Sont capables d'inspirer l'horreur de la guerre3.
C’est aussi ce que montre l’étonnant tableau d’Antoine Gros commandité par Vivant Denon au lendemain de l’événement et intitulé Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau. La scène est bien sûr dominée par la figure de l’Empereur, qui porte sur ses soldats un regard de compassion, mais elle présente au premier plan, disproportionnés, énormes, un monceau de cadavres qui forment une dénonciation et annoncent Le Radeau de la Méduse. Un dessin de Job, pourtant peu susceptible de pacifisme, en présente une variante : il saisit le moment où Napoléon ordonne à Murat de lancer la charge mais tout l’espace central en est occupé par un entassement de morts et de croix, à demi enfouis sous la neige. Il n’est pas assuré que la bataille d’Eylau appartienne encore à « l’épopée » napoléonienne mais Balzac l’a choisie plutôt qu’une autre.
A peine la montre-t-il sinon par-dessous, suivant la perspective d’un homme jeté à la fosse qui remonte parmi les vivants :
Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau.
Peu d’informations sur la bataille elle-même, sinon que l’Empereur est « redevable [à Chabert] de cette vigoureuse attaque » et par conséquent du « gain » de la victoire. La perspective du récit est déterminée par les perceptions de l’homme enseveli dans la fosse, s’acharnant à « percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et [lui] », c’est-à-dire qu’elle dessine un mouvement des profondeurs vers la surface, du bas vers le haut. Tout point de vue surplombant, tel qu’il s’esquissait à sa manière un peu paradoxale chez Antoine Gros, disparaît : la victoire d’Eylau, et elle s’y prête, est montrée à l’envers, loin des codes des représentations militaires habituelles.
Tout au long du récit reviendront ces images de l’enfouissement, de la fosse, d’une manière de l’enfer ou des enfers dont le colonel est revenu vivant mais privé d’existence. De même qu’un sabre lui a ouvert le crâne et laissé sa cicatrice, de même l’événement a coupé son existence en deux : le temps de l’héroïsme et celui de sa décadence. Cette béance coïncide avec une autre, appelée « l’abîme des révolutions », que suivant la formule consacrée il convenait de « fermer » pour restaurer la continuité brisée de l’Histoire.
La Révolution s’est en effet inventée comme une table rase du passé, si bien qu’un concept familier à chacun mais fort étrange en lui-même est né, Ancien Régime, qui est une autre façon de dire la fracture. L’Ancien Régime signifie généralement la féodalité et l’injustice mais la pensée en est souvent associée aussi, y compris par ses ennemis, à une forme de splendeur irrémédiablement perdue, réunissant la « douceur de vivre » et l’héroïsme que Bonaparte ou Napoléon aura fait briller de ses derniers feux – ce sera encore un aspect développé dans Le Cousin Pons. Musset, pourtant libéral, l’exprimait dès 1836, au seuil de la Confession d’un enfant du siècle :
Qu’on ne s’y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible ; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions ; mais elle en porte elle-même le deuil, afin qu’on la console.
Baudelaire reprendra cette image au dernier chapitre du Salon de 1846, significativement intitulé « De l’héroïsme de la vie moderne », en affirmant que « cet habit tant victimé » est « l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel », qu’il a par conséquent sa dignité et même sa beauté. Il conclura sa réflexion sur la désuétude des modèles antiques en s’exclamant :
Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau […] ; – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein !
L’image du deuil, associée à l’habit noir « que nous endossons tous », s’est déjà rencontrée sous la plume de Balzac en 1830, dans les Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent : « nous sommes tous vêtus de noir comme des gens qui portent le deuil de quelque chose ». Il est de quelque intérêt dans ce contexte que, lorsque Chabert pense être bientôt restauré dans ses droits et retrouve belle allure, il porte un habit bleu qui le distingue des contemporains. Qu’on pense aussi à Pons, autre « débris de l’Empire » : le signe extérieur le plus manifeste de son anachronisme est le « spencer couleur noisette » associé à « une culotte de casimir vert-pistache à nœuds de rubans » ; parti de la couleur, et des illusions.
En de nombreux passages de son œuvre, Balzac exprime la nostalgie de la civilisation impériale où se réverbérait encore l’éclat de l’Ancien Régime, au point qu’il laisse dire à la princesse de Cadignan, dans Autre étude de femme : « l’Empire n’a-t-il pas eu un cachet de même que le siècle de Louis XV, et sa splendeur ne fut-elle pas fabuleuse ? » Il admire en Napoléon, sans être du tout bonapartiste, l’homme de volonté, le héros élu par une puissance mystérieuse dont il fait dire à Goguelat, dans Le Médecin de campagne :
Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imagination de faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer à travers les lignes des autres, à travers les balles, les décharges de mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour sa tête.
Cependant il est remarquable que Goguelat précise :
J’ai eu la preuve de cela, moi particulièrement, à Eylau. Je le vois encore : il monte sur une hauteur, prend sa lorgnette, regarde sa bataille et dit : « Ça va bien! »4
Eylau, encore, dont Le Colonel Chabert ne fait pas précisément valoir la dimension épique associée à de précédentes batailles. Le tableau de l’époque impériale dressé par d’Arthez, dans Autre étude de femme, se terminait sur cette note très sombre, quant au traitement du peuple par Napoléon :
Et, après nous avoir fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats.
Avant Waterloo, Eylau déjà montrait « une mer de sang et de soldats ». Quant aux magnificences de la civilisation impériale, dans la même nouvelle, de Marsay avance que le « Code qui le rendait si fier » les avait réduites en supprimant les distinctions : « Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait nos femmes comme il faut d’aujourd’hui, le produit médiat de sa législation. » Or Le Colonel Chabert dresse, à travers le personnage de l’épouse bigame, un terrible portrait de ce « produit médiat de sa législation », dont les menées visent à reconduire Chabert à la fosse d’Eylau.
La nostalgie de Balzac à l’endroit de l’Empire vise en réalité l’Ancien Régime qui s’y reflète et sa déploration n’est pas tant politique que morale et esthétique. Il prend acte de la grande bascule constituée par la fin d’une « épopée », dont on perçoit bien qu’elle peut être datée du massacre d’Eylau, et la réflexion apparemment frivole de de Marsay sur les femmes révèle un regret profond : auteur du Code régissant les mœurs contemporaines, celles engendrées par la chute des armures et des broderies, Napoléon a créé le monde moderne, avec sa toute-puissante administration, auquel Chabert se fracassera comme à un mur.
La nouvelle met en perspective les ambiguïtés de l’œuvre napoléonienne, entre Révolution et tentation monarchique. Certes, le général Bonaparte avait poursuivi en Italie puis en Egypte l’œuvre de la Convention : il s’agissait, au lendemain de la Terreur, de défendre la Révolution contre ses ennemis et d’en étendre la puissance à l’échelle du monde – le rêve d’Alexandre. Quand le coup d’Etat du 18 Brumaire instaura le Consulat, son premier acte fut de veiller à la préparation d’une constitution et il déclara alors : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie », c’est-à-dire accomplie5.
Dans les premières années de l’Empire, même, les pièces gravées à son effigie portaient cette inscription contradictoire pour un observateur de notre temps : « Napoléon Empereur – République française ». Un tel parti charrie bien des paradoxes, rendus sensibles et même spectaculaires dès le couronnement. Le grand tableau de David détaille le bric-à-brac des symboles empruntés à l’Empire romain, à Charlemagne et à toutes les dynasties royales ayant régné sur la France. La création, en 1808 (le roman de Balzac est un peu anachronique), d’une noblesse d’Empire laisse aussi rêveur, elle ne paraît pas bien compatible avec l’esprit de la Révolution à moins qu’elle n’en révèle un enjeu essentiel, car le principe consistait alors à réaliser ce qu’on appelait la « fusion des élites » – expression employée par Balzac dans la nouvelle. Tout en affirmant le principe d’égalité inscrit dans le texte fondateur de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, Napoléon maintenait les titres de la noblesse d’Ancien Régime et en créait de nouveaux, il distinguait des hommes méritants issus du peuple (comme Chabert) et surtout de la bourgeoisie. On se souvient que, dans la version de la nouvelle datée de 1832, la dernière rencontre de Derville et Chabert avait lieu en juillet 1830 : l’avènement au pouvoir du « roi-bourgeois », qui marquait l’aboutissement de la « fusion des élites », ravivait bien sûr le souvenir de l’entreprise impériale. Enfin le Code civil, et c’est encore un point central dans Le Colonel Chabert, confirme ce que François Furet, développant les idées de Tocqueville à propos des dernières décennies du XVIIIe siècle, appelle « la dépossession de la société par l’Etat administratif » : d’où la disparition du héros, qui s’y heurte, et le triomphe de « la femme comme il faut » en qui s’allégorise l’époque.
Jusqu’en 1824, année de la mort de Louis XVIII, la Restauration a poursuivi d’un autre côté la synthèse ou la « fusion », dans un esprit qui confirmait plutôt l’inachèvement que l’achèvement de la Révolution, en s’appuyant aussi sur le Code : c’est l’endroit du Colonel Chabert, où Balzac installe le levier d’une démonstration. La « Charte constitutionnelle » de 1814 exprimait par son seul intitulé, aussi oxymorique que l’inscription gravée sur la monnaie impériale, une contradiction que les Trois Glorieuses réduisirent en faisant apparaître la nature profonde, capitaliste, de la Révolution : un pacte se trouvait « octroyé » par le Roi et il y était question que les représentants du peuple le « prient » d’accéder à telle ou telle requête. La synthèse entre l’ancien et le nouveau mondes s’exprimait, surtout, par la restitution de leurs droits et surtout de leurs biens aux émigrés : affaire de grande conséquence et de grand implicite, affaire d’intérêts qui était un enjeu de la création de la noblesse d’Empire.
Du Consulat à la Restauration, deux formules se répondent donc étrangement, dans le déni : « elle est finie » (Bonaparte parle de la Révolution) et « Elle a fermé l’abîme des révolutions » (la Charte de Louis XVIII, d’après le discours du trône de ce dernier). Ces formules résonnent avec force au lendemain de l’autre révolution, celle presque invisible de juillet 1830 instaurant le règne de Louis-Philippe, fils de ce Philippe-Egalité qui avait voté la mort de Louis XVI6, et réveillant les spectres de la Terreur. Il est alors devenu patent pour Balzac, c’est ici son objet, que le peuple de 1789 avait servi d’autres intérêts que les siens et que la monarchie restaurée, destituée de l’ancien droit divin, partageait ceux de la bourgeoisie – tout cela concentré dans le Code et, généralement, dans la loi écrite. Le droit positif, issu de la Révolution pourtant hypnotisée par l’idée du droit naturel, est le point de cristallisation de rapports de force qui reposent sur la propriété. On se leurre cependant à croire « l’écrivain Balzac » plus avancé que « l’homme Balzac », on se prend au piège d’un anachronisme : la mise au jour des principes de la société capitaliste naissante n’a rien de marxiste avant la lettre mais elle est l’expression d’une nostalgie profonde de la monarchie de droit divin, ce qui n’ôte rien à la puissance visionnaire de l’écrivain et n’est pas affaire simplement idéologique : le monde qui nous est échu procède peut-être bien, malgré l’écart, de celui dépeint dans Le Colonel Chabert.
La collusion des intérêts de l’Empire et de la Restauration trouve son répondant thématique dans une affaire apparemment sentimentale, anecdotique et pourtant de grande signification : la bigamie de la comtesse Ferraud. De celle-ci, Chabert déclare qu’elle n’a « pas de cœur », ce qui annonce le personnage de Fœdora, « la femme sans cœur » de La Peau de chagrin, dont le type est une production de l’Empire et, plus précisément, de la fameuse fusion des élites. Ayant commencé son ascension sociale par son mariage avec le colonel, la fille Rose Chapotel l’a poursuivie en devenant la femme d’un comte d’ancienne noblesse qui lui-même, elle le soupçonne, regarde à présent ce mariage comme une mésalliance. Sa propre ascension est en effet ralentie par une union à laquelle désormais il en préfèrerait une autre, consentie entre authentiques aristocrates : tel est le « calus » qui irrite la comtesse, l’origine de son « cancer moral ». S’il apprenait que Chabert est encore vivant, il est assuré selon elle que Ferraud ferait annuler ce second mariage. Plus que quiconque elle a donc intérêt à ce qu’il ne soit pas reconnu, plus que quiconque elle aspire à « fermer l’abîme des révolutions ».
Promu sous l’Empire au grade de colonel et au titre de comte, Chabert s’est considérablement enrichi avant de disparaître à Eylau ; quant au comte Ferraud, il compte au nombre des émigrés revenus dans le cadre de la « fusion » voulue par Napoléon – contrairement à Chabert, il est revenu au bon moment puisque l’Empire y consent et que la Restauration le reconnaît. On comprend, au moment de la présentation de ce personnage, qu’une scène comique du premier chapitre, où le clerc Godeschal « grossoye » (c’est-à-dire qu’il tire « à la ligne ou à la page, pour faire payer plus cher le texte ainsi gonflé ») une phrase royale entrelardée de commentaires, devait être entendue aussi, et même surtout, comme sérieuse. L’ordonnance citée en vue d’une requête n’avait pas été choisie au hasard ni seulement pour faire rire, elle avait sa nécessité et Balzac souligne lui-même un effet de construction du récit :
[…] l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale qui commence cette histoire lui [au comte Ferraud] avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre.
La phrase est la suivante, truffée de commentaires par le clerc « grossoyant » :
… Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé ! monsieur le savant qui faites la Grosse !), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là ?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence !…… (point admiratif et six points : on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en… — Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page. — Eh ! bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh ! bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu’entre deux et trois heures du matin : nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschal reprit la phrase commencée : — rendue en… Y êtes-vous ? demanda-t-il.
Rendue caricaturale et presque incompréhensible par les gloses de Godeschal, la phrase se rapporte au retour des émigrés, ces « revenants » aussi dont il s’agit que les biens, devenus nationaux après leur départ sous la Révolution, leur soient rendus en même temps que les titres. Des précautions avaient été prises sous l’Empire : on avait dressé des listes des aristocrates enfuis, ceux-ci pouvaient présenter des certificats de domicile et des témoignages suffisant à asseoir leur identité. Dans ces conditions, le comte Ferraud s’était vu restituer deux forêts et une terre, comme on a lu ; aucun doute ne ternissait son identité civile et il retrouvait exactement sa place, susceptible d’être augmentée. En effet, à l’issue de ce remariage aristocratique, Napoléon avait fait rendre à la comtesse impériale Chabert sa part d’héritage dévolue au fisc, dans l’espoir qu’elle attire son nouvel époux dans son camp politique – ce qui n’a pas lieu parce que la vanité de cette dame la conduit plutôt à courtiser le quartier Saint-Germain.
Revenu sous l’Empire, après avoir été porté mort au champ d’honneur, Chabert aurait assurément bénéficié de la bienveillance de l’administration napoléonienne mais il revient au début de la Restauration, en 1817 ou 1818 selon les versions du texte. Louis XVIII, lui, n’a aucun intérêt à faire une place aux enfants de la Révolution :
— N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au Ministère de la Guerre ?
— Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, mais avec un jugement bien en règle qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
Un gouvernement a succédé à l’autre, chacun soucieux de se renforcer. L’Empire avait besoin d’une aristocratie et la Restauration a besoin d’effacer les traces de ce qui l’a, à bien des égards, fondée. Le romancier développe ce point dans la phrase précédant le passage cité, relatif à l’ordonnance :
La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont se moquèrent tant les libéraux, cachait un sens politique.
L’image de l’abîme, associée à la Révolution, est un lieu commun des premières décennies du siècle, elle se rencontre sous les plumes de Chateaubriand comme de Madame de Staël. Précisément, c’est bien singulier et presque drôle, la formule que faisait ainsi varier Louis XVIII était empruntée à Mallet du Pan qui en juin 1794, soit en pleine Terreur, louait Robespierre d’avoir « fermé l’abîme des révolutions ».
L’emploi classique de ce dernier mot, sans majuscule et au pluriel, est une manière de nier que la Révolution ait eu lieu : il désignait primitivement les mouvements des astres, qui sont circulaires, puis, suivant le Trésor de la Langue française, « l’ensemble des phénomènes naturels, des changements successifs qui ont marqué la surface de la terre », dans l’idée que les cycles s’achèvent en entraînant des changements. Le mot contient au moins le sème du retour et son emploi permettait l’établissement d’analogies, de comparaisons comme celles menées par Chateaubriand dans son Essai sur les révolutions anciennes et modernes. Le choix de l’employer au singulier et avec majuscule, pour désigner la période qui s’ouvre en 1789, marquait à l’opposé la volonté de considérer cette période comme celle d’une véritable et profonde rupture. Dans l’expression « abîme des révolutions » se fait ainsi jour une ambiguïté et peut-être même une contradiction, identique à celle qui se replie dans l’oxymorique « Charte constitutionnelle »7 : tandis que l’image de l’abîme tend à l’hyperbole, cette déclinaison du mot minimise l’événement.
Au moins l’enjeu est-il clair : revenir doucement à un état antérieur en prenant soin d’être patient pour éviter toute nouvelle crise, ce à quoi Charles X échouera ; effacer progressivement, tout en affectant d’en perpétuer quelque chose, les traces et les souvenirs de l’événement qui avait coupé l’Histoire en deux. On a vu que telle était déjà la préoccupation de Napoléon, s’instituant empereur afin de parachever la Révolution et créant sa propre noblesse dans une visée identique ; de même, la Restauration entend colmater la brèche ou procéder à une relève, à un dépassement des oppositions antérieures. La révolution de 1830, avec l’installation au pouvoir de Louis-Philippe le confirmera : le vainqueur de ces luttes n’était pas le peuple mais la bourgeoisie, qui pouvait s’allier contre lui avec l’aristocratie, et la valeur ultime se recueille désormais dans le mot « intérêts » – c’est l’analyse que Balzac reprendra et développera jusque dans son roman testamentaire, Le Cousin Pons.
Toute l’intrigue du Colonel Chabert se concentre sur la question de cet abîme, qu’elle fait varier. Une image réduite mais effrayante, car inscrite dans sa chair, en est donnée à l’occasion de la première rencontre du colonel avec son avoué :
Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme ; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir.
On a vu que le récit suivant la description raconte l’origine de cette « grosse couture saillante », qui entraîna sa chute ainsi qu’un probable accès de catalepsie : le voilà bientôt, « suivant l’usage de la guerre, dépouillé de [s]es vêtements et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts ». Autre image de l’abîme que cette fosse où s’empilent des cadavres, dont Chabert s’extirpe à grand peine mais qui à chaque instant, de façon moins littérale, menace de l’engloutir à nouveau. On lira, au moment de ses retrouvailles avec sa femme, que « le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse à Eylau » (« Les morts ont donc bien tort de revenir ? ») et la dernière page du manuscrit original du roman porte cette conclusion :
Il devint idiot à moitié ; il mendia, fut enfermé au dépôt de Saint-Denis, il en sortit ; et, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, il alla de cascade en cascade s’abymer par cette boue de haillons qui circule à travers les rues de Paris8.
L’ensemble consiste dans le filage de cette métaphore de « l’abîme des révolutions », abîme dont Chabert ne se sera extrait que pour y être englouti à nouveau, sans espoir de retour parce qu’il n’avait en réalité jamais lâché sa proie. Si la phrase de Louis XVIII citée plus haut était « politique », comme on le lisait, l’histoire de revenant que nous lisons l’est aussi tout entière.
Le premier numéro de L’Artiste, où Balzac publiait d’abord son roman sous le titre La Transaction, en 1832, donnait la note ; Jules Janin y répondait à la question de la possibilité actuelle de l’art en écartant Vénus et Apollon pour invoquer plutôt la tradition excentrique ou grotesque qui relie les noms de Rabelais, de Sterne et de Hoffmann et s’arrêter avec plaisir sur cette « découverte toute moderne » qu’était « le fantastique ». La lecture des contes de Hoffmann avait déterminé l’apparition du genre, aux contours très incertains, qu’on a nommé ainsi à la suite d’une étude où Ampère caractérisait sa tonalité en lui accolant cette épithète, dérivée de fantaisie : « Du sein de ces événements qui ressemblent à ceux de tous les jours sortent, on ne sait comment, le bizarre et le terrible9. » Les définitions se sont, depuis lors, multipliées, faisant toujours à la question du surnaturel la place la plus considérable, et, dans le même temps, l’extension du terme n’a cessé de se réduire. S’il est vrai, comme le suggère aussi la présence du mot dans la traduction du Hoffmann de Walter Scott, que fantastique désigne avant tout la manière du conteur allemand, en particulier dans les Fantaisies à la manière de Callot, on peut néanmoins en reconsidérer la signification. Un argument y engagerait : ce que nous appelons Histoires extraordinaires, en le rattachant après Baudelaire au nom de Poe, s’intitulait d’abord Tales of the Grotesque and Arabesque ; de même, nous appelons généralement fantastiques des récits (Contes de Saint-Pétersbourg) que Gogol avait réunis, à peu près à la même époque, sous le titre Arabesques. D’où penser que le propre de ce genre, au moment où il s’invente, n’est pas tant d’installer dans notre monde quotidien une forme de surréalité, attachée aux rêves ou aux superstitions, que de dessiner un mouvement ironique et sinueux10. Gautier n’a pas désigné ses propres contes comme fantastiques mais comme humoristiques11 et Balzac a d’abord réuni La Peau de chagrin, Le Chef-d’œuvre inconnu (ce dernier, publié dans L’Artiste comme Le Colonel Chabert) et quelques autres de tonalité comparable sous le titre général de Romans et contes philosophiques. Il n’y a sans doute pas de thèmes mais seulement une manière fantastique.
Or Chabert est une figure grotesque, comme le montre le tout début du roman, quand le saute-ruisseau et les clercs de l’avoué se gaussent en l’appelant « vieux carrick » et comme il le reconnaît lui-même, pensant à des retrouvailles avec sa femme :
Comment aurais-je pu intéresser une femme ? J’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799 !
On se souvient aussi du moment de la perruque, dont il est souligné qu’il pourrait faire rire : anticipation du « comique qui ne fait pas rire » selon Baudelaire et du « grotesque triste » selon Flaubert. Lorsque, à la fin du récit, Derville et Godeschal se dirigent vers Ris en empruntant la route de Bicêtre :
– Tenez, Derville, dit Godeschal à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne ?
Un grotesque est une figure caricaturale et fantastique ; peut-être Balzac pense-t-il par exemple à ces casse-noisettes de fantaisie, en effet venus d’Allemagne, auxquels il comparera Pons et Schmucke dans son dernier roman. En ce qu’il s’oppose au classique, dont le berceau lumineux est méditerranéen, le grotesque est généralement associé à la Flandre et l’Allemagne, terres de l’ombre et de la froidure. Placé à cet endroit de la nouvelle, dans l’épilogue, ce mot pourrait bien en caractériser tout l’ensemble.
L’ombre de Sterne est convoquée quand Derville évoque ironiquement la question « sentimentale », en usant d’un mot issu du Voyage dont la charge humoristique est encore sensible en 1832. Surtout, aux dernières pages, le colonel trace dans l’air une figure qui est celle du capitaine Trimm de Tristram Shandy, à laquelle La Peau de chagrin a fait une grande place ; Derville et Godescham viennent de lui donner de l’argent pour acheter du tabac :
[…] il les remercia par un regard stupide, en disant ; — Braves troupiers ! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant : — Feu des deux pièces ! vive Napoléon ! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire.
On sait qu’à ce moment « Il a fait le lundi », c’est-à-dire que les plaisir du dimanche se sont prolongés et qu’il est ivre : l’ivresse fait partie des attributs, par excellence, du grotesque, autant que l’enfance laissant percer son sourire innocent sous la perruque du vieillard12.
Le grotesque trouble la réalité, la rend instable. Il procède ici principalement, si cause doit lui être donnée, de la tombée à « l’abîme » qu’on sait et se manifeste dès le début de la nouvelle dans l’apparence du personnage dressé devant le raisonnable avoué Derville :
Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre.
L’image du « portrait de Rembrandt, sans cadre » appartient au système des références grotesques et elle se retrouvera quelques années plus tard dans le titre de l’œuvre attribuée par Aloysius Bertrand à Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot, tout infusée en outre de souvenirs d’Hoffmann. Elle s’est déjà rencontrée sous la plume de Balzac, l’année précédente, dans le numéro de L’Artiste où paraissait Le Chef-d’œuvre inconnu ; il s’agissait d’une description de Frenhofer où apparaissait le mot fantastique :
Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur, et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre.
Le fantastique est le fruit d’élucubrations c’est-à-dire de pensées surgies à la lumière artificielle d’une bougie ou d’une lampe, et il est par essence nocturne13 : telle la scène de la rencontre, à minuit, dans l’affreuse étude jonchée de déchets, de Derville et de Chabert.
Le passage qu’on citait associait le nom de Rembrandt à la figure en effet fantastique d’un guillotiné vivant, selon un mode de représentation familier dans les premières années du siècle qui arrime le fantastique à l’Histoire ou bien à l’inverse, c’est-à-dire arrime l’Histoire au fantastique. A ce moment, la tête de Chabert en évoque d’autres, celles des guillotinés de la Révolution. De l’incertitude de ces temps était venue sourdre, dès les premières décennies du siècle, une préoccupation des esprits et des spectres, des êtres immatériels, qui s’exprimait à la fois par l’occultisme et par le fantastique14. Dès le lendemain de la Révolution, Robertson mettait ainsi au point des spectacles de fantasmagories, dans le couvent des Capucins, où il faisait surgir aux yeux du public, comme autant d’allégories de l’existence et de l’Histoire, les fantômes des morts, des têtes coupées, un Robespierre cherchant à se lever de son tombeau par une nuit d’orage… Ces jeux d’optique enchantaient le public et Louis Sébastien Mercier les a évoqués dans plusieurs « tableaux » ; lui-même circulait à travers Paris, dans les mêmes années, en se tenant à l’affût des ombres de l’Ancien Régime. La préoccupation des spectres, la hantise du retour traverse tout le XIXe siècle et elle renvoie spécialement à la Révolution : Michelet en est habité et ce sera encore l’objet du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, de Karl Marx, comme du grand roman où Zola se consacrait aux convulsions du Nouveau Régime depuis 1789, La Fortune des Rougon.
Rien de moins surnaturel toutefois que la façon dont Chabert est maintenu, tout au long du roman, dans les limbes de l’existence : le grotesque et le fantastique sont pour Balzac les moyens de peindre un dérèglement fondamental, ils manifestent et signifient l’avènement d’un ordre social aberrant en ce que, substituant la carte au territoire, il subordonne la vie à l’administration. Non seulement Chabert, en racontant son aventure, inverse la perspective ordinaire et décrit la bataille depuis la fosse où il a été jeté mais, passé de l’autre côté de l’épopée napoléonienne, il en observe les dessous : le maillage administratif du pays institué par l’Empereur, dans l’esprit de la Convention, est maintenu par la Restauration parce qu’il est un dispositif de pouvoir qui sert des intérêts – la monarchie de Juillet le confirmera. « Sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de [sa] mère », et de plus amnésique, Chabert est privé, au lendemain d’Eylau, de toute marque de son identité sociale. Il s’ajoute, comme le montre l’épisode de ses retrouvailles avec Boutin, qu’il est devenu « méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de [ses] amis », qui ne parvient à l’identifier qu’au terme de « mille interrogations ».
Cette situation est aggravée parce que, passé pour mort, il ne peut plus désormais être désigné par le nom d’un héros dont les hauts faits sont consignés dans les Bulletins de la Grande Armée et les Victoires et conquêtes et dont le moindre clerc connaît l’histoire supposée :
– Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom afin que le patron sache si…
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Huré qui n’ayant encore rien dit était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
Situation aberrante qui, suivant les cas, peut passer pour comique, folle, fantastique ou d’une « sublime horreur ». Dans ce contexte, la « simplicité antique » du colonel fait valoir l’absurdité de sa réponse, répétée de manière plus concise et plus étrange encore à l’adresse de Derville :
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ?
– Au colonel Chabert.
– Lequel ?
– Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait : « C’est un fou ! »
Dès sa convalescence en Allemagne, Chabert a constaté l’impossibilité où il se trouve de faire valoir son nom et ses droits, en l’occurrence le respect de sa garde :
[…] six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire.
L’alternative devant laquelle il se trouve est donc de renoncer à son nom ou de passer pour fou. A moins qu’un homme n’accepte de l’entendre, ainsi Derville, la situation est inextricable puisque la perte de son identité sociale prive l’individu de ses droits et par conséquent de l’argent nécessaire pour paraître ce qu’il est : jamais la comtesse Ferraud « ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chiendent et en bottes percées. » Elle-même, inversement, jouit d’une existence confortable en dépit de son origine de fille, naguère ramassée par Chabert au Palais-Royal, parce qu’elle s’est acquis par ses talents de comédienne le masque ou l’identité sociale d’une honorable comtesse.
Affaire de rôles, ainsi que le confirment les effets de la substitution passagère d’un habit bleu au vieux carrick du colonel et la présence dans la nouvelle d’un curieux détail. Aux premières pages, l’identité de Chabert fait l’enjeu d’un pari entre les clercs dont l’enjeu est un spectacle – s’ensuit une interrogation sur ce que c’est qu’un spectacle et une liste d’objets à « voir pour de l’argent » : Madame Saqui, la Seine coulant sous le Pont-Neuf et surtout le cabinet de figures de Curtius. Voilà qui suggère la possibilité que Chabert constitue lui aussi un spectacle, qu’il soit au moins un comédien, ainsi que le confirme l’appellation de « vieux singe » qui lui est alors donnée. Il se trouve que, dans la « jolie petite salle à manger d’hiver » de son hôtel, rue de Varenne, Derville découvre la comtesse jouant mignonnement avec un petit singe auquel elle fait prendre du café. Ce petit singe est une fine caricature de la personne sociale que ne recouvrera jamais Chabert autrement que par le titre de la nouvelle de Balzac qui lui fait droit et lui donne une singulière existence. Il y a du labyrinthe, dans la construction de cette œuvre fondée sur les jeux de l’identité et des semblants.
Une phrase confirme l’importance de la référence faite par Godeschal aux cires de Curtius :
Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage.
Où l’on relève encore l’emploi du mot spectacle, dans un contexte évidemment macabre puisque l’origine desdites figures se trouve dans les masques funéraires et dans l’enseignement de l’anatomie. On lit un peu plus loin que « le visage […] semblait mort » et qu’il se détache du fond obscur de l’étude à la façon d’une tête de guillotiné : le point est discuté mais madame Tussaud, la pupille de Curtius, se flattait d’avoir réalisé de tels masques sous la Révolution, ce qui rappelle le fondement historique de l’histoire élaborée par Balzac.
L’identité ainsi entendue est au fondement d’un jeu social (ou comédie humaine) dont le romancier met au jour la coulisse15 : elle relève de la convention et elle doit être écrite car la parole a cessé de faire foi. Si, sous l’Ancien Régime, les documents d’identité ne visaient qu’à poursuivre les récidivistes et à surveiller la mobilité des individus en temps de guerre ou d’épidémie, ils se sont généralisés sous la Révolution et sous l’Empire, avec les signalements physiques jusqu’alors réservés aux réprouvés : l’Etat devenait seul garant de l’identité de chacun. Corollairement le vagabondage devenait un délit, inscrit dans le Code de 1810, ce qui signifie que désormais un individu pouvait être poursuivi non pour ce qu’il avait commis mais pour ce qu’il était – ce point n’est pas anecdotique.
Il s’ensuit que, lorsqu’il commence à recouvrer la santé à l’hôpital de Heilsberg, Chabert est encouragé par son chirurgien à engager des démarches administratives. Il fait une déclaration, « chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir [son] identité » et on lit que le chirurgien Sparchmann :
[…] fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne.
Ces actes sont nécessaires au retour à la vie sociale mais ils coûtent une somme impossible à réunir à défaut de vie sociale : la situation de Chabert est tissée d’aberrations logiques. Le premier geste de Derville est d’avancer à son client l’argent dont il a besoin pour entrer en possession de ces documents. Les papiers demandés arrivent à l’étude trois mois plus tard, toutes les pièces étant « revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice » et ne devant plus qu’être traduites en français.
Derville est le seul personnage qui reconnaisse spontanément Chabert mais, familier des méandres de la justice, il préfère lui proposer une transaction au lieu d’un procès ruineux, à l’issue incertaine. Il développe, pour soutenir sa proposition, deux arguments dont le premier est que, tout Chabert soit-il, « il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui ont intérêt à nier [son] existence ». Voilà une façon claire de distinguer la justice comme principe de la justice comme institution, chargée de mettre en œuvre les lois c’est-à-dire d’en interpréter les articles. Or une interprétation n’est pas nécessairement pure, au contraire elle est souvent subordonnée à des intérêts. Le second argument est relatif à « la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud », qui constitue un point de droit fort délicat, « en dehors du code » et relevant par conséquent des seules « lois de la conscience » soit de l’honnêteté du jury. Derville insiste : « Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. »
Or la bigamie de la comtesse n’a rien d’innocent. Dès avant la bataille d’Eylau celle-ci était la maîtresse de Ferraud et elle a œuvré, au moment de liquider la succession de Chabert, de manière à s’enrichir si considérablement que celui-ci s’en trouve fort appauvri. La proposition de l’avoué est cependant que Chabert renonce à la comtesse contre la reconnaissance de son identité et quatre-vingts mille francs de rente ; le colonel s’insurge : « Ce serait vendre ma femme ! » De fait, si, dans son acception juridique, une transaction est un contrat par lequel les parties « terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître », suivant l’article 2044 du Code civil, celle dont il s’agit ici est d’une autre nature : recouvrer son identité et une rente en échange de l’abandon de ses droits matrimoniaux revient en effet à vendre sa femme à Ferraud et constitue une opération marchande plutôt que juridique.
Derville, quand il lui fait part de la nécessité d’une transaction, vient de présenter à Chabert le calcul de sa fortune actuelle, considérablement grevée du fait des manœuvres de la comtesse et du soutien dont elle a bénéficié de la part de Napoléon qui, lors de son remariage, lui a restitué personnellement le quart de sa fortune échu au fisc afin de s’allier le comte Ferraud. On comprend l’étonnement de son interlocuteur : « Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi ». La voix narrative souligne un peu plus loin que semblables menées lui échappent tout à fait, qu’il a de la justice une autre conception :
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien ; cette justice était la seule que connût Chabert.
Ces derniers mots sont savoureux et lourds de signification : la possibilité ainsi suggérée (cette justice, la seule) d’accorder le nom de justice au pluriel établit que son appareil ruine le principe qu’elle est supposée servir.
Ce sont des valeurs d’Ancien Régime qu’invoque Chabert quand il s’engage auprès de la comtesse à renoncer à ses droits :
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas ?
Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires.
D’une manière authentique, en effet, ne signifie pas véritablement ou sincèrement mais devant notaire, en suivant une procédure juridique. Le cri du colonel, « ma parole ne vous suffit pas ? », confirme que, de part et d’autre de la fosse d’Eylau ou de « l’abîme des révolutions », on est passé d’un régime de la justice à un autre16 dont l’ensemble de la nouvelle montre qu’il vise à la sauvegarde des intérêts en place du droit véritable. Dans Le Colonel Chabert comme dans Le Contrat de mariage, L’Interdiction et encore Le Cousin Pons, qui sont aussi des romans judiciaires, Balzac conduit ainsi une histoire de « crime légal »17, adossée à une réflexion sur l’évolution de l’idée de justice telle que, dans ses applications modernes c’est-à-dire postrévolutionnaire, elle s’adultère en se confondant avec ses moyens.
Ayant renoncé à rentrer dans ses droits, Chabert nécessairement retombe au vagabondage, ce délit inscrit au Code napoléonien qui pénalise pour ce qu’il est, et non pour ses actes, un individu privé d’identité sociale. Puisque son errance est susceptible de troubler la paix sociale et surtout d’attenter à la propriété, pour peu qu’il vole ou sème des bâtards sur son chemin, la justice ne peut que l’éliminer18. Dans la dernière partie du récit, Derville découvre Chabert dans l’antichambre du Greffe :
[…] dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre.
On comprend bien que le croisement des aventures de Chabert avec une histoire plus récente, dès lors que sa mort administrative n’en fait plus qu’un chiffre, ait pu faire de lui, dans la glose contemporaine, une victime anticipée de « la barbarie » et que ce texte d’avant Auschwitz résonne après.
Le chiffre achève en effet d’anéantir l’identité du personnage, dont une lecture rétrospective de l’œuvre montre qu’elle était l’œuvre de Napoléon. Chabert tourne à l’allégorie ; on lisait en effet, dans la grande scène nocturne avec Derville :
Si j’avais eu des parents, tout cela ne serait peut-être pas arrivé ; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui pour patrimoine avait son courage, pour famille tout le monde, pour patrie la France, pour tout protecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur !
Le héros de cette histoire, ce point est rappelé dans l’épilogue, vient de l’hospice des Enfants trouvés, raison pour laquelle il est plusieurs fois désigné comme « le comte Hyacinthe, dit Chabert ». Il semble que, jusqu’à son anoblissement par Napoléon, il n’ait pas d’autre nom que Hyacinthe – nom grec et mythologique dont on peut penser qu’il s’est en outre substitué, sous la Convention, à un prénom du calendrier chrétien.
L’ultime étape de cette contre-épopée est l’hospice de la Vieillesse, qui vient aux dernières pages du récit faire pendant à l’hospice des Enfants trouvés des origines – on se souvient que Chabert avait laissé par testament le quart de sa fortune aux hospices. Il ne répond désormais plus à son nom :
— Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle 19.
Chabert est revenu au néant, la procédure d’anéantissement d’un individu, en même temps que d’enfouissement du socle du monde moderne (la bataille d’Eylau, gagnée grâce à Chabert, et au-delà la Révolution et l’Empire) a abouti : « l’abîme des révolutions » s’est refermé sur lui.
On a observé que, pour l’essentiel, son histoire est présentée du point de vue de Derville, qui lui accorde son crédit sans solliciter jamais la moindre preuve de son identité, « en dehors du code » et « suivant les lois de la conscience », d’une façon qu’on pourrait qualifier de divinatoire20 ainsi que le confirmera la fin de l’entretien :
Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
La description du colonel, quand il lui apparaît dans l’étude, était menée en trois temps et suivant trois perspectives : d’abord celle d’un « homme d’imagination » distinguant « un portrait de Rembrandt, sans cadre », ensuite celle d’un homme de science discernant « les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme », enfin celle d’« un observateur, et surtout un avoué » identifiant sur son visage « les signes d’une douleur profonde » 21. Balzac récapitule : « Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur », ce qui les désigne tous trois comme des experts en physionomie humaine, loin du vulgaire pour qui l’habit fait le moine et qui, ainsi le clerc Simonnin, ne voit en Chabert qu’un « vieux carrick ». La justice véritable repose sur l’accueil fait à l’autre du discours silencieux qui se peint sur son visage : c’est un aspect de la physiognomonie si chère à Balzac.
Lorsqu’il retrouve le colonel au Greffe, à la fin de la nouvelle, Derville le considère à nouveau avec attention :
Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître […].
L’expertise de Derville est ainsi celle d’un « magistrat » idéal auquel Balzac oppose immédiatement, dans les lignes qui suivent, « les mains de la justice » déniant toute dignité au vagabond et l’assimilant à « un chiffre ». Cette expertise est rapportée, aux dernières pages de la nouvelle, à un savoir partagé par « trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l’Homme de justice », vêtus de robes noires « parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions ».
On saisit que, par le moyen de cette analogie, qui trouvera des prolongements, Balzac présente Derville comme son représentant ou son délégué dans la nouvelle et qu’il livre à mots couverts, à travers lui, les fragments d’un art poétique. Aux premières pages, il assimilait les études d’avoué aux « sacristies humides où les prières se pèsent et se payent comme des épices » et aux « magasins des revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où aboutissent nos fêtes », comme à des « cloaques de la poésie » où d’évidence il n’hésite pas, quant à lui, à entrer. La même idée se rencontre dans la scène du Greffe, à la faveur d’une autre description :
L’antichambre du Greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. […] Un poète dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes !
Balzac s’y risque pourtant comme dans les autres « cloaques de la poésie », sondant le cœur et les reins de l’être immense et composite, monstrueux, que forme la société de son temps. Il va de soi que ce point de vue, qui est aussi celui de l’homme juste investi du pouvoir de lire l’âme sur un visage22, révèle des hideurs et que la manière qui s’ensuit ne peut que faire sa part au grotesque, entendu comme l’expression de cette mélancolie qui procède du deuil des illusions. Un détail le suggérait, lors de la rencontre de Chabert et Derville ; on lisait, de la « sublime horreur » figurée par le colonel :
[son] moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.
Cette image annonce l’exclamation presque finale de Godeschal à la vue de Chabert, comparé à « ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne », et forme avec elle le cadre de l’histoire dont elle définit et justifie la manière. On conçoit que, lorsque Derville dresse le bilan de sa carrière, à l’heure de se retirer à la campagne, il ne soit pas loin de résumer tout un pan de La Comédie humaine qui pourtant, à la date, s’inaugure :
Mais, nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais, rien ne les corrige, nos Études sont des égouts qu’on ne peut pas curer. Combien de choses n’ai-je pas apprises en exerçant ma charge ! J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par deux filles auxquelles il avait donné quarante mille livres de rente ! J’ai vu brûler des testaments ; j’ai vu des mères dépouillant leurs enfants, des maris volant leurs femmes, des femmes tuant leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbéciles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donnant à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir l’enfant de l’amour. Je ne puis vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous ; moi, je vais vivre à la campagne avec ma femme, Paris me fait horreur.
Où l’on reconnaît l’argument du Père Goriot et de Gobseck, de La Cousine Bette, La Femme de trente ans et même… Le Colonel Chabert. Ainsi se boucle la nouvelle, dont le titre conserve au personnage l’identité que le siècle23, incarné par la comtesse Ferraud, lui dénie. Elle prétend ainsi se contenir elle-même, comme un morceau de la réalité : Le Colonel Chabert appartient à une histoire des vaincus24, qui forme l’objet des romanciers dits « réalistes » du XIXe siècle25. Balzac s’installe dans les gouffres et les cloaques où les puissants ne s’aventurent pas, il inverse les perspectives et retourne les valeurs au point, élaborant avant la lettre une réflexion sur « l’héroïsme de la vie moderne », d’abriter désormais le sublime dans la hideur. Désenchantement, perte des illusions, nostalgie d’une harmonie introuvable, certes ; il en va aussi d’une thèse sur l’Histoire encore inédite.
Lè-Hòng Sâm, « Chabert, miroir possible de tous les temps et de tous les pays », Genèses du roman. Balzac et Sand, Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 119-129.
Voir Alain Brossat, « Colonel Chabert ou le revenant intempestif », Intermédialités, (10), 2007, p. 61-75.
http://www.tresor-breton.bzh/2021/05/02/1807-napoleon-vras-le-grand-napoleon-divise-les-bretons-du-xixeme-siecle/.
Proclamation des Consuls du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799).
La Charte est un acte octroyé par le Roi ; « constitutionnelle » suppose l’établissement d’un contrat entre deux partis.
Cité en Folio, p. 190. Je lisse le texte transcrit littéralement, avec ses ratures.
Jean-Jacques Ampère, Le Globe, 2 août 1828, cité par Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant, Corti, 1951, rééd. 1987, p. 7.
Sur les rapports entre fantastique et fantaisie, voir Bernard Vouilloux, « Les Fantaisies journalistiques de Balzac », L’Année Balzacienne, 2012, p. 7-24. Szondi sur l’ironie.
Comme l’écrit Balzac dans L’Interdiction, à propos du juge Popinot : « il concluait souvent contre le droit en faveur de l’équité dans toutes les causes où il s’agissait de questions en quelque sorte divinatoires. »
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhof, 1962, p. 62. Justice : « droiture de l’accueil fait au visage ».
Voir Graham Mayeda, « Honoré de Balzac : une critique du droit innovateur » Revue générale de droit, 49 (1), 2019, p. 245-267, https://doi.org/10.7202/1062171ar.
J’emploie ce mot dans le sens de Balzac lui-même, comme de Stendhal, quand dès les années 1830 le premier l’emploie dans La Peau de chagrin et le second sous le titre de Le Rouge et le noir : « siècle » ne désigne pas une période mais une époque, celle qui succède à la Révolution française.
Marx examine la nécessité de raconter l’Histoire d’un autre point de vue que celui des vainqueurs dans L’Idéologie allemande mais c’est Walter Benjamin qui poussera le plus loin une réflexion sur ce sujet dans ses thèses Sur le concept d’Histoire.